Marc Angenot m.s.r.c.,

CÉLAT (Québec) et Université McGill (Montréal)

 

Colloque de Moscou, 12-14 mars 1998

 

                 C=est l=éruption de la fin!

Le diagnostic crépusculaire:

Un genre culturel français des années 1980

 

Publicistes et chroniqueurs français

 

C =est un rôle bien connu et établi dans la culture intellectuelle française que celui de Déchiffreur des signes des temps et de Faiseur de (généralement sombres) pronostics sur le présent et le proche avenir. Beaucoup d=intellectuels, universitaires et hommes de lettres sont tentés quelque jour de formuler un diagnostic global de la conjoncture. Il s=agit en général d=extrapoler un à-vau-l=eau imminent à partir d=une chronique du temps présent et du déchiffrement d=intersignes.

 

Dans la France des années 1980, on identifie un certain nombre de publicistes établis (puisque tel est le mot qui convient pour désigner un auteur qui Aécrit sur des questions d=actualité@, mais le mot d=essayiste ou encore celui de politologue sonnent mieux à leurs oreilles), bien situés dans la topographie politico-intellectuelle de l=époque et dont les livres se vendent. Ainsi Paul Yonnet est le publiciste attitré d=une droite nationale et Aoccidentale@. Ainsi, de l=aile droite à l=aile gauche du courant libéral, on pourrait identifier les publicistes abondants et réguliers que sont Alain Minc, François de Closets, Alain Duhamel. Ainsi, la gauche réformiste ou radicale, a elle aussi ses publicistes attitrés, très divers du reste par le capital de prestige et par le talent, par les positions et nuances idéologiques aussi et par la trajectoire intellectuelle, parmi lesquels on nommerait Pascal Bruckner (à classer comme Amodéré@), Alain Finkielkraut, Régis Debray (qu=on identifierait à une gauche jacobine), Max Gallo et bien d=autres. Il y a aussi, insituables dans cette topographie quasi-parlementaire, les francs-tireurs et terroristes du postmodernisme dont le chef de file est sans conteste Jean Baudrillard.

 


Par ailleurs, des sociologues et politologues universitaires, des historiens tentés par le présent, des philosophes attitrés ne manquent pas à l=occasion de publier des essais d=actualité d=un caractère plus subjectif, conjectural et partisan que leurs écrits savants, essais qui se rapprochent de ce que je cherche à circonscrire comme le champ de la Apublicistique@ ou qui s=y fondent.[1]

 

Le genre du diagnostic global et la vision crépusculaire du monde

 

Ce qui va donc m=intéresser dans ce secteur de la publicistique, ce sont  ces essais à grandes enjambées qui prétendent fournir un diagnostic global de la conjoncture, dire aux Français où ils en sont et où ils vont, montrer les promesses et, surtout, les périls du moment. L=analyse de faits récents mués en Asignes des temps@ amène l=essayiste à formuler des prédictions à moyen terme et le plus souvent à actionner des signaux d=alarme.

 

La perspicacité occasionnelle des Faiseurs de diagnostics est contrecarrée en effet par deux formes de complaisance qui sont inhérentes au genre: une antique prétention *philosophante+ au (à l=opportunité et à la possibilité d=un) déchiffrement global du cours de l=histoire, même si celle-ci s=infléchit, aux yeux de l=essayiste, en un Adéclin@ redouté B déclin des valeurs morales et civiques, des institutions qui font Al=identité@ de la France, de la France dans le monde... (C=est ici l=avatar crépusculaire, le renversement des grands paradigmes du Progrès, remontant à Condorcet) et une tendance irrépressible à lire la conjoncture à la lumière d=un Ajamais plus@, B stoïque, nostalgique ou rancunier, B d=un Never more, à déchiffrer une disparition annoncée, la mort imminente de choses essentielles, d=où le pathos du déclin irréversible, de la *fin+ des valeurs fondamentales, des territorialisations et des identités B sur quoi nous nous concentrerons.

 


Nous ne nierons pas que des *choses+ diverses aient subi un déclin fatal au cours des quinze dernières années que ce soit dans la France empirique ou dans son capital idéologique cumulé, B ce qui fait deux. Nous pensons cependant que les essais-diagnostics répondent à des *lois du genre+ qui les fait aborder le monde sous l=angle de la nostalgie-dénégation, accentuer certaines tendances et qui comportent une forme de simplisme cognitif, de fausse conscience et de facilité de pensée.  Nous appliquerons à la topique de l=essai-diagnostic à la française le concept de *romantisme de la désillusion+ (transposé de György Lukàcs, Theorie des Romans) et celui de *vision crépusculaire du monde+ (développé naguère par moi dans La parole pamphlétaire)[2]. 

 

Il va s=agir de montrer un angle d=approche de la conjoncture qui comporte, à mon sentiment, une part inhérente de fausse conscience et de facilité de pensée.  Non certes que des valeurs collectives ne puissent s=éroder, que des idéologies ne se désagrègent pas, que des certitudes collectives ne se défassent pas, que des institutions ne tombent pas en décadence, que des mutations morales et sociales d=abord latentes ne puissent devenir assez brusquement patentes pour les observateurs. La conjoncture des années 1980 de ce siècle fut une conjoncture de bouleversements massifs, tant à l=échelle mondiale avec l=effondrement, l=implosion de l=URSS et des États de sa mouvance, qu=à l=échelle de la France dont le rôle dans le monde (que ce soit son prestige littéraire ou son action politique B ou même sa haute-couture) s=est évidemment amenuisé B quoiqu=il soit possible de soutenir aussitôt que le processus s=est développé sur une bien plus longue durée que le temps de cette décennie que je choisis de scruter.

 

Je vais donc essayer de faire apparaître B en dépit de la justesse et perspicacité relatives de certains Adiagnostics@ B quelque chose comme une rhétorique prédominante et toute faite, accompagnée d=une topique crépusculaire devenue hégémonique, le tout se trouvant mis du reste à la disposition d=intervenants de sensibilités politiques très diverses.

 


En deçà de la rhétorique et topique de la Afin@, je déchiffre une sorte de manière de penser et de discourir collective, laquelle comporte, indissociablement, un potentiel de justesse et une part de sophismes ou de paralogismes et (comme on disait autrefois) de Afausse conscience@ qui vient de loin. C=est en effet que la pensée de la fin des valeurs et dissolution des repères n=est pas chose nouvelle dans l=Idéologie française sur la longue durée. C=est même, des années 1880 aux années 1930 et 1980, une de ces machines récurrentes et qui attirent l=attention à ce titre. En me reportant à une autre Afin de siècle@ et à une autre cohorte de publicistes qui, dans une conjoncture incommensurable certes, ont prophétisé vers 1880 la Afin d=un monde@, je montrerai quelle sorte d=idéologie latente accompagne le genre du diagnostic crépusculaire.

 

Les essais de vision crépusculaire de la fin du XXème siècle abondent depuis le début des années 1980, il en paraît un ou deux de mois en mois: ils forment un secteur de la librairie paradoxalement prospère au milieu de la *crise du livre+[3]. Le *genre+ philosophico-littéraire du diagnostic global, celui de la *Francoscopie+ transcendante[4] combine le pathos de la haute lucidité et le pessimisme catastrophiste. Tout en se disant, pour un certain nombre d=entre eux, encore *de gauche+ ou *progressiste+ (si ce terme conserve un sens dans une conjecture désabusée et pour une génération qui a donné dans toutes les illusions perdues de la politique sans exprimer jamais d=autocritique rationnelle), les publicistes de la Afin@ aboutissent presque fatalement B à l=exception de quelques pervers polymorphes et de nihilistes terroristes B à des impératifs  de *réarmement moral+, de retour dénégateur aux certitudes enchantées d=une *France immobile+ laquelle peut être une France gaullienne, ou jacobine, ou socialiste, ou marxiste, ou chrétienne, ou même modestement franchouillarde B à ce stade il importe peu. 

 

Caractérisons encore l=objet. L=essayiste crépusculaire prétend déchiffrer sombrement un devenir obscur, il voit et prédit la *fin+ de repères et de valeurs que Ales Français@ croyaient immuables, d=institutions et de mœurs qui tenaient, assure-t-on, à l=Identité française. Il n=échappe pas toujours au ressentiment et encore moins au simplisme de la nostalgie, devant des à-vau-l=eau et des changements délétères qui dévaluent à ses yeux de rassurantes convictions collectives, qui délitent d=antiques territorialisations, qui obscurcissent une image du cours Anormal@ des choses et du rôle ou de la *place+ de la France dans le monde. 

 

Έπιστηmη : la lecture des intersignes

 


Je vois comme une épistémologie sauvage à la source de l=essai-diagnostic: une connaissance du monde par déchiffrement de signes des temps. L=essai-diagnostic carbure à l=anxiété. À la façon des eschatologies antiques, le moderne essayiste prétend lire l=apocalypse imminente dans de petits événements pleins d=enseignement, des intersignes où se confirment ses Ajamais plus@. Dans un monde non pas seulement changeant, mais tendant à devenir inintelligible à l=homme rationnel qu=il est, il communie avec son lecteur dans la perplexité angoissée, il identifie le nouveau comme redoutable ou scandaleux éthiquement, et quasi-impensable rationnellement: les nouveautés étranges sont alors muées en signes avant-coureurs d=un effondrement de tout (si du moins, pour les penseurs Avolontaristes@, un Asursaut@ collectif, qu=ils disent vouloir encore espérer, ne vient pas conjurer in-extremis la ruine annoncée).

 

C=est l=éruption de la fin!

 

Il s=agit d=abord de rassembler sur le plateau, tous les prophètes de la fin des choses dans les 1980's. Ces journalistes et essayistes se bousculent et il n=est que d=évoquer des titres que vous avez rencontré chez votre libraire: Afin des idéologies@ bien entendu et *adieux au Prolétariat+[5] des uns et des autres, *panne d=idéologie+ (Alain Duhamel), *fin du social+ (Baudrillard et autres), *fin du politique+, *fin de la démocratie+ (Guéhenno etc.), instauration d=une *société du vide+ (Y. Barel), de l=*empire de l=éphémère+ et *crépuscules du devoir+ (Gilles Lipovetsky), ère des *simulacres+ et au bout du compte fin du réel (Baudrillard & ses adeptes), *déclin de l=individualisme+ (avènement du *temps des tribus+, Maffesoli), *éclipse de la société+ (Alain Touraine, La société invisible), instauration de *la barbarie+ (puisque seul terme subsistant de l=alternative fameuse d=Engels et de Karl Kautsky, *socialisme ou barbarie+, B Michel Henry), progrès de *l=inhumain+ et fin du progrès (Lyotard), engloutissement dans une *fin de siècle obscure+ (titre d=un essai de Max Gallo), et pour résumer et globaliser le tout en une eschatologie néo-libérale, *Fin de l=histoire+ (Francis Fukuyama et ses glosateurs français du Débat, d=Esprit et d=ailleurs).

 

Et ensuite, pour passer à des diagnostics sectoriels, mais essentiels à l=identité française, comme l=école, comme la république: *fin de la République+ (Régis Debray, Que vive la République!), *L=école est finie+ (Barnley), et, B relais de l=Américain Allan Bloom qui diagnostiqueThe Closing of the American Mind B *Déclin de la culture générale+ etc.

 

La France, ta littérature fout le camp!



Au bout du compte (oh! Mânes de Victor Hugo, mânes d=Anatole France!) *fin de la littérature française+, avec Danielle Sallenave, Lettres mortes, ou Henri Raszcymow, La fin du grand écrivain. Je néglige à regret, dans le présent essai, ce chapitre qu=il faudrait traiter en long et à part, et sans doute sur la durée de cinquante ans[6], de la fin présumée des lettres françaises en une obscure chienlit.

 

*Une fin de siècle obscure+, Max Gallo voyage au bout de la nuit

 

Je poursuivrai la description du genre en esquissant le plan d=ensemble d=un de ces essais de la *fin de siècle+. Celui de Max Gallo, paru en 1989, Manifeste pour une fin de siècle obscure, entre dans la sous-catégorie Avolontariste@: au bout du livre, il cherche à substituer à l=obscurité des temps présents les clartés d=un manifeste... qui reste à rédiger. On ne peut dire que la tentative soit convaincante.

 


Le siècle s=achève, constate Gallo, le despotisme communiste s=effondre tandis que le capitalisme néo-libéral semble triompher. Est-ce pour autant la fin de l=histoire? Partout, règnent pauvreté, racisme, fanatisme, violence, drogue. Les intégrismes réapparaissent. Les inégalités s=accroissent. Le chômage, la dette publique s=aggravent. Quels instruments d'analyse peuvent aujourd=hui nous permettre de saisir ensemble les contradictions de notre monde en crise? Gallo a une suggestion radicale qui est peut-être un recours étrange et importun pour un social-démocrate au passé rien moins que révolutionnaire: le temps n=est-il pas venu de relire Marx? Non plus l=idole et l=alibi des dictatures, s=empresse-t-il de dire, mais plutôt le penseur de la complexité du capitalisme, le philosophe de la liberté et des droits de l'individu en révolte contre ce qui l=aliène. Marx est mort. À nous de faire bouger ses idées, nos idées, d=élaborer un nouveau Manifeste pour cette fin de siècle obscure. Conclusion de ce manifeste ébauché, p. 200: Max Gallo appelle à Aune révolution qui exige des révolutionnaires la détermination, la confiance et la lucidité. Et ce n'est jamais facile car les forces qui poussent à la soumission, à l'intégration ont toutes les séductions et détiennent la plupart des pouvoirs. Elles apparaissent presque comme des lois de la nature. Elles le sont en un sens. Mais c=est à l=homme de les dompter, de les utiliser. À des fins humaines. La puissance de ceux qui s=opposent à ce système mondial vient de ce que, jour après jour, les hommes font l=expérience contradictoire des fantasmatiques potentialités de l'époque et des impasses dans lesquelles l'homme s=enfonce. Mais il suffit toujours de quelques combinaisons chimiques, parfois d'une seule, pour que toute une ligne d'évolution que l'on croyait tracée, dont  le destin semblait définitivement écrit, soit modifiée. Soyons cette liberté créatrice, soyons ce germe. Les hommes n'ont à y perdre que leurs chaînes, l'humanité que ses plaies les plus purulentes, l=inégalité qui opprime et tue, pour le profit de quelques-uns. Un monde humain se dégageant de la préhistoire est à construire. Hommes de tous les pays, qui croyez à l=avenir de l=homme, unissez-vous !@

 

On ne peut pas dire que  cette bonne volonté humaniste au bout d=un diagnostic plein de désarroi et de craintes du Arien ne va plus!@ soit très originale, mais la plupart des thèmes-clés des années 1980 sont au rendez-vous dans cet essai. On y voit typiquement apparaître un schéma général et ce n=est que de lui que je veux discuter: lecture convergente de certains signes des temps, vision de la fin de valeurs jugées essentielles et montée des périls, et puis, dans le cas présent, conclusion volontariste en forme d=appel à un *réarmement moral+. Que cet appel se réclame de Marx me semble assez contingent, mais que sa forme de modernité réactive soit nostalgique d=un grand texte de 1848 me paraît participer de la logique du genre.

 

*Que reste-t-il de nos manifs?+: les soixante-huitards mis au tombeau par eux-mêmes

 

Depuis une quinzaine d=années, les soixante-huitards ont battu leur coulpe et abjuré diversement les fumeuses utopies de leur jeunesse. Ils n=étaient au fond que des privilégiés générationnels, des baby-boomers. Que reste-t-il de nos manifs?, demande nostalgiquement Héléne Fontanaud.[7] La chronique des années 1980 se développe à l=horizon d=une désillusion et d=une trahison collective. Pourquoi le triomphe de la gauche - qu'elle a tant aimée - est-il devenu pour elle le symbole de l'ennui, de l=ambition, du reniement ? De l=illusion lyrique à la gueule de bois, de la manif à la mélancolie branchée, cet essai se propose de conter la découverte des groupuscules et de leurs rites, l=Aétat de grâce@, la résistible ascension du Front national, la création de SOS-Racisme, la divinisation du président Mitterrand, le néo-réalisme socialiste, le consensus et le yuppisme de gauche... autant d=étapes vers un désenchantement.[8]

 

Fin des idéologies

 


*La France ne croit plus aujourd=hui aux grandes utopies totalisatrices, elle ne succombe plus aux eschatologies rédemptrices+, expose Alain Duhamel dans Les peurs françaises.[9]  Évidemment, c=est de cette fin des Grands récits, des grandes espérances militantes qui ont traversé le XXème siècle que tout part. Les Français ne croyent plus à ces chimères, ce qui réjouit plutôt le libéral Duhamel, mais, démunis d=illusions et de projets collectifs, ils ont peur...

 

Que ce soit pour s=en réjouir ou s=en désoler, cette Afin@ des grandes idéologies, c=est le pont-aux-ânes des années quatre-vingt. Tout le monde est d=accord sur ce constat de la fin des militantismes *révolutionnaires+, celle des *utopies exotiques+[10] (le Cuba du AChe@ ou le Cambodge de Pol Pot), de la fin des *Grands récits+, ces totalisations du passé, du présent et de l=avenir, ci-devant *énigmes résolues+ du malheur des hommes.[11]  Mais l=accord s=arrête là, puisque les uns se réjouissent de tourner définitivement la page des Grandes illusions et des grands mouvements de masse et d=autres, pour qui le socialisme restait *malgré tout+ un phare au milieu des temps obscurs, sont inconsolables.

 

*Fin de l=histoire+ va proclamer bientôt Francis Fukuyama, confondant avec candeur et simplisme la carte et le terrain. Fin des grandes idéologies historiques en tout cas, concède-t-on, que ce soit avec un soulagement *néo-libéral+ (cette fin, Raymond Aron l=avait prédite dans les années 1950) ou avec la désolation de l=ancienne gauche.

 


Le *Pays où nait l=avenir+, comme le proclamait avec grandiloquence la propagande communiste des années trente, l=URSS présente désormais pour toute l=intelligentsia française des années 1980 un bilan globalement négatif, et peut-être un bilan *criminel+: l=accord se fait là dessus au cours de la décennie jusqu=au jour sidérant de 1991, où l=URSS elle même, sans coup férir et d=un jour à l=autre, disparaît de la carte du monde. *Le passé d=une illusion+, titrera François Furet à propos des grandes espérances communistes. Mais au-delà de cet *espoir à l=Est+ qui s=évanouit définitivement, c=est la grande idée de justice sociale, née en Occident vers 1830 avec le néologisme même de *socialisme+, qui en prend un coup et s=enfonce doucement dans le passé idéologique. Les *Adieux au prolétariat+ ont commencé à retentir dès les années soixante, d=André Gorz à Alain Touraine; ils vont se multiplier. Il vaut mieux quitter à temps ce qui vous quitte.

 

Alain Duhamel, ou les Peurs françaises

 

*Fin des idéologies+, constate donc le publiciste Alain Duhamel dans Le complexe d=Asterix et Les peurs françaises.[12] La France est en panne d=idéologie, il n=y a d=ailleurs pas que le socialisme révolutionnaire qui s=effondre: tous les *projets+ sociaux classiques se sont sclérosés, constate A. Duhamel sans gros chagrin, mais il ne reste plus alors aux Français que *la politique-spectacle+[13] (Duhamel est un des inventeurs de l=expression) et les affres d=angoisses cruelles B immigration, délinquance, dissolution de la famille ... B parmi lesquelles figure en bonne place *la peur du déclin+ de la France même.[14]

 

*La société française traverse une période de grand trouble. Toutes ses certitudes, tous ses repères, toutes ses traditions, toutes ses grilles d=interprétation vacillent, hésitent et tremblent+.[15] D=un Duhamel à l=autre, les nouvelles scènes de la vie future renouvellent les craintes d=une américanisation croissante de la société française et du déclassement d=un art de vivre.

 

La Fin de la gauche

 

Les idéologies se portent mal, mais certains secteurs idéologiques sont peut-être plus que d=autres en coma dépassé. Ce n=est peut-être pas tant le politique dans son ensemble qui a disparu que ce qui en fut autrefois l=aile marchante et que la France nomme globalement : *la gauche+.

 


Pour Jacques Julliard, dans Le Génie de la liberté,[16] après la mort du communisme, la gauche entière est  à refonder, mais l=espoir est permis. *Le communisme est mort et, avec lui, toute une représentation de la gauche, de l=action, de l=éthique, de l=avenir. Ouf! Mais il ne suffit pas de célébrer la revanche de Léon Blum. Il faut faire du neuf avec du neuf, refonder un modernisme de gauche. Le communisme est mort. C=est le moment ou jamais d'entamer une vraie critique du capitalisme, lit-on dans le prière d=insérer+.  La mort du communisme serait ainsi la chance d=un nouveau socialisme à réinventer.

 

Pour Alain Touraine au contraire, dès 1980, nous sommes arrivés à L=Après-socialisme.[17]  Il faut refonder des projets sociaux, soit, B mais faire quelque chose de tout autre et tourner le dos au passé des luttes et des doctrines de la, ou des gauches modernes. *Pourquoi, dans un monde en pleine mutation, le modèle politique de la gauche resterait-il seul immuable ? Au nom de quoi continuer à vouloir construire un socialisme Avéritable@ B jamais défini B alors même que, du socialisme réel, tant d=hommes cherchent à sortir ? Mieux vaut prendre acte que le socialisme n=appartient ni au présent ni à l'avenir, mais au passé. (...) Il faut repartir de l=analyse des faits sociaux. Quels mouvements sociaux prennent aujourd=hui la place centrale qui fut celle du mouvement ouvrier?  Quelle sont leurs véritables adversaires ? Quelles formes d=initiative politique doivent remplacer les programmes de partis qui ne visent plus qu'au renforcement de l=État? Par là seulement on libérera la gauche vivante des formes politiques et idéologiques mortes. L=espoir n=a pas d=autre chemin, car nous sommes déjà dans l'après-socialisme+, expose Touraine.

 

Jean Baudrillard ou la Fin du social

 


Si la gauche est morte, c=est que son séculaire cheval de bataille, la question sociale, le *social+ s=est évanoui. La fin du social[18], titre Jean Baudrillard dans un bref essai, crépusculairement primesautier. Baudrillard qui, dans Les stratégies fatales[19] montre aussi la fin du grand paradigme progressiste moderne, de Condorcet à Marx, celui du Sens de l=histoire. Les *majorités silencieuses+ ont définitivement remplacé les bruyants prolétariats revendicateurs. *La majorité silencieuse: tous les systèmes actuels fonctionnent sur cette entité nébuleuse, dont l'existence n=est plus que statistique, dont le seul mode d'apparition est le sondage. Les masses qui la constituent ne sont bonnes conductrices ni du politique, ni du social, ni du sens en général. Tout les traverse, tout les aimante, mais s'y diffuse sans laisser de traces.+

 

Aujourd=hui, conclut Baudrillard, que toute radicalité critique est devenue inutile, toute négativité résolue dans un monde qui fait semblant de se réaliser, que l'esprit critique a trouvé dans le socialisme sa résidence secondaire, que l=effet de désir est largement passé, que reste-t-il que de remettre les choses au point zéro énigmatique ? Or l'énigme s'est inversée: jadis c'était la Sphinge qui posait à l=homme la question de l=homme, qu=Œdipe a cru résoudre, que nous avons tous cru résoudre, aujourd=hui c=est l=homme qui pose à la Sphinge, à l=inhumain la question de l=inhumain, du fatal, de la désinvolture du monde envers nos entreprises, de la désinvolture du monde aux lois objectives.[20]

 

De nombreux essayistes, dont Lyotard, retiendront cette thèse de l=Inhumain et y reviendront.

 

La Fin de la démocratie

 

Pour divers publicistes, au delà du seul socialisme, la démocratie française comme telle est menacée par des perversions qui la dénaturent et la conduisent à l=agonie ou à former un monde à l=envers où elle se mue peu à peu en le contraire de ce qu=elle doit être.

 


Du temps où il y avait un Ennemi totalitaire, Jean-François Revel dans Comment les démocraties finissent avait cru pouvoir prophétiser que la mort de la démocratie occidentale viendrait de ses faiblesses complaisantes à l=égard du prétendu camp socialiste. Ce camp a implosé en une nuit, mais les ennemis de la démocratie sont restés à l=intérieur: ils s=appellent selon les uns et les autres, la *dépolitisation+ bien entendu, la *Fin du politique+ (Pierre Birnbaum et al., 1975), la *Politique-spectacle+ (A. Duhamel), La Société incertaine (Miranda, 1986), La Société de confusion (J.-Cl. Crespy 1991), La Peur du vide (O. Mangin, 1991) et La Grande manip= (François de Closets, 1990), le sophisme du *Gouverner, c=est paraître+ (J. F. Cotterets, 1991). Jean-Marie Guéhenno synthétise ces craintes de perversion en titrant tout uniment: La Fin de la démocratie.[21] C=est certainement en ce secteur de la *dépolitisation+ qu=on rencontre le plus grand nombre d=essais-mises en garde et ils proviennent de toutes les familles idéologiques. Victoire de la politique-spectacle, de la politique-sondage, des muettes *majorités silencieuses+, des professionnels des médias et de la manipulation, B ce que conclut aussi Baudrillard dans un troisième opuscule nécrologique sur les illusions démocratiques et progressistes, La Gauche divine.

 

Là où les uns prédisent la destruction, l=érosion ou la perversion fatale de la démocratie, d=autres en montrent au contraire la victoire à l=usure, victoire par abandon de ses adversaires séculaires. Mais c=est une victoire qui, selon Pascal Bruckner, a aussi quelque chose de crépusculaire. Le sentiment de fin de tout n=est pas au goát de Bruckner après un siècle qui finit somme toute moins mal que les événements sanglants et atroces du *court vingtième siècle+, 1914-1989 (Eric Hobsbawm) ne le laissaient espérer. Quelques essayistes Acentristes@ comme Bruckner vont tenter d=expliquer cette mélancolie maussade qui, après ce siècle des guerres mondiales et des régimes totalitaires, semble accueillir la victoire par défaut de la *démocratie+.

 


Pascal Bruckner, s=il se laisse aller à parler aussi d=une *sortie de l=histoire+ dans La mélancolie démocratique, cherche à comprendre la *victoire-fardeau+ de la démocratie. C=est que la démocratie qui est le *moins mauvais+ système, selon le mot fameux de Churchill, n=est jamais quelque chose d=enthousiasmant. *Nous sommes entrés, écrit-il, dans l=ère de la mélancolie démocratique. (...) Car la démocratie est haïssable: elle contredit les penchants les plus spontanés de l=être humain à écraser, dominer ou asservir les autres. À droite, la démocratie triomphante suscite *une peur devant son pouvoir de désagrégation des liens communautaires; (...) À l=extrême gauche, une impatience devant ses lenteurs, son inacceptable mollesse+.[22] Au lieu de nous réjouir donc, *nous baignons dans l=ère des bilans, de la préservation de l=héritage. Seule la sauvegarde mobilise les énergies+, constate-t-il, offrant du moins, lui, une hypothèse pour expliquer la multiplication de visions d=agonie dans une société somme toute prospère et qui ne sort pas trop mal d=un siècle de haines et de carnages.[23]

 

Régis Debray, ou la Fin de la république

 

Pour Régis Debray, qui, sorti des geôles de Bolivie et du gauchisme tiers-mondiste, en est venu à incarner une gauche *nationale+, un gaullisme de gauche somme toute, la République française, jacobine, est sur sa fin. Le prière-d=insérer de Que vive la République! expose cet effondrement redouté qui sera la fin aussi de l=identité française (fin de ce que les idéologues de la droite libérale appelleront un peu plus tard B mais en s=en réjouissant eux, B la Afin de l=exception française@):

 

Sans discours ni trompettes, les ennemis de la République ont pris le pouvoir dans la société. Au premier rang, l=Argent et l=Image. Leur alliance  a remplacé celle du Trône et de l=Autel. Aggravant l=opulence par la notoriété, redoublant l'inégalité des revenus par celle de la considération publique, elle s'attaque aux fondements de l=orgueil républicain: le désintéressement et l=anonymat, qui subordonnent appétits et vanité à l=intérêt général. La République n=est pas un régime politique parmi d=autres. C=est un idéal et un combat. Elle requiert non seulement des lois mais une foi, non seulement des services sociaux mais des institutions distinctes dont la première de toutes est l=École, non seulement des usagers ou des consommateurs mais des citoyens... Quand le ressort se casse, la chose publique brinqueballe. Ce plaidoyer se voudrait à la fois histoire d=un relâchement et appel au ressaisissement.

 

Une analyse du ramollissement idéologique en cours: la *soft-idéologie+

 


La fin des idéologies qui soulage les uns, fatigués des grands enthousiasmes de masse, est identifiée par les autres comme l=entrée dans une ère de ramollissement mental. *Les temps sont durs, les idées sont molles+[24], constate Fr.-Bernard  Huyghe dans la Soft-idéologie (1987).  Ce qu=il combat, dit-il, c=est l=idéologie même de la fin des idéologies où *le débat politique évacue idées et projets+.[25]  Dans les années 1960 et 1970, la gauche dénonçait et la droite gérait.  Aujourd=hui, tous *affichent le même look branché: modernité souriante et pragmatique, moralisme éclairé mais sévère. Leur credo prêche le management, le minitel et les droits de l=homme+.[26]

 

Huyghe réussit ce tour de force de combiner une vision crépusculaire de la conjoncture (dans la variante Amontée des simulacres@ et des faux consensus) et une critique fort pertinente de la *fin des idéologies+ B qui n=est jamais qu=une autre idéologie.

 

En tout cas, si juste que soit ce trait critique, le discours de la fin de toutes choses se développe cependant chez lui de façon typique et même hyperbolique:

 

Tout est fini, avonc-nous dit: fin des conflits et des révoltes, fin des illusions et des utopies, fin des idées et des valeurs, fin des héros et des modèles, fin de l'intelligentsia et des Français moyens, fin de la croissance, fin de la jeunesse, fin des classes, fin de la nation... Fin du politique aussi: quel peuple de gauche ou de droite représenter? Que changer, que libérer, que distribuer, que restaurer, que défendre?[27]

 

Mais on pourrait multiplier par cent les citations de cette farine qui reviennent en basse continue dans le brouhaha du discours social français.

 

 

 

Alain Touraine, ou l=Éclipse de la société

 

Fin des idéologies et dissolution des grands principes. Mais passons de la carte au terrain. Et la société empirique, comment se porte-t-elle? Pas trop bien... Elle aussi se vide de contenu et passe à la réalité virtuelle.

 


Alain Touraine a conçu et formulé dès 1969 le concept de *société post-industrielle+ le premier de tous les *post-+ qui s=engloberont dans le *post-moderne+.[28] *Un type nouveau de société naît aujourd=hui sous nos yeux, qui se différencie de toutes celles qui ont précédé. Cette société, c'est la société post-industrielle où les rapports sociaux se trouvent profondément transformés+ et partiellement vidés de substance. Quelques années plus tard, dans la société invisible,[29] Touraine médite sur *l=éclipse de la société+. *Ère du vide+ (G. Lipovetsky), *Société de l=éphémère+: dans le même temps d=autres essayistes vont trouver des formules chargées de traduire ce sentiment général d=une société de plus en plus anomique, ténue et insaisissable.

 

Yves Barel, ou la Société du vide

 


Yves Barel caractérise la société actuelle comme La société du vide (Paris, 1984): il diagnostique à son tour un *retrait+ du social, de l=idéologie, plus globalement une *panne du sens+ qui ne semble laisser aux Français qu=à vivre en *attendant+ peut-être quelque part la reprise de l=histoire. Fin du politique dont les symptomes sont omniprésents: *Le scepticisme à l'égard des idéologies et des grands systèmes de pensée, le reflux du militantisme, la désyndicalisation dans certain cas, le rejet dépité de la transcendance sociale, la montée des corporatismes, le repli de l=individu sur lui-même et sur le microcosme familial ou affinitaire, l=engouement pour un certain activisme culturel, l=Aautoproduction@, la Anouvelle entreprise@, l'orientation d=une partie du mouvement associatif apparu dans la sphère du Ahors-travail@ vers des activités économiques, parfois des activités de production, etc. C=est cette Adépolitisation@ qui, ajoute-t-il, explique en partie la prise du pouvoir en 1981 par la gauche française.[30] Le paradoxe serait que la gauche vient au pouvoir pour assurer en douceur son auto-décomposition et, tant qu=à faire, la dissolution étendue du *politique+ et du *social+. Au bout du compte, à en croire Barel, la société aurait à recommencer à zéro: *Tout se passe comme si la société, toute sophistiquée qu=elle soit, retournait à un état élémentaire où, ses rapports structurels les plus rudimentaires ayant cessé de remplir correctement leur office, il fallait tout repenser depuis le commencement, dans l=anomie de l=aube sociale. Elle connaît, comme les individus, un Apassage à vide@+[31].

 

Michel Maffesoli, Fin de l=individu ou Temps des tribus

 

Les uns proclament la AFin de l=individualisme@, les autres au contraire signalent la tombée dans un nouvel individualisme correspondant à une AÈre du vide@; c=est qu=ils ne s=entendent pas sur le mot, quoique leurs diagnostics ne soient aucunement incompatibles.

 

Pris entre l=anomie *sociétale+ (voici un néologisme d=emprunt à l=anglais qui est apparu dans la période décrite) et le vide individuel, spirituel, l=homme actuel pratique le groupisme. Il se replie sur de petites communautés chaudes et rassurantes contre les monstres froids qui le phagocytent. C=est du Tönnies revisité : Geneinschaft v. Gesellschaft.

 

Michel Maffesoli et d=autres sociologues voient le Atribal@, l=ethnico-identitaire notamment, le micro-communautaire se substituer au civique, l=idéologie du droit se trouvant remplacée par un marché de Adroits à la différence@ qui n=est qu=isolement dans la chaleur croupissante de la connivence avec les Asiens@.[32]

 


Gilles Lipovetsky, dans L=Ère du vide: essai sur l'individualisme contemporain (Paris: Gallimard, 1983) s=efforce également de saisir un des traits significatifs de l'air du temps - le nouvel air du temps, bien loin de la révolte et de la remise en cause des années d'expansion.  Mais il nomme *individualisme+ ce que d=autres voyent comme une sorte d=autisme éloigné de tout individualisme *authentique+.  Le prétendu *retour à l=individualisme+ comporte de nouvelles attitudes morales répréhensibles: apathie, indifférence au civique, désertion sociale, substitution d=un principe de séduction au principe de conviction, narcissisme et repli sur le privé (le marketing américainqui axe ses stratégies sur cette hypothèse, dit Acoccooning@).  L=auteur croît pouvoir rapporter l=ensemble de ces phénomènes à un même facteur: l=individualisme entrant dans un nouveau stade historique propre aux sociétés démocratiques avancées, et qui définirait proprement l=âge Apost-moderne@.

 

À cette société du repli narcissique et de l=apathie civique, répond une sorte de post-morale *indolore+ et, littéralement, *sans obligation ni sanction+[33], que Gilles Lipovetsky caractérisera dans un essai ultérieur comme le Crépuscule du devoir.[34]

 

Descombes, Ferry, Fougeyrollas & les autres, ou la Fin de la philosophie

 

J=ai fait allusion plus haut aux prophètes de la Afin de la littérature@ française. Il y eut aussi, parallèlement, ceux de la déchéance ou du ramollissement de la philosophie en France, elle aussi tombée dans le AComble du vide@. Tel fut le titre d=un numéro retentissant de Critique, en janvier 1980: *Il est apparu que Critique se devait de chercher les raisons qui favorisent actuellement une telle littérature [politico-philosophique], dont la première caractéristique est son extraordinaire abondance: nous sommes Acomblés@. Mais la plupart des écrits qu=on peut ranger sous cette rubrique ont aussi pour trait commun de n=offrir que déclarations d=intention, expressions d=indignation ou prises de position, au lieu de l=analyse qui devrait y conduire. Bref, c=est le vide à son comble.+

 

Pierre Fougeyrollas, Vincent Descombes, Ferry et Renaud, selon des approches très diverses et des courbes d=indignation variées, ne verront dans la philosophie française post-soixante-huitarde, en bloc et en détail, que vide de pensée, répétition névrotique et maniériste d=idées inventées ailleurs et en d=autres temps, et obscurantisme, verbalisme (circulation de mots vides sans couverture-or de pensée authentique) B déclenchant chaque fois une vive polémique.

 

Alain Finkielkraut, ou la Fin de la culture

 


Dans un essai retentissant paru en 1987, La Défaite de la pensée, A. Finkielkraut dénonce la fin d=une certaine idée de la culture, remplacée par un ersatz dégradé. Car la culture véridique, c’est, et ce ne peut être, que la vie avec la pensée. Or, le terme de culture a aujourd’hui deux significations qu’on s’acharne à confondre. *La première affirme l'éminence de la vie avec la pensée; la seconde la récuse: des gestes élémentaires aux grandes créations de l'esprit, tout n’est-il pas culturel? Pourquoi alors privilégier celles-ci au détriment de ceux-là, et la vie avec la pensée plutôt que l’art du tricot, la mastication du bétel ou l’habitude ancestrale de tremper une tartine grassement beurrée dans le café au lait du matin?+  Aujourd’hui, il est courant de baptiser culturelles des activités où la pensée n'a aucune part. Des gestes élémentaires aux grandes créations de l'esprit, tout devient prétendument culturel. Pourquoi alors choisir la vraie culture, au lieu de s’abandonner aux délices de la consommation et de la publicité, ou à tous les automatismes enracinés dans l’histoire? Certes, nul ne sort plus son revolver quand il entend le mot *culture+. Mais, champions de la modernité ou apôtres de la différence, ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, lorsqu'ils entendent le mot *pensée+, sortent leur culture. Une question est à l’origine du livre de Finkielkraut: comment en est-on arrivé là ?

 

L=École est finie (et la culture scolaire aussi)

 

Allan Bloom en 1987 dans son bestseller The Closing of the American Mind, annonçait la déchéance de l=enseignement universitaire américain sous les coups du féminisme et des activismes politiquement corrects, fin de la culture générale et de la culture littéraire aux États-Unis. *L=ennemi le plus récent de la vitalité des textes classiques, c=est le féminisme. Les combats menés contre l'élitisme et contre le racisme ont eu peu de répercussions directes sur les relations des étudiants avec le livre. La démocratisation de l'université a eu tous les effets généraux que j'ai décrits, en en démantelant la structure et en lui faisant perdre son centre de gravité; mais pour ce qui est des textes classiques, les activistes ne les condamnent pas et il leur arrive même d'être contaminés par l'exemple de leurs maîtres de Francfort, qui aimaient faire parade de leur familiarité avec la grande culture. [...] Quant au racisme, il ne jouait aucun rôle dans la littérature classique, du moins sous les formes qui nous préoccupent aujourd=hui, et en général on ne considère comme raciste aucune grande œuvre de la littérature. En revanche, toute la littérature jusqu'à l=heure actuelle, y compris une partie de la littérature d=aujourd=hui, est Asexiste@+.[35]

 


Si différente que soit la situation française, où certes la menace ne saurait venir de l=excès de féminisme, ses angoisses répondent à celles qui s=expriment en des dizaines d=essais en France: l=école agonise et l=enseignement d=une certaine culture désintéressée aussi. L=école est finie annonce Pierre Barnley[36]. L=école ne produit plus que des analphabètes. La philosophie des lycées *périclite+. L=enseignement de la littérature est à zéro: *On constate l=état lamentable où sont tombées la littérature et la poésie dans l'univers scolaire. Quant à la culture théâtrale, cinématographique (...) tout est à reconstruire.+[37]  L=enseignement des arts, n=en parlons pas: *un million des personnes travaillent à l=Éducation nationale pour former des jeunes qui sortent des écoles dans un état d=ignorance artistique quasi absolu.+[38] Et quant à l=enseignement moral, le terme seul fait sourire de pitié: *Dans l=institution éducative, la morale a complètement disparu, je dis bien, complètement. Elle s=est engloutie dans le naufrage des maximes à la Topaze. AQui vole un œuf vole un bœuf@, AL=argent ne fait pas le bonheur@, on écrivait cela sur les cahiers dans mon enfance. Le ridicule a tout balayé. Mais rien n=est venu prendre la place de ces Apréceptes pour les pauvres@ imposés par la morale bourgeoise. L=école est devenu un espace moral nébuleux où le même événement sera alternativement jugé avec sévérité ou avec indulgence. Plus aucun point de repère.+[39]

 

Diagnostic pédagogique matière par matière, invariablement pessimiste donc et qui semble pourtant séduire certains lecteurs partageant le désarroi global. Pour la France laïque et républicaine, cette fin de l=école sonne pourtant comme le glas de la France moderne elle-même et de ce qu=elle avait de meilleur.

 

Il va de soi qu=on peut cumuler dans un seul livre les divers diagnostics sectoriels: Les enjeux de la fin du siècle (ouvrage collectif, Paris: Desclée de Brouwer, 1985) va montrer l=échec des institutions culturelles créées dans l=après-guerre, puis *le ratage de l=école+, puis *l=occasion perdue des médias+ et ainsi de suite.

 

La Abarbarie@ et l=Ainhumain@: trouver les mots pour le dire

 


Les essais que nous venons d=évoquer prennent pour aire d=analyse la France. D=autres embrassent plus vaste et interrogent la civilisation tout entière; le diagnostic est d=autant plus sombre. Les Spengler de l=Untergang des Abendlandes passeraient aujourd=hui pour des esprits modérés et optimistes.

 

Pour Michel Henry avec La Barbarie,[40] la culture occidentale entre dans une phase de déclin. (*Voici la nouvelle barbarie dont il n'est pas sur cette fois qu'elle puisse être surmontée+). Socialisme ou barbarie? L=un des termes de l=alternative s=est évanoui, reste donc l=autre... Mais le remarquable est ceci: ce sont décidément des esprits venus de l=extrême gauche qui reprennent le vieux thème de la décadence chers autrefois à l=extrême droite. Ce qu=Henry dénonce comme source du nouveau malaise dans la civilisation, c=est l=impérialisme toujours plus pesant de la science et la domination des techniques. Et ainsi, il prétend montrer le lent travail du Mal, la sourde montée de la Barbarie: parce que le savoir sépare de la vie, c'est-à-dire de la culture.

 

Tout aussi formé intellectuellement par une jeunesse gauchiste, Jean-François Lyotard prolonge sa retentissante Condition postmoderne par un recueil de causeries sur L=Inhumain.[41] Les humains se trouvent emportés dans un développement inhumain, qu'on n=ose plus appeler le progrès en même temps que disparaît toute alternative humaine, politique et philosophique, à ce processus que personne n=a voulu et qui se développe fatalement et incontrôlablement, au ABig Bang@ de l=Inhumain.

 

Baudrillard, ou le nihilisme allègre: Fin du sens, fin du réel

 

Fin du social, fin du politique, fin de la démocratie, fin de l=école, c=est bien partiel, il fallait synthétiser tout ceci et peut-être un peu l=hyperboliser en faisant passer sur les esprits le frisson du vide absolu.

 

Cette tâche perverse mais euphorisante est échue à Jean Baudrillard qui, faisant un effort pour être vraiment post-moderne lorsque tout est fini (comme chantait Lucienne Boyer en des temps très ancien), a fini par énoncer en synthèse: Fin de la signification et Fin du réel.

 


L=homme postmoderne a changé d=illusions, mais il n=a toujours pas rencontré le monde empirique: du Crépuscule des Idoles (totalitaires), il  est passé à l=avènement des Simulacres, au règne envahissant du Virtuel hyperréaliste. Il y a chez Baudrillard comme une anthropologie de la jobardise humaine. *Société du spectacle+ avait analysé le situationniste Guy Debord dès 1967[42]. Monde du simulacre et de la simulation, généralise Baudrillard dans Simulacres et simulation[43].

 

Aujourd=hui l=abstraction n=est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n'est plus celle d'un territoire, d'un être référentiel, d'une substance. Elle est la génération par les modèles d'un réel sans origine ni réalité: hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C=est désormais la carte qui précède le territoire - précession des simulacres - c=est elle qui engendre le territoire et s'il fallait reprendre la fable, c'est aujourd=hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l'étendue de la carte. c'est le réel et non la carte, dont des vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l=Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même.[44]

 

Au reste, en classant, comme j=ai fait ci-dessus, Jean Baudrillard parmi les nihilistes, je lui faisais un éloge qu=il ne croit pas mériter, B conséquent en ceci avec ses analyses de la perte totale du sens: *Si être nihiliste, c=est porter, à la limite insupportable des systèmes hégémoniques, ce trait radical de dérision et de violence, ce défi auquel le système est sommé de répondre par sa propre mort, alors je suis terroriste et nihiliste en théorie comme d'autres le sont par les armes. La violence théorique, non pas la vérité, est la seule ressource qui nous reste. Mais c'est là une utopie. Car il serait beau d=être nihiliste, s'il y avait encore une radicalité B comme il serait beau d=être terroriste, si la mort, y compris celle du terrorisme, avait encore un sens. Mais c=est là où les choses deviennent insolubles. Car à ce nihilisme actif de la radicalité, le système oppose le sien, le nihilisme de la neutralisation. Le système est nihiliste lui aussi, en ce sens qu'il a puissance de renverser tout, y compris ce qui le nie, dans l'indifférence.+[45]


Du *post-industriel+ (de Touraine) au *post-moderne+ (de Lyotard), on ne peut faire ici (et d=autres l=ont déjà tenté du reste) la liste des néologismes et locutions neuves qui sont censés caractériser cet état de choses d=après le déluge, lui donner des noms B ni chercher à se retrouver dans le tohu-bohu des définitions dudit post-modern(ism)e.

 

Il faut couper court et venir à des réflexions de synthèse.

 

Du Goulag à Heidegger. Les années soixante-dix, ou: Illusions perdues

 

Il faut d=abord reconnaître que certaines *choses+ ont en effet pris fin dans les années 1970 qui furent, pour l=intelligentsia française, les années des illusions perdues. Ainsi Aleksandr Soljénitsyne a porté un coup fatal aux derniers tenants du *bilan globalement positif+ de l=URSS. Ainsi, l=image de Martin Heidegger, ci-devant grand philosophe existentialiste, s=est troublée en celle d=un petit-bourgeois de l=Allemagne du Sud, pétri de ressentiment, en culotte de daim et chapeau tyrolien, admirateur de Hitler.

 

Cependant ces ruines-ci sont des ruines de l=idéologie. Ce n=est pas le réel qui s=effondre ni la société qui se désagrège, mais des illusions qui s=envolent et le choc ultime de la désillusion, pour qui consent à prendre du recul, fut simplement bien tardif: les mauvaises nouvelles sur l=URSS et sur Heidegger ont mis le temps d=une ou deux générations à pénétrer la conscience intellectuelle française.

 

Vision crépusculaire et discours identitaire

 

Ma première proposition heuristique serait de dire pourquoi il y a un bonheur de connivence amère dans la pensée crépusculaire. Le discours crépusculaire forme un mécanisme à fonction essentiellement (quoique paradoxalement) identitaire: il permet de poser un Sujet résistant à l=à-vau-l=eau et de lui attribuer un *avoir-raison+ dans un temps out of joint, un temps dé-raisonnable.

 


Il se peut que toute affirmation identitaire soit liée au sentiment de sa propre disparition soupçonnée ou fatale, en tant que groupe, peuple, nation, génération, et/ou *sodalité idéologique+[46]. Ceci reviendrait à suggérer que tout discours identitaire est, proprement, techniquement parlant, réactionnaire: il réagit contre un avenir gros de mutations qui vous privera de votre mémoire collective et réduira au dérisoire votre contentieux à l=égard d=un monde qui écrase, qui évolue et vous nie.

 

Diagnostics crépusculaires et légitimation du penseur

 

Je pense en outre que le genre de l=essai-diagnostic et sa récurrence ont à voir, encore paradoxalement, avec la légitimation de l=écrivain moderne, ainsi que cela se constaterait par le retour de certains thèmes sombres et de certains diagnostics cataclysmiques[47] sur la longue durée: *Nous assistons à la fin du monde latin etc...+, B c=est de Flaubert, Correspondance, VI, p. 201 B et c=est très flaubertien.

 

L=écriture littéraire du siècle passé a toujours à voir avec le romantisme de la désillusion (Lukàcs) et la pose du Never more. Et c=est bien en quoi l=essai-diagnostic demeure un genre littéraire.

 

Illusions perdues et marketing de librairie

 

Avant de poursuivre la synthèse, il faut concéder encore que la multiplication de ces essais crépusculaires au cours des dernières années a pu tenir en partie aux exigences du marché de la librairie. Ce sont peut-être parfois les éditeurs qui imposent le titre *fin de ~~+, titre simplificateur mais rentable.

 

C=est, au delà d=une telle contingence de marketing, une facilité pour l=essayiste que de travailler ses analyses du présent sous l=angle du *Never more+ qui assure une sorte de complicité avec le lecteur face à un temps frustrant et désaxé, out of joint.

 

Un post-moderne de 1888: La Fin d=un monde d=Édouard Drumont.

 

Cependant, je l=ai signalé en commençant, il y a une histoire de la vision crépusculaire dans l=*idéologie française+ en longue durée.

 


Remontons d=un bon siècle en arrière. À la fin de l=année 1888, Édouard Drumont, l=auteur à succès de La France juive, publie un deuxième et nouvel essai retentissant qu=il intitule La Fin d=un monde[48]. Il y diagnostique l=agonie d=une société moderne *enjuivée+ et en pleine décomposition. Il déchiffre les intersignes (la Tour Eiffel...) d=un renversement pervers de toutes les valeurs et d=un effondrement attendu de la civilisation française dans les simulacres et les apparences: *...une fictivité générale, telle est au contraire la caractéristique du temps présent+[49]. On dirait du Baudrillard, ne trouvez-vous pas? Posant au moderne sociologue et jouant au prophète biblique, le clérical Drumont prédit, dès le début du livre, à Rodolphe de Habsbourg, prince débauché et *ami des Juifs+, une fin malheureuse et prochaine: le *drame de Meyerlinck+ quelques mois plus tard (31 janvier 1889) confirmera son pronostic. Le succès de l=essai de Drumont est immense: il atteint le 150ème mille en moins d=un an.

 

Dans la mouvance boulangiste, les essais de cette farine et construits sur ce schéma prophético-crépusculaire abondent au cours de ces années qui voyent la résistible ascension du Brav= général Boulanger et de son parti républicain-national: La Fin d=une république, titre un anonyme boulangiste, L=Agonie d=une société renchérissent les socialistes antisémites Augustin Hamon et Georges Bachot, qui font hommage au passage à Drumont.[50]

 


En effet, il y a un siècle environ, les prophètes de la décadence morale et sociale et de la fin de toutes choses forment la branche intellectuelle du camp boulangiste et antisémite, de ce *proto-fascisme+ décrit naguère si pertinemment par Zeev Sternhell. Le sentiment croissant au cours du siècle de la décadence en France, sentiment étudié par Koenrad Swart,[51] est capté dans la précédente *fin de siècle+ par une nouvelle droite, fascisante, qui préconisera bientôt un *Ordre nouveau+ pour sortir de la gabegie et de la décomposition des valeurs. À une société *malade+, mortellement affaiblie par les *miasmes+ judaïques, succèdera une société *saine+, unie autour d=un Chef: tel est le paradigme. Le *Peuple+ resté sain en appuyant ce Chef, sauvera la France trahie par la bourgeoisie enjuivée: *Autour du lit de pourpre et de fumier où se meurt cette société en décomposition, le Peuple attend.+[52]

 

Peu après, Panama B la mise en liquidation judiciaire de la compagnie interocéanique est de février 1889 B confirmera au centuple les diagnostics de fin d=une république, fin d=une société et hideur de la moralité *fin de siècle+.

 

Le syntagme adjectival *fin de siècle+ vient exprimer dans la phraséologie de presse des années 1880-1900, l=idée qu=il n=y a plus qu=à tirer l=échelle et que le monde est tourné à l=envers: un *mari fin-de-siècle+ est un mari complaisant, un *curé fin-de-siècle+ est un prêtre sceptique et trop tolérant, une *jeune fille fin-de-siècle+ est une demi-vierge...

 

D=une fin de siècle l=autre

 

Il ne s=agit pas pour moi d=assimiler deux grands moments du diagnostic crépusculaire en deux *fins de siècle+ dans une vaste catégorie du pré- et post-fascisme! Tout au contraire commeon va voir. Cependant le parallèle premier entre ces deux *éruptions de la fin+ dans l=opinion intellectuelle n=est pas faux dans les faits ni en soi; approfondir l=analyse comparée des textes confirmerait dans le détail la récurrence d=un siècle à l=autre de manières de lire la conjoncture qui tiennent de la même sorte de fausse conscience.  Dans les chocs successifs des *modernisations+, une même attitude de désenchantement, de perte de tous repères et de ressentiment larvé, les mêmes facilités du diagnostic global et de l=extrapolation à partir d=événements obscurs mués en signes des temps, en intersignes apocalyptiques offrent un même schéma cognitif fallacieux.

 

Au siècle passé, l=indéchiffrable et menaçante *évolution+ historique (de cette France prospère qu=on nommera rétrospectivement et la larme à l=œil vers 1920 la *Belle Époque+!) débouche sur des vaticinations boulangistes ou antisémites, et rien de plus naturel alors B car telle est la pente de la topographie socio-discursive. 

 

Les républicains de 1888, eux, croyent *encore+ au Progrès : nos essayistes antijuifs, boulangistes, blanquistes, pré-fascisants les jugent bien jobards et bien aveugles. On le sait, le fascisme (générique) est au départ, à sa source, une politique du désespoir culturel, du Kulturpessimismus.


Or, en notre fin de siècle, où nul n=invoque plus *le progrès+ ni aucune sorte de certitude, B *révolutionnaire+, *nationale+ ou réformiste, B sur l=avenir et sur les remèdes sociaux, ce sont des essayistes de gauche, des essayistes qui reprennent de la gauche et de l=antique progressisme les mots et les thématiques en déréliction, qui embouchent les trompettes de Jéricho, tournent autour d=une citadelle française affaissée et montrent la société allant à vau-l=eau B alors que certains sociologues plus rassis verraient plutôt le contraire: une France immobile[53], ratant toutes les modernisations nécessaires dans un monde changeant plus vite.

 

Le plus clair de l=erreur affective qui est à la base de ces argumentations et narrations sur la fin de toutes choses, c=est la confusion perpétuelle de la carte et du terrain: *fin de l=histoire+, non certes, B et pas même de cette histoire-XIXème-siècle, jugée aujourd=hui si ringarde, autour du Klassenkampf et du Rassenkampf.[54]  Mais fin des grandes idéologies historiques et des grandes certitudes révolutionnaires, peut-être bien .... *Fin de la république+? non, mais décomposition, inadéquation d=un certain modèle jacobin d=intégration civique, peut-être encore B et nécessité d=en penser un autre car enfin il n=est pas prouvé que cette décomposition ne soit pas insurmontable et que la fidélité à ce modèle jacobin ne soit pas pure dénégation ... En effet il est tout à fait rationnel de poser que les idéologies, les valeurs sociales, les visions du monde peuvent être un jour dépassées et qu=elles peuvent (et doivent) disparaître. *Fin de la démocratie, fin du social, fin de la culture et de l=école...+? Toutes ces formules ne servent qu=à masquer l=ignorance du lendemain (il va de soi), mais aussi de vaines résistances et d=inutiles aveuglements au nom de *valeurs+  déjà obsolètes.

 

Il ne s=agit pas plus de prôner, contre la facile déréliction des *belles âmes+ de ce temps, une sorte d=adhésion sans tri, fatalistico-nihiliste, à tout ce qui advient, une jobardise de principe qui ferait de tout changement sociétal le *tribunal du monde+. Se faire hédoniste ou taoïste dans une Société du vide et trouver le bonheur dans les simulacres... Double erreur : je pose en principe que dans l=idéologie, une forme de fausse conscience se complète toujours d=une autre forme, opposée et complémentaire, et tout aussi aliénée. Dans les deux cas, l=apocalyptique et le jobard font économie de cette critique nécessaire qui consiste d=abord à vouloir voir le monde tel quel, c=est à dire à ne pas le voir en noir et blanc.

 


L=attitude esthétique qui consiste à s=accrocher à des valeurs obsolètes, à des persistances de for intérieur, à des chimères déclarées vitales et à dire *non+ à cette évolution qui les détruit et qui vous désenchante, n=est que cela: une attitude, bien portée et légitimante par des connivences culturelles immédiates, fortes et *payantes+. Elle exploite le désarroi des esprits devant des *pertes+ d=identité et de repères, des mutations des mœurs malaisément déchiffrables.  Le désenchantement est un processus sans fin ni cesse. La nostalgie d=un temps moins déraisonnable est toujours pareille à elle-même: tout le pathos de connivence de Drumont était déjà dans la nostalgie d=une *Ancienne France+, parfaitement chimérique bien entendu, antérieure à la *prépondérance juive+, une France de l=honneur où on était entre vrais Français.

 

Rien n=est jamais acquis à l=homme, ni sa force, ni sa faiblesse, comme le versifiait Aragon, poète souvent lucide à sa manière c=est à dire peu pour lui-même B et déchiffrer le cours des choses réclame sans doute plus de stoïcisme et de détachement du *vécu+ que le publiciste moyen et son public ne peuvent consentir à donner.

 

 

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[1] L=allemand dit Publizistik pour désigner les écrivains de la Sphère publique, mais le français a perdu ce mot.

[2] Paris: Payot, 1983.

[3] Un exemple, d=ailleurs informé et bien fait : Alain Kimmel, Vous avez dit France? Éléments pour comprendre la société française actuelle. Paris: Hachette, 1987.

[4] Titre de Gérard Mermet, P.: Larousse 1991.

[5] Et les B triomphantes ou désolées B Morts de Marx qui s=accumulent depuis le Marx est mort D=Alain de Benoist.

[6] On mettrait la littérature à L=estomac de Julien Gracq comme limite a-quo.

[7] Paris: Grasset, 1990.

[8] On verra aussi dans ce secteur de réflexion, et avec intérêt, l=ouvrage de Gil Delannoi, Les années utopiques 1968-1978. Paris: La Découverte, 1990.

[9] Paris: Flammarion, 1993.

[10] L=expression est de Duhamel.

[11] La fin des *Grands récits+, c=est la thèse de J.-Fr. Lyotard, mais, en des phraséologies différentes, c=est la thèse commune à tout le monde.

[12] Respectivement Galliamrd, 1984 et Gallimard, 1993.

[13] Astérix, 61.

[14] Peurs, 346.

[15] Peurs, 185.

[16] Seuil, 1990.

[17] Grasset, 1980.

[18] À l=ombre des majorités silencieuses, ou la fin du social. Galilée, 1982.

[19] Grasset, 1983.

[20] Stratégies, 273.

[21] Flammarion 1993.

[22] La mélancolie démocratique (1990), 15.

[23] Ibid., 20.

[24] F. B. Huyghe, La soft-idéologie, 1987.

[25] 11.

[26] 9.

[27] Huyghe, François-Bernard.  La Soft-idéologie.  p. 95

[28] Touraine, Alain.  La Société post-industrielle.  Paris: Denoël, 1969.

 

[29] Seuil, 1977.

[30] Op.cit., 74.

[31] P. 27.

[32]  Maffesoli, M. Le Temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse. Paris: Méridien, Klincksieck, 1988. *Maints exemples de notre vie quotidienne ne manquent  pas d'illustrer l'ambiance émotionnelle sécrétée par le développement tribal; on ne peut  d'ailleurs noter que ceux-ci ne choquent pas, ils font partie du paysage urbain. Les diverses apparences "punk", "kiki", "paninari", qui expriment bien l'uniformité et la conformité des groupes, sont comme autant de ponctuation du spectacle permanent qu'offrent les mégapoles contemporaines.+ P. 22.

 

[33] Une morale sans obligation ni sanction, ce fut au siècle passé le projet éthique du néo-kantien Y. Guyau.

[34] Paris: Gallimard, 1992.

[35] Trd. Fr. L=Âme désarmée, Paris: Julliard, 1987, 70.

[36] L=école est finie, ou l=implosion d=une glorieuse institution.  Paris: Le Hameau, 1983.

[37] P. 134.

[38] P. 134.

[39] P. 138.

[40] Librairie générale française, 1988.

[41] Paris: Galilée, 1988.

[42] Réédition: Lebovivi, 1987.

[43] Galilée, 1981.

[44] P. 10.

[45] Simulacres..., 235.

[46] Concept de Maxime Rodinson.

[47] Le recul du temps est en ce secteur un grand mécanisme du comique.

[48] Paris: Savine.

[49] Fin d=un monde, 510.

[50] Respectivement : Dalou, 1889 et Savine, 1889.

[51] The Sense of Decadence in 19th-century France. La Haye: Nijhoff, 1964.

[52] Phrase finale.

[53] Osiris Cecconi, La France immobile, une analyse sociologique... St-Étienne: Action graphique, 1991.

[54] Voir l=ouvrage fameux de ce titre de W. Gumplowicz.