D’où venons-nous? Où allons-nous?
Marc Angenot fait paraître en août 2001 aux éditions du trait d’union à Montréal, dans la collection « spirale »,
un essai (de180 pages = $ 21.95) portant ce titre. on trouvera ci-après un
article qui le résume.
Le texte complet de l’ouvrage (format « acrobat ») peut être lu
et déchargé à la fin de ce résumé.
Si le ciel n’a pas prononcé son
dernier arrêt: si un avenir
doit être, un avenir puissant et libre, cet
avenir est loin
encore, loin au delà de l’horizon visible.
Châteaubriand, Mémoires d’outre-tombe, p. 1791.
Le 1er janvier de l’an 1800, Robert Owen ouvrait à New
Lanark, en Écosse, une manufacture “humanitaire” où le vil argent était
remplacé par des “bons du travail.” Le
25 décembre 1991, Mikhail Gorbatchev entérinait la dissolution de l’U.R.S.S.
Entre ces dates, entre cette nouvelle année et ce jour de Noël, deux siècles de
Grandes espérances historiques ont mobilisé des masses immenses sur les
cinq continents. Elles ont animé un foisonnement de réflexions politiques,
d’idéologies et de mouvements populaires autour des idées de “progrès” et de
“révolution”. Cet ensemble bi-séculaire
de théories savantes, de représentations collectives et d’images mobilisatrices
semble s’être effondré avec le Mur de Berlin faisant place à des fragments
informes et des bricolages bariolés, à l’image même du Mur, réduit en petits
morceaux de béton vendus au plus offrant.
Quelque chose, de fait, s’est évanoui à la fin du XXème
siècle en Occident, c’est la possibilité de se représenter collectivement
un monde qui soit radicalement différent du monde où nous vivons et
évidemment meilleur. Il s’est produit un effondrement de ces utopies politiques nées au XIXème siècle en
tant que programmes d’avenir dotés de crédibilité. Ceci ne vise pas à conclure
bien vite que, dans notre modernité tardive, les mythes sociaux et les
fanatismes aient dit leur dernier mot, ni que les humains vont être finalement
amenés à regarder définitivement le monde d’un regard sobre ...
Il me semble que de ce constat général (qui débouche
comme on verra sur énormément de questions et où rien ne va de soi, dont je
comprends que chaque terme pourrait être contesté ou nuancé), découle une tâche
de l’intellectuel aujourd’hui: il va falloir redéchiffrer le chaotique
XXème siècle, chercher vraiment à comprendre ce «court XXème
siècle» délimité par l’historien britannique Eric Hobsbawm – 1914-1989 – qui va du coup de feu de
Sarajevo à la chute du Mur de Berlin et que dominent et scandent: deux guerres
mondiales et leurs innombrables séquelles, le triomphe planétaire de
l’impérialisme européen et les décolonisations, l’ascension et l’effondrement
des régimes issus de la Révolution bolchevique et trois génocides reconnus
au moins, – celui des Arméniens, la Shoah et le génocide des Roms, le
Massacre inter-ethnique rwandais de 1994 et ses suites – mais d’autres victimes
collectives du siècle réclament à juste titre, comme les Ukrainiens de 1929, de
s’ajouter à l’atroce liste.[1] Et où l’avenir classera-t-il l’auto-génocide
cambodgien?
Je voudrais sommairement poser quelques-unes des
questions que j’ai à l’esprit, indiquer des lignes d’enquête possibles, et je
choisis une transition brutale. Je voudrais m’amuser (?) à relire avec vous
quelques lignes d’une brochure militante parue à Paris en 1935. Elle décrit les
progrès en cours en U.R.S.S.:
Les moyens de transport ont pu
être considérablement développés. (...) Le développement de l'industrie lourde
a permis d'envoyer au village des centaines de milliers de tracteurs et de
machines combinées (...), d'élever considérablement le niveau technique de
l'architecture. (...) Toutes ces réalisations ont permis d'améliorer la
situation des masses et d'augmenter leur consommation. (...) L’une des plus
grandes réalisations du plan quinquennal a été la suppression du chômage. (...)
Les salaires payés aux ouvriers de la grande industrie pendant ces quatre
années ont augmenté de 67%. (...) Les services médicaux, les sanatoriums, les
maisons de repos, les restaurants (...) ont été l’objet d’améliorations
considérables. (...) Maintenant il n’y a plus de pauvres dans les
campagnes.(...) Tous accèdent rapidement à une vie aisée. La tâche essentielle
de l'Union Soviétique n'est pas d'atteindre le niveau actuel des pays capitalistes,
mais d'atteindre et de dépasser leur niveau technique dans les années de
prospérité. (...) La deuxième période quinquennale verra une nouvelle
croissance des salaires et des budgets des familles ouvrières. Le salaire réel
doublera. Les prix de détail baisseront de 35%. (...) La consommation
augmentera de 2 fois l/2. L’Union soviétique fera un formidable bond en avant
dans le domaine du développement culturel. (...) Le deuxième plan quinquennal,
c'est la période de l’édification de la
société socialiste sans classes, de la reconstruction technique de toute
l’économie et de l’amélioration radicale des conditions de vie des masses.[2]
Ce n’est pas seulement l’effondrement de
l’U.R.S.S. – après d’ailleurs des décennies de stagnation économique, d’exploitation
esclavagiste, d’oppression policière et de ruine écologique – qui rend
ahurissante et intolérable cette rhapsodie de contre-vérités propagandistes,
c’est la confiance candide dans le progrès de l’humanité et dans le bonheur
prochain des hommes qui s’y expriment, cette confiance dans la délivrance du
mal social qui font que ce texte, parmi des milliers d’autres de même farine,
appartient à un autre temps et presque à un autre monde. C’est d’ailleurs ce qui amène les moralistes
paradoxaux et désenchantés, fort abondants de nos jours, à se demander s’il
n’est pas fatal que les espérances collectives ne débouchent sur
le mensonge totalitaire et que la volonté de bonheur humain ne conduise par une
pente naturelle au crime contre l’humanité. Ce fragment de texte, si touchant
d’espérance naïve et si pervers (puisqu’il contribue à dissimuler déjà
une part des atrocités du siècle), semble se prêter à ces synthèses
philosophiques à grandes enjambées qui aboutissent à des équations du type «Marx
égale Goulag», synthèses qui conservent sans doute un avenir sur le marché
du livre, mais que ne sauraient avoir d’autre valeur que polémique et
sophistique.
Bertrand Russell écrivait en 1920, après un bref mais
déjà sceptique séjour en Russie: «Si le bolchevisme reste le seul adversaire
vigoureux et effectif du capitalisme, je crois qu'aucune forme de socialisme ne
pourra être réalisé, et que nous aurons seulement le chaos et la destruction.»[3] Mais il venait de proclamer
aussi: «Je crois que le communisme est nécessaire au monde.» Du côté de la
Russie, le chaos et la destruction sont venus. Cependant, ce qui semble s’être
effacé ou décomposé avec la chute des régimes du Pacte de Varsovie, c’est bien
plus que le seul “Empire du mal” créé en 1917, c’est – curieusement – avec
lui, les idées de progrès, ou une large part d’entre elles, et les espérances
d’émancipation humaine nées en Occident au XVIIIème siècle. Le texte du
propagandiste communiste de 1935 vous choque par sa fausseté optimiste?
Laissez-moi vous dire qu’il n’est pas d’une autre farine psychologique ni d’une
plus grande naïveté que ce que vous trouverez, en d’autres temps et sur
d’autres objets, chez Michelet et chez Victor Hugo, chez Jean Jaurès, chez
Bellamy et chez William Morris...
Mon domaine de recherche, c’est l’histoire des idées,
centrée sur le monde francophone. C’est sur lui que je vais focaliser mon
esquisse. «La France ne croit plus aujourd’hui aux grandes utopies
totalisatrices, elle ne succombe plus aux eschatologies rédemptrices», expose
le politologue Alain Duhamel au début des années 1990 dans Les peurs
françaises.[4] Les Français ne croient plus
à ces chimères, ce qui réjouit le libéral
modéré qu’est Duhamel, mais, démunis à la fois d’illusions et de projets
collectifs, ils “ont peur”, constate-t-il aussi. Tout le monde est d’accord sur le constat de la décomposition des
militantismes “révolutionnaires”, sur la faillite ultime des “utopies
exotiques” (le Cuba du “Che”, l’Albanie d’Enver Hodja, ou le Cambodge de
Pol Pot), sur la perte de vraisemblance irréversible de ce que j’appelle dans
mes derniers livres les «Grands récits», ces totalisations du passé, du présent
et de l’avenir qui étaient les énigmes résolues du malheur des hommes.
Mais l’accord s’arrête ici, puisque les uns se
réjouissent de tourner définitivement la page de ces funestes illusions et
d’autres, pour qui «le» socialisme restait malgré tout un phare au milieu des
temps obscurs, sont inconsolables. Le ci-devant «Pays où naît l’avenir», l’URSS
présente pour toute l’intelligentsia francophone des années 1980 un bilan
globalement négatif et, pour un nombre croissant, un bilan «criminel» jusqu’au
jour sidérant de 1991, où l’URSS elle-même, sans coup férir et d’un jour à
l’autre, disparaît de la carte du monde. Le passé d’une illusion,
titrera l’historien François Furet à propos des espérances communistes perdues. Mais au-delà de cet «espoir à
l’Est» qui s’est évanoui, c’est l’idée de justice sociale, née en Occident vers
1830 avec un néologisme, «socialisme»
(on le date de 1832 comme antonyme d’un autre mot récent, «individualisme»),
qui en prend un coup et s’enfonce dans le passé idéologique. La France, dit
Duhamel, est en panne d’idéologie car, ajoute-t-il, il n’y a pas que le
socialisme dit révolutionnaire qui s’est effondré: tous les projets
sociaux classiques se sont sclérosés, les grands principes civiques se sont
affaissés, il ne reste plus aux Français que «la politique-spectacle»[5] (Alain Duhamel est
l’inventeur de l’expression). La fin
des idéologies qui soulage les uns, fatigués des enthousiasmes de masse, est
identifiée par d’autres comme l’entrée dans une ère de ramollissement mental.
«Les temps sont durs, les idées sont molles», ironise Fr.-Bernard Huyghe dans la Soft-idéologie (1987).
Les dernières années du XXème siècle ont consommé l’échec historique
des programmes globaux de prospérité et d’égalité, mais elles n’ont pas doté
d’une lucidité nouvelle, pas plus qu’elles ne ramènent à des illusions la
misère, l’exploitation, l’exclusion du très grand nombre, et pas plus qu’elles
n’apprennent comment satisfaire l’appétit de justice qui a autrefois mobilisé
tant d’hommes et de femmes autour des grands projets militants. Dans une
société mondiale capable, sinon de tempérer, du moins de contenir ses révoltes
et ses crises, de moins en moins vulnérable aux sursauts de ceux qu’elle
opprime et d’autre part, de moins en moins contrôlable que ce soit par le
«haut» des pouvoirs et compétences en place ou par le «bas» des hommes
ordinaires en quête de justice et de bonheur, le socialisme et les autres
mouvements «révolutionnaires» de l’Occident et du Tiers Monde ne sont pas
seulement ramené à une appétition purement éthique, mais ils sont vus comme une
chimère éthique. Une culture comme celle dans laquelle nous sommes entrés,
privée de ses illusions de progrès et d’espoirs concrets de correction des
torts sociaux ne sera pourtant pas, je le suggérais au début de ce papier, plus prompte à la lucidité, moins
capable d’aveuglement. Elle s’inventera d’autres mythes et d’autres chimères
qui n'auront même pas cette circonstance atténuante de prétendre parler au nom
de toute l'humanité émancipée mais qui, face à l'obscurité insondable de
l’évolution humaine, auront renoncé à la tâche d’y projeter une lumière qui ne
saurait dissoudre les ombres ni éclairer les abîmes.
La Francophonie intellectuelle des années 1980-90, –
essayistes de droite, de gauche, libéraux, socialisants, conservateurs, en bloc
et indifféremment, – a donné constamment dans une sorte de vision crépusculaire
du monde. (Il faudrait voir si c’est le cas en d’autres cultures.) On compte
par centaines les essais de l’Hexagone qui prétendent fournir un diagnostic
global de la conjoncture, dire aux Français où ils en sont et où ils vont,
montrer les périls du moment. Il n’est
que d’évoquer des titres que vous avez rencontré chez votre libraire pour
constater que, tous, ils sont nécrologiques: «fin des idéologies» et
«adieux au prolétariat»[6] des uns et des autres, «panne
d’idéologies», «fin du social», «fin du politique», «fin de la démocratie»,
instauration d’une «société du vide», naissance d’un «empire de l’éphémère»,
«crépuscules du devoir», «déclin de l’individualisme» (avènement du «temps des
tribus»), «éclipse de la société», progrès indéfinis de «l’inhumain» car fin du
progrès humain, engloutissement de l’Occident dans une «fin de siècle obscure»,
et pour résumer et globaliser le tout en une eschatologie néo-libérale, «Fin de
l’histoire» (voir l’Américain Francis Fukuyama et ses commentateurs français
innombrables).[7] Quant aux essayistes post-modernes, disciples de Jean
Baudrillard, pris d’un crépusculaire enthousiasme, ils prophétisent volontiers
globalement la “Fin du réel”: l’homme du XXIème siècle a changé d’illusion,
mais il n’a toujours pas rencontré le monde empirique: du crépuscule des Idoles
totalitaires, il est passé à l’invasion des Simulacres, au règne envahissant du
Virtuel hyper-réaliste.
Entretemps, le discours journalistique contemporain –
ceci me semble aussi attesté dans le
monde anglophone – est devenu un extraordinaire stimulateur d’angoisses et il
est étonnant que nous ne soyions pas tous, lecteurs de journaux, à prendre des
anxiolytiques. On lira dans ce contexte
les travaux sociologiques sur la culture urbaine française et nord-américaine
de l’insécurité et de la peur. Les
médias procurent au public une hyper-stimulation d’états phobiques, —
l’énumération en tourne au diagnostic de Molière: peurs de l’immigration, des
nouvelles pauvretés et des nouvelles délinquances, des drogues, des pédophiles,
du taux de cholestérol, contrôle du corps, du poids, etc., anorexies et phobies
alimentaires, compulsions d’exorcismes phobiques (du jogging aux
produits «naturels», aux bio-légumes...), hypochondries induites par la médicalisation
des médias avec leur surchauffe de statistiques morbides et souvent
fallacieuses, guerre des sexes et nouvelles misogynie et “misandrie”, phobies de pollution et compulsions de
purification ad hoc (antitabagisme, activismes écologiques, angoisse des
pluies acides, crainte que la couche d’ozone ne vous tombe sur la tête...),
esprit de censure et chasses aux nouvelles sorcières....
Pour revenir à la conjoncture de 1991, l’effondrement des États
communistes est concomitant d’une crise déjà ancienne et profonde (mais qu’il faudrait dater) des tactiques et
programmes social‑démocrates. Ceux‑ci, on le constate sans peine,
n’ont profité aucunement de la faillite des premiers. Pour Alain Touraine, dès 1980, nous étions arrivés en Occident à L’Après-socialisme.[8] Il fallait refonder des projets sociaux, pensait-il, mais tourner
le dos au passé des luttes et des doctrines des gauches modernes. Pas simple !
«Pourquoi, dans un monde en pleine mutation, le modèle politique de la gauche
resterait-il seul immuable ? Au nom de quoi continuer à vouloir construire un
socialisme “véritable” – jamais défini – alors même que, du socialisme réel,
tant d’hommes cherchent à sortir ? Mieux vaut prendre acte que le socialisme
n’appartient ni au présent ni à l'avenir, mais au passé. Il faut repartir de
l’analyse des faits sociaux. Quels mouvements sociaux prennent aujourd’hui la
place centrale qui fut celle du mouvement ouvrier? Quelle sont leurs véritables adversaires ? Quelles formes
d’initiative politique doivent remplacer les programmes de partis qui ne visent
plus qu'au renforcement de l’État?» Par là seulement on libérera la gauche des
formes politiques et idéologiques mortes, expose Touraine.
Si l’on envisage donc la faillite historique dont la fin du XXème
siècle semble avoir fait la démonstration, il faut d’abord la reconnaître multiple:
échec au «coût» humain atroce des socialismes d’État, blocage des réformes
sociaux‑démocratiques, crise de la pensée progressiste et des projets
émancipateurs de toutes natures.[9] “Épuisement de l’espoir” formule Krysztof Pomian, “Effacement de
l’avenir” analyse dans un gros livre qui vient de paraître Pierre-André
Taguieff[10]: il est difficile de trouver,
sur l’idée de départ au moins, un accord plus unanime de tous les observateurs
alors même que leur espérance civique (c’est évident des deux penseurs cités)
n’avait été aucunement investie dans l’URSS et ses satellites.
Vers le même moment, les États nationaux ont découvert
qu’ils ne disposaient plus d’une puissance corrective à l’égard de l’ordre
économique mondial et ils ont cessé de pouvoir s’appuyer (encore ne l’ont‑ils
pu qu’occasionnellement dans le passé) sur des masses mobilisées et
progressistes. Les humains
souffrent, espèrent et se révoltent, mais l’hégémonie culturelle nouvelle prive
ces souffrances et ces espoirs d’un langage et d’un projet libérateur communs.
Ce ne sont donc pas seulement aujourd'hui les États communistes
et avec eux le «socialisme scientifique» et les grands programmes de
transformation sociale à vue qui ont perdu toute crédibilité, c'est la
pensée progressiste et égalitariste sous ses multiples formes, l’optimisme de
la perfectibilité humaine depuis 1789 qui se trouvent déstabilisés, à mesure
que s’obscurcit toute perspective utopique et tandis que la «démocratie»,
facteur de progrès, opère aussi réellement comme facteur de maintien du statu
quo, de «refroidissement» social, de repli sur le «privé», d'équilibrage
statique de revendications fragmentées, isolant les humains dans leur
ressentiment et dans leurs protestations parcellaires ou les consolant avec des
mythes d’appartenance et d’enracinement, tandis que croît la puissance des nouveaux
monstres froids transnationaux.
On doit poser ici que la crise de l’idée de progrès remonte bien plus
haut que le bilan reconnu négatif de
l’U.R.S.S. et la chute du communisme. Dès 1945, des philosophes ont dit
qu’Auschwitz, ce «saut dans la barbarie» (Adorno) mettait un terme aux
illusions du progrès sauf pour le dernier des jobards. La seconde moitié du
siècle n’aurait été à cet égard qu’une période de latence et de refoulement
avant que la faillite du progrès ne se déclare au grand jour. Et les
“Événements de 1968,” dans le monde développé et prospère, avec ses maoïstes et
gauchistes exaltés, n’aura été que l’éruption de la fin des activismes.
Du temps où il y avait un Ennemi totalitaire à
l’horizon, Jean-François Revel dans Comment les démocraties finissent
avait prophétisé que la mort de la démocratie occidentale viendrait de ses
faiblesses complaisantes à l’égard du prétendu camp socialiste. Ce camp a
implosé en une nuit, mais les ennemis de la démocratie parlementaire sont, à ce
qu’il paraît, restés à l’intérieur du syst…me et ils prolifèrent: ils
s’appellent notamment la «dépolitisation», la «politique-spectacle». Jean-Marie Guéhenno a synthétisé ces
craintes d’auto-perversion en titrant tout uniment un essai La Fin de la
démocratie.[11] On ne compte pas les livres qui décrivent la victoire, en
Amérique du Nord et en Europe, de cette politique-spectacle, de la
politique-sondage, des bovines «majorités silencieuses» et des professionnels
de la manipulation médiatique. C’est ce que conclut Jean Baudrillard dans un opuscule nécrologique sur les illusions
démocratiques et progressistes, La Gauche divine. Pascal Bruckner se
laisse aller à parler aussi d’une «sortie de l’histoire» dans La mélancolie
démocratique, mais il cherche à comprendre ce qu’il nomme la
«victoire-fardeau» de la démocratie. C’est, dit-il, que la démocratie qui est
le «moins mauvais» système, selon un mot fameux de Churchill, n’est jamais
quelque chose d’enthousiasmant. «Nous sommes entrés, écrit-il, dans
l’ère de la mélancolie démocratique. (...) Car la démocratie est haïssable:
elle contredit les penchants les plus spontanés de l’être humain à écraser,
dominer ou asservir les autres. À droite, la démocratie triomphante suscite
«une peur devant son pouvoir de désagrégation des liens communautaires. (...) À
l’extrême gauche, une impatience devant ses lenteurs, son inacceptable
mollesse». Au lieu de nous réjouir donc, «nous baignons dans l’ère des bilans,
de la préservation de l’héritage. Seule la sauvegarde mobilise les énergies»,
constate-t-il, offrant du moins, lui, une hypothèse pour expliquer la
multiplication des visions d’agonie dans une société européenne prospère et qui
ne sort pas trop mal en point d’un siècle de haines et de carnages.
Quant au progrès et à l’avenir prochain, je n’en sais
plus qu’une chose de sûre, c’est que dans cinq ans, dix ans, vingt ans, les
ordinateurs seront infiniment plus puissants, qualitativement incommensurables,
et je puis supposer, comme me le promet Maclean’s de ce mois d’août
2000, que je pourrai bientôt m’adonner en toute hallucination, comme un rat
avec un électrode fiché dans l’hypothalamus, au «sexe virtuel» total! Perspective enthousiasmante certes, mais la
vieille question à la Condorcet de savoir si ceci – et cent autres jolies
choses technologiques – sera un “progrès pour l’humanité” n’a plus aucune
espèce de sens. Les humains se trouvent emportés dans un développement inhumain
qu’à bon droit ils n’osent plus appeler progrès, une fuite en avant on ne sait
vers quoi, en même temps que disparaît toute alternative humaine, politique et
philosophique à ce processus que “personne n’a vraiment voulu”, et que continue
à se développer incontrôlablement le “Big Bang” de l’Inhumain (le
concept est de Jean-François Lyotard). Il y a bien ici et là encore quelques idéologues de la “Croissance à
tout prix”, mais l’espoir mis dans le développement accéléré indéfini ne se
sort pas du XXème siècle en bien meilleur état que les formules de l’État
planificateur ou que la propriété collective des moyens de production.
Tous les militantismes de jadis avaient développé au contraire une
thèse sans laquelle aucun espérance terrestre ne semblait possible: que
l’histoire est intelligible et maîtrisable, que la volonté éclairée et
solidaire des hommes peut l’orienter et conduire l’humanité vers le mieux. Que
l’histoire n’est pas l’éternel retour de fatalités aveugles. L’histoire sans cette espérance d’un progrès vers l’amélioration
de la condition humaine, d’une délivrance du mal social est une «machine
infernale» (Adorno) car la méchanceté y est sans sanction et le crime sans
mémoire – et une société juste y est simplement une illusion sans avenir. La
raison qui devait “émanciper” l’humanité ne peut plus jouer dans ce cas que le
rôle d’instrument au service de la domination technologique, donc politique. C’est ce que répètent depuis les années 1940
les philosophes de l’École de Francfort. Il y aura bien sûr des luttes toujours
renaissantes qui répondront à des formes perpétuées ou renouvelées de
l’exploitation et de l’oppression, formes entremêlées en nœuds gordiens qu’il
est toujours risqué de trancher. Mais il n’est plus de programme d’émancipation
dont on puisse figurer le «but» en un système harmonieux, et on sait maintenant
qu’aucune action collective n’est dépourvue de contradictions insolubles, qu’aucune
n’est jamais «purement» juste et émancipatrice.
Un idéologue américain, Francis Fukuyama, a voulu
expliquer à sa façon, qu’on peut vraiment qualifier de néo-libérale, ce
changement de culture et d’orientation de la pensée; son livre de 1991, La
fin de l’histoire et le dernier homme,[12] a été beaucoup débattu. Il
part de la conviction que la chute de l’U.R.S.S. a donné le coup de grâce à
toute alternative à la démocratie libérale inséparable elle-même du marché
capitaliste. Dans ce sens, l’histoire est désormais finie car le
capitalisme perenne couplé à l’État démocratique-libéral perenne n’a plus
d’antagoniste planétairement menaçant. Il n’y a plus ni transcendance
concevable, ni apocalypse annoncée; il n’y a plus qu’à gérer du mieux possible. Au reste, de Saint-Simon et Robert Owen à
Karl Marx, et de Marx à Staline et de celui-ci à Brejnev et Gorbatchev, il ne
s’est vraiment jamais rien passé: il a fallu le temps seulement que le
déterminisme historique donne le démenti répétitif et finalement le coup
d’estoc ultime aux funestes illusions utopiques. «Liberal democracy may constitute the end point of mankind’s ideological
evolution and the final form of human government», pose-t-il doctrinairement.[13] Il est frappant de voir que
l’Amérique vient de produire un “philosophe” qui permet enfin de mettre en
concepts hégeliens le lieu commun des gens d’affaire, Business as Usual!
On peut dire les mêmes sortes de choses que Fukuyama
mais avec moins d’optimisme triomphal: la victoire de la démocratie-et-du-marché
est une victoire par défaut, elle ne la doit pas à ses mérites, mais au fait
que l’adversaire historique s’est évanoui. Il a implosé et il s’est fait à
lui-même la douloureuse démonstration de son inviabilité. Or, en cette année
2000, ceux qui rejettent encore violemment l’Ordre capitaliste-libéral, les
Talibans (par exemple) ne proposent pas au monde un contre-programme
historiquement crédible (on demeure avec Fukuyama et ses disciples et même ses
réfutateurs dans une logique du Sens de l’histoire: les Talibans sont récusés
parce que, techniquement parlant, réactionnaires, ils sont le passé dans
le présent, ne pouvant être à ce titre que le produit attardé de pays pauvres,
– pauvres économiquement et pauvres d’esprit!)
Il n’y aura plus ainsi au monde jusqu’à la fin des temps qu’un homme
neuronal et cyborganique, sans qualité et sans mémoire, sans espérance
transcendante, diverti par le “festif” et le “convivial” (ce sont les deux
mots-clés des journaux français en cet été 2000), fonctionnant vaille que
vaille entre la lutte pour la vie de la concurrence économique et la jobardise
du suffrage universel. Nous sommes entrés dans “l’ère hyperfestive” et nous
n’en sortirons pas, conclut de son côté Philippe Muray dans sa chronique
satirique de la vie quotidienne, Après l’histoire. Il demeurera
peut-être des traces de messianismes : elles occuperont les exclus, les
tourmentés et les esprits faibles. Fukuyama l’avait prédit avec mépris: il
subsistera un certain temps quelques croyants de la gnose marxiste en des lieux
exotiques comme Managua, Pyongyang et Cambridge MA. Les puissances établies
auront besoin de susciter à l’occasion des boucs émissaires sur lesquelles les
gens vertueux pourront passer leurs frustrations; elles n’y manqueront pas. Mais plus rien de grandiose
n’arrivera – sauf à la périphérie misérable de l’Imperium
démocratico-capitaliste – et à voir les résultats du grandiose du XXème
siècle, on ne peut que se dire soulagé si on habite dans le Premier Monde!
L’abondance – relative tant qu’on voudra, mais
abondance à coup sûr – a tué les messianismes des pauvres. Seuls des
écologistes moralisateurs nous redisent, pour nous donner mauvaise conscience,
que cette abondance entraîne notamment la production par le Canadien moyen de
600 fois plus d’ordures et de déchets que le Burkinabé moyen. Au reste, la
mauvaise conscience n’a jamais débouché sur l’action et je sais que cet
écologiste vertueux, en dépit de ses bacs verts de recyclage, se borne à
contribuer pour sa part à 590 fois seulement plus d’ordures que l’homme du
Tiers-Monde!...
Francis Fukuyama ne fait que donner une version
compréhensible au grand public, d’une idée sur la mort fatale des espérances
historiques qui est aussi vieille que les idéologies modernes qu’elle
combattait. Hannah Arendt écrivait, il y a
cinquante ans bientôt, que nous devrons vivre “in the bitter realization that
nothing has been promised to us, no Messianic Age, no classless society, no
paradise after death”[14]. Telle est la condition désenchantée du dernier
homme de Nietzsche. Je ne vous ferai pas un exposé sur les doctrines du désenchantement
comme processus moderne têtu, irréversible et pourtant toujours inachevé, mais,
de Max Weber à Karl Mannheim, elles remplissent la réflexion sociologique et
elles remontent loin dans le temps. La fin inévitable des religions révélées a
été annoncée par les philosophes romantiques; la perversion inévitable des
religions séculières dites “socialistes” était déjà déduite de l’observation
par tous les sociologues de 1900...
Pourtant, dans la conjoncture de ce tournant de
siècle, des choses bougent et des idéologies en grand nombre reprennent du
service, qui ne sont pas ou ne croient pas être un simple adhésion au statu
quo et une mystique du Marché – quoique probablement, selon la ruse de
l’histoire, elles soient désormais des modes d’adaptation au cours des choses,
ou des “positions de négociation” au mieux, et certes plus du tout des
adversaires résolus et irréconciliables de l’ordre capitaliste prévalant. Autre accord unanime en effet des
observateurs depuis 15 ans: la montée irrésistible d’idéologies
communautaires-identitaires dans les démocraties et la reprise du poil de
la bête des nationalismes partout dans le monde. Les ethnicismes,
communautarismes, intégrismes religieux et vieux nationalismes requinqués
semblent fonctionner comme bases de repli et solutions de rechange aux
ci-devant Grandes espérances humanitaires. On croit observer donc
simultanément une décomposition de la
vieille rationalité militante, concomitante de replis sur de l’identitaire et
du communautaire fonctionnant au ressentiment, un certain retour des religions
révélées qui comblent le vide laissé par les utopies de l’universel, et un
ramollissement des valeurs sociales entre un humanitarisme sentimental, souvent inconséquent et hypocrite, une
recherche inlassable de «boucs émissaires» nouveaux et un civisme en cours de
réinvention. Il y avait un vide à combler et ces tendances diverses viendraient
mécaniquement le combler.
Dans chaque grand ensemble culturel du Globe – nation,
religion – on assiste depuis vingt ans à la poussée, aux poussées
successives des plus obscurantistes
séparatistes identitaires qui se sentent le vent dans les voiles. L’heure est
au réveil des nationalismes et au rejet de “l’autre”: en Europe de l'Est, dans
la partie orientale de l’Allemagne, en Yougoslavie, en Inde pour ne citer que
quelques exemples. En Europe occidentale aussi, on assiste de la France à
l’Autriche à une résurgence – résistible ou irrésistible, on verra – de diverses
espèces de "national‑populismes". Mais la recherche des racines prend encore une autre forme, celle
de la renaissance des intégrismes religieux. Une renaissance du fanatisme qui
n’affecte pas seulement l’Islam, mais atteint aussi l’hindouisme et l’orthodoxie.
Et qui se développe parmi nous dans des sectes intégristes juives,
protestantes, catholiques-romaines. C’est la concomitance de ces poussées qui
réclame interprétation.
Le monde culturel actuel, admettent les chercheurs, se trouve affecté par
un double mouvement. Il est soumis à une mondialisation banalisante en liaison
avec la mondialisation des marchés (McDonald-culture, triomphe après
l'écroulement du communisme de l’idéologie néo-libérale, imposition d’un
«Nouvel ordre mondial», etc.) dont on peut mesurer les effets dans des secteurs
multiples; nouvelles révolutions technologiques et médiatiques qui semblent
abolir l’espace et l’opposition entre réel et simulacres, qui développent un
imaginaire numérique, digital sui-generis, et non plus cet imaginaire fondé sur
le paradigme de la représentation qui était le nôtre jusque ici; émergence dans
le remodelage des grandes villes d’«espaces sans qualités» (Jean-Pierre Dollé)
ou d'espaces de «non-lieux» (Marc Augé) ; manufacture d'identités flottantes
qui affectent la personnalité et le corps (body building, manipulations
génétiques, clonage, chirurgie esthétique, transsexualisme — tout ceci évoqué
en vrac); nouvelles hybridités culturelles entraînées par les flux massifs de
populations à travers le monde. Les nouvelles idéologies identitaires seraient
à déchiffrer notamment comme une protestation, une contre-poussée,
littéralement réactionnaire, contre ces dynamiques de fluidité
angoissante, de perte de stabilité symbolique.
Aujourd’hui, ces idéologies de ressentiment dont j’ai
parlé dans un de mes livres[15] se donnent d’autant mieux
libre cours qu’elles procurent une base sécurisante à d’innombrables individus
désorientés, dans une conjoncture d’éclatement de la sphère publique, de
mutation de celle-ci en une lice de lobbies revendicateurs, sourds les
uns aux autres. Michel Maffesoli et
autres sociologues voient le “tribal”, l’ethnico-identitaire, le
micro-communautaire se substituer au civisme, la pensée du droit se trouvant
chassée par un marché bruyant des “droits à la différence” qui sont des raisons d’isolement dans la chaleur
croupissante de la connivence avec les “siens”, avec le peuple de son
bord. Face à la privatisation
néo-libérale de grands pans des économies, les dépossédés et les frustrés
réagissent en privatisant à leur tour — faible rétorsion — les mœurs, les
valeurs et la culture.
Faute de consensus civique ou d’arbitrage, on voit
converger en même temps des efforts obstinés et absurdes pour totalement
réglementer (moraliser) le social — le civique, le privé et l’intime — le
règlementer jusqu’au bout, dans les moindres détails, mais ces efforts de la
“rectitude politique” ne débouchent que sur litiges et différends, résultant du
fait que les «valeurs» alléguées ne sont (et se reconnaissent expressément et
triomphalement comme tels) que l’expression d’intérêts particuliers basés sur
des chantages et des guerillas intrasociales interminables. Je viens d’évoquer
la fin des Grands Récits émancipateurs: de fait, il n’y a plus dans les médias
que de petits récits, des “histoires continuées” (comme disent les
psychothérapeutes) pour coalitions de névrosés, nationalistes et autres,
ruminateurs de revendications “traditionnelles”.
Ce fait incite ceux qui n'ont pas encore trouvé leur grief à
chercher bien vite à se pourvoir. On a vu ainsi apparaître au cours des années
1980 en Amérique du Nord des mouvements masculinistes, singeant un à un
les griefs du féminisme, montrant le malheureux mâle, opprimé et asservi par
les femmes, victimisé tout autant et remâchant lui aussi ses griefs. La société
se présente à elle-même faite de couples ennemis de cette sorte qui en
appellent tous à un Tribunal chimérique.
Si les perspectives d’espérance collective manquent, si les sociétés se
retrouvent devant des pénuries
durables — matérielles ou éthiques — les individus, désillusionnés, tendent à
se rallier à des drapeaux d’identités rancunières. C'est pourquoi l’analyse du malaise
dans la culture contemporaine ne doit pas partir du ressentiment, tout est
d’abord dans l’isolement des individus, dans l’absence de projets, dans
l’ingérable peur du vide post-moderne.
Le nationalisme persistant est une version-type de la
pensée du ressentiment; il doit être envisagé surtout comme séparatisme, comme besoin
de sécession pour se retrouver entre soi, comme fantasme de n'avoir plus à se
comparer ni à se juger sur le terrain de l’adversaire historique et dans ses
termes, selon la logique qui a assuré son succès, – rompre les ponts, s’isoler
entre soi pour n’être plus comptable qu’à l'égard des valeurs du Peuple du
Ressentiment, convaincu que la critique, le mépris ne venaient jamais que du
dehors et qu’on pourra faire l’économie de cette souffrance des échecs passés
vus dans les yeux de l’autre (en les perpétuant malheureusement). Dans les pays du ci-devant Pacte de
Varsovie, on voit (on devait s’attendre à voir) après la décomposition du
socialisme totalitaire, non éclore l’appétit d’émancipation et d’harmonie
civique, mais proliférer des mini-totalitarismes d’appartenance ethnique. Je
l’avais écrit, de façon désabusée,dans mes Idéologies du ressentiment: alors que le «développement
séparé» a disparu en Afrique du Sud, il triomphe dans le reste du monde, promu
par les doctrinaires du particularisme culturel et du séparatisme.
L’essayiste politique Alain Minc redoute
l’instauration en ce siècle nouveau d’un Nouveau Moyen Âge[16] – formule qui n’a pas plu aux
médiévistes qui s’acharnent à montrer que le moyen âge n’était pas du tout la
grande noirceur qu’on disait jadis. J’ajouterais que le moyen âge, c’est aussi
le temps des flagellants, des libertins spirituels, disciples de Joachim de
Flore; cela peut donc aussi vouloir prédire le retour en force des
millénarismes sous de nouveaux oripeaux... L’idée de départ de Minc en tout
cas, c’est que la dissolution de l’aveuglement révolutionnaire et progressiste,
avec sa composante rationaliste, humanitaire et universaliste, ne fera pas du
tout place à la lucidité collective, mais, face à de nouvelles situations perturbantes
et ingérables, à de nouvelles et pires illusions. Cette prédiction est facile,
mais on ne peut l’écarter car elle est aussi éminemment probable.
Je crois pourtant qu’il est temps de chercher à
substituer des analyses précises, équilibrées de ce qui a marché et de ce qui a
lamentablement raté, de ce qui est prometteur et est délétère, de ce qui fut
cause et de ce qui fut conséquence, essence et accident, aux diagnostics
sombres et trop globaux qui témoignent d’un grand désarroi des esprits. «Nous entrons
dans le troisième millénaire au milieu du plus épais brouillard. Jamais
l’horizon ne fut plus bouché.»[17] Soit! Il me semble que ces
remarques dépressives ne sont que le contre-coup et l’inversion de la
connaissance optimiste du présent, illuminée par la foi dans l’avenir qui, au
XXème siècle, a comporté tant d’illusions perverses et de dénégations du réel.
Mais cet optimisme renversé en pessimisme est probablement, lui aussi,
métaphysique (comme eussent dit les positivistes), mal fondé empiriquement et
n’expliquant rien.
Résignation à l’à-vau-l’eau, repli sur le cocon
individualiste, triomphe de ceux que le cours des choses accommode, ou sombre
vision d’un détraquement général (illustrée ci-dessus), ou adoption de
positions moralisatrices “au-dessus de la mêlée”, ou encore proclamation que
“tout ça” n’avait rien à voir avec le Socialisme éternel et qu’on efface tout
et on recommence (ce que disent les derniers communistes en France[18], mais ils ont vraiment de la
peine à se faire entendre), les penseurs depuis vingt ans ont réagi en ordre
dispersé, en occupant toutes les sortes de positions prévisibles, mais toutes
ces variantes de diagnostic manquent de véritable critique et manquent – et
pour cause – de recul face à ce qui est sans doute une mutation décisive en
cours des sociétés “avancées”.
Pour ma part, par formation et par conviction
historicistes, je pense qu’il faut comprendre d’abord ce qui s’est passé et
comment cela s’est passé – alors que beaucoup ont surtout hâte de tourner
la page – ne serait-ce que pour pouvoir recommencer les mêmes erreurs. Dans
l’esquisse qui précède, j’ai présenté la version prédominante, répétée partout:
celle de l’effondrement vers la fin de ce siècle, concomitant de la
Chute du Mur de Berlin et de la disparition des démocraties populaires, du
socialisme et de la “justice sociale”, des militantismes, de la démocratie
active et consciente, des idées de progrès, de communauté harmonieuse et des
grands remèdes aux maux de la société, l’effacement même – pour
reprendre la formule de P.-A. Taguieff – de l’avenir ... et la chute du
“petit homme” jobard, sauvé des Molochs totalitaires, dans le Virtuel et les
Simulacres. Sur le plan des faits et de la chronologie, cela ne peut pas tenir
et même à titre de schéma heuristique cela n’est pas intéressant, c’est trop
approximatif pour de multiples raisons dont je ne signalerai que quelques-unes.
D’abord, concomitance n’est pas causation et n’est pas
explication ni même amorce d’explication. Additionner un ensemble de
dynamiques qui semblent aller dans le même sens ne suffit pas. Ensuite, vient
le problème de la longue durée par opposition à la conjoncture courte. La
vision crépusculaire propre aux essayistes des années 1990? “De quel nom te nommer, heure obscure où
nous sommes?” C’est un vers fameux de Victor Hugo vers 1840: le sentiment
de vivre dans un interrègne obscur accompagne toutes les étapes de la modernité
qui s’est vécue et se vit comme la destruction successive et la ruine de
valeurs antiques et de symboles irremplaçables. D’où des questions de
périodisation qui s’imposent à l’esprit en grand nombre car la décomposition
par exemple du communisme comme système politique et comme “foi” militante en
Europe remonte au moins aux années 1950. Des recherches convergentes
suggèrent un long avant-coup à l’effondrement “dans le réel” du système né
de la Révolution bolchevique. Un malaise croissant dans les mouvements et
idéologies militants d’après-guerre et le choc d’«illusions perdues»
successives doivent être périodisés sur tout le demi-siècle. De même, les bases de repli ou
solutions de rechange aux Grandes espérances, idéologies communautaristes,
intégristes, nationalistes, identitaires sur la prédominance conjoncturelle
desquelles j’émets des hypothèses ci-dessous, accompagnent de leur ressentiment
les deux siècles modernes – même si elles ont été longtemps refoulées et
dévalorisées par les idéologies du Progrès.
Les nouveaux consensus souvent allégués, autour du capitalisme
pérenne, de l’idéologie libérale et du marché n’occupent pas un monopole des
idées dans les sociétés avancées. Il conviendrait en outre d’interroger le
stéréotype central du discours de l’Écroulement: ‘cela s’est effondré
parce que cela ne pouvait pas ne pas le faire’ : discours téléologique qui
consiste à inscrire l’échec dans l’essence même du phénomène par son caractère
d’illusion collective coupée du réel. Il s’agit au fond d’un déterminisme
historique à l’envers, d’une persistance de l’historicisme (Popper) en
dépit du déclin allégué du marxisme, singularité digne d’être questionnée.
D’autre part, de même qu’en dépit des craintes des
penseurs spiritualistes du temps du romantisme, la “morale chrétienne”, en
décomposition il est vrai, a survécu et survit à la perte de prédominance de
l’Église et à l’indifférence religieuse, de même, la vieille «critique sociale»
perdure en se rafistolant. On rencontre encore aujourd’hui des argumentations et des micro-récits qui
cherchent à diagnostiquer, et à trouver remède au mal social et à son éternel
retour – la «fracture sociale», le chômage, le racisme, le sexisme, les
terrorismes intégristes, les nettoyages ethniques etc. Mais quelque chose
s’est soustrait dans les soubassements du discours social – quelque chose que,
dans un système philosophique, on nommerait une fondation. Le discours social
contemporain feint encore de dénoncer des maux contradictoires, mais sans
pouvoir démontrer qu’ils sont effectivement de tels maux ni penser ce qu’on
doit mettre à la place et comment on pourrait, sans contrecoup ni «effets
pervers», y porter définitivement
remède.
Des militantismes radicaux (au moins dans leurs rhétoriques) persistent
et même se développent encore en se marginalisant peut-être : féministes,
aborigénistes, écologistes... L’hypermnésie du nazisme (avec ses
équivoques et ses amnésies complémentaires), phénomène en développement
asymptotique soudain, un demi-siècle après les faits, doit bien vouloir dire
quelque chose. La volonté de censure qui est le propre de la “rectitude
politique” étend ses ravages en Amérique et en Europe et contribue aussi au
malaise et à la suspicion grandissants de la vie civique. Le prétendu “devoir
de mémoire” – expression fallacieuse en soi et devenue odieuse à force d’usage
componctieux, hypocrite et moralisateur en Europe francophone – vient se
substituer au Sens de l’histoire et à la critique historique. Le développement
du discours de l’“Humanitaire” semble venir remplir le vide des militantismes
socialistes et internationalistes de naguère, une culture politique
sentimentale et pharisaïque remplaçant un barbu par l’autre, Karl Marx par
l’Abbé Pierre. Mais cette remarque agacée n’est pas non plus une explication.
Jamais en 2000, la France n’a autant publié et exposé sur le thème de l’Utopie:
état de manque ou travail du deuil?
Il ne s’agissait que de montrer en quatre paragraphes que la
décomposition des idéologies de Progrès et la mutation culturelle en cours ne
relèvent pas, loin s’en faut, d’un constat simple et concluant ni n’appellent
l’adoption d’une facile position prophétique. Je reviens à mon propos de
départ: le vingtième siècle reste plein de taches aveugles et d’enchaînements
mal compris et le travail de clarification est d’autant plus urgent que
beaucoup de gens de divers bords ont intérêt à ne pas projeter une lumière trop
crue sur ce «passé qui ne passe pas». Je veux contribuer à cet effort
d’interprétation et je ne doute pas qu’une génération de jeunes chercheurs ne
se mette au travail de prise de distance critique, nécessaire pour comprendre sans larme à l’œil comme sans
aveuglement.
_________________
Le
texte qui précède est le résumé d’un livre sous
presse (au format.pdf : 400.000 octets!) aux Éditions du Trait
d’union, collection « Spirale » à Montréal.
Voyez
aussi le site des P.U.F., collection « Pratiques théoriques » avec
l’annonce du livre de Marc Angenot :
Vous
pouvez encore lire un essai sur un thème connexe, paru dans Les entre-lieux
de la culture, Dir. Laurier Turgeon, Paris, L’Harmattan, 1999 :
[1] Il n’est que juste de rappeler que le mot de
génocide a été créé pour désigner l’extermination des Tasmaniens par les colons
anglais. Mais comme il s’agit du seul génocide réussi de l’histoire
moderne, il n’y a pas de Front de Libération tasmanien pour le rappeler au
monde.
[2] Serge Ingoulov, L’édification du socialisme
(1935), pp. 6 et svt.
[3] B. Russell, The Practice and
Theory of Bolshevism (Allen & Unwin, 1921), 22.
[4] Flammarion, 1993.
[5] Dans son Complexe d’Astérix, p. 61.
[6] Et les – triomphantes ou désolées – “Morts de Karl Marx” s’accumulent
depuis le Marx est mort d’Alain de Benoist.
[7]Et, pour passer à des diagnostics sectoriels,
mais essentiels à l’identité française hexagonale, comme l’école, comme la
république: «fin de la République», «L’école est finie» et – relais de
l’Américain Allan Bloom qui a diagnostiqué The Closing of the American Mind
– «Déclin de la culture générale» etc. Et au bout du compte (oh! Mânes de
Victor Hugo, mânes d’Anatole France!) fin de la littérature française avec Danielle Sallenave, Lettres mortes et
Henri Raszcymow, La fin du grand écrivain.
[8] Grasset, 1980.
[9] C’est Raymond Aron, inspiré de penseurs
américains qui, d
s
les années 1950, a parlé de la “Fin des idéologies”; ici aussi, dès qu’on regarde
la chronologie, on doit remonter au début du demi-siècle.
[10] L’Effacement de l’avenir.
Paris: Galilée, 2000.
[11] Flammarion 1993.
[12] Trad. Paris, Flammarion, 1992.
[13] P. XI de l’original.
[14] The Origins of Totalitarianism. 3rd Edition. New York: Harcourt Brace
Jovanovitch, 1968. [éd. orig.:
1951], 436.
[15] Les idéologies du ressentiment, XYZ, 1996.
[16] Gallimard, 1993.
[17] Minois, Georges. Histoire de l’avenir, des prophètes à la
prospective. Paris: Fayard,
1996, 597.
[18] Robert Hue, Libération, 8.6.1998, 12 :
Le communisme “n’est pas une pièce de musée” mais “une idée d’avenir” à
condition qu’il soit “libre de toute vision messianique”.