LA MÉMOIRE SATURÉE
RÉGINE
ROBIN
Septembre
1998
L'Allemagne
n'a pas de chance avec les miroirs. En 1992, une partie de la CDU a voulu
empêcher la construction d'un mémorial à la mémoire des juifs de Steglitz ( un
quartier de Berlin) assassinés sous le Troisième Reich. La majorité des
conseillers municipaux a décidé de renoncer à la construction du projet prévu
par les architectes Wolfgang Goschel et Joachim Von Rosenberg. Le monument
devait être constitué d'un miroir de neuf mètres de long, de trois mètres
cinquante de haut, sur lequel seraient gravés le nom des déportés juifs de
Steglitz. Quiconque voulait lire ces noms devait se pencher et se regarder dans
le miroir. Les conseillers municipaux pensaient que cela allait trop loin.
Aujourd'hui cependant, le miroir existe. En plus des 3186 noms des déportés
juifs de Steglitz, on trouve la photo de deux enfants gravée dans le verre. Et
une grande inscription: Et maintenant? La mémoire "de proximité" a
réussi à s'imposer.
En 1997, fut inauguré un mémorial
sur la Bernauerstrasse pour le 37 e anniversaire de l'érection du mur de
Berlin. 70 mètres de l'ancien mur ont été enfermés par l'architecte par deux
plaques d'acier perpendiculaires. Le mur se reflète dans les plaques d'acier,
ce qui donne l'impression qu'il se développe à l'infini. Mais, le mur d'origine
avait tellement été déchiqueté par les "piqueurs de mur" qu'il avait
fallu le recouvrir de béton avant d'ériger les plaques d'acier, ce qui lui
donnait un aspect de "mur tout neuf", artificiel.
Dans le premier cas on ne peut se
regarder en face de ces noms dans le second, la vérité historique ne peut être
conservée qu'en étant sinon falsifiée, du moins "arrangée".[1]
La "mémoire"
est à la mode, au devant de la scène. Mémoire collective, devoir de la mémoire,
travail de la mémoire, abus de la mémoire etc. A la limite, on ne parle plus
que de cela, on n'écrit que sur ce sujet. Quand il n'est pas directement
question de "mémoire" c'est la Commémoration qui vient au premier
plan de l'actualité, le Patrimoine, les "Journées du patrimoine",
toutes les formes de muséification du passé, ce passé, comme l'a écrit un des
historiens de l'Historikestreit, qui ne veut pas passé, formule reprise
par Henri Rousso et Eric Conan,[2] il y a
quelques années. Le passé vient nous visiter en permanence, à l'échelle
mondiale. Vichy, le procès Barbie, le procès Touvier, l'assassinat de R.
Bousquet, la révélation des idées de jeunesse de F. Mitterrand, ses liens
d'amitié avec Bousquet, la fameuse gerbe de roses sur la tombe de Pétain,
l'impossibilité où était Mitterrand d'admettre que la France avait sa part de
responsabilité dans les persécutions antisémites du régime de Vichy, le
discours de Chirac reconnaissant cette responsabilité, le procès Papon et ses
péripéties, la déclaration de repentance des Evêques de France etc etc font la une de notre quotidien
depuis une quinzaine d'années.
Ces discours sur la mémoire forment
une immense cacophonie de bruit et de fureur, un concert assourdissant de
thèmes, un ensemble d'images, de polémiques et de controverses, des
argumentations symétriques ou congruentes, à propos desquelles, nul ne reste
indifférent. Il en serait de même en Allemagne, où le discours a eu à faire à
l'immense problème de la culpabilité collective, son acceptation, ( Willy
Brandt s'agenouillant au Mausolée du Ghetto de Varsovie), ou ses récentes
dénégations ( la querelle des historiens). Mais il en serait de même, sur un
autre plan, avec d'autres formes aux Etats-Unis où le discours traditionnel sur
la fondation des Etats-Unis et son développement, sa vocation ou sa destinée (
Pères fondateurs, idéologie de la frontière, mythe de l'ouest) ont été
récemment mis à mal par la promotion de la mémoire des différents groupes
victimes de la société américaine à un moment donné de leur histoire et de leur
trajectoire: mémoires amérindiennes, mémoires des Noirs, mémoires des femmes
etc. Pour ne pas parler du torrent d'images et de discours à l'Est après les
événements de 1989 et la chute du Mur de Berlin.
Ma réflexion vise à interroger cette
mise en avant du mémoriel et ses formes de transmission, ce qui vient faire
rupture dans les liens de transmission mémorielle, les pannes de transmission
du passé,tout ce qui fait que notre rapport au passé, dans son appréhension,
son appropriation, ses représentations, ses rituels, ses cérémoniaux semble
aujourd'hui dévoyé ou rendu impossible. Mon objet touche aux modes de présence
du passé, son activation et sa réactivation, sous la forme de discours publics,
sous la forme de réitération ou d'antagonisme que les historiens, spécialistes
de l'interprétation, de l'élucidation et de l'explication rationnelle du passé
( même et surtout lorsque l'objet en question touche à des formes sauvages
d'irrationalité), sinon de sa reconstitution, développent en rapport avec la
mémoire collective.
Je n'envisagerais ici ni de discuter
du très important livre de Maurice Halbwachs[3]
sur la mémoire collective ni de l'entreprise titanesque de P. Nora,[4]
ni même du problème conjoncturel qui met le mémoriel sur le devant de la scène[5].
Je ne voudrais ici que m'attacher à deux modalités de cette mise en avant de la
mémoire, qui posent toutes problème du point de vue de la transmission: la
mémoire-simili et ses avatars, et ce
que je me permettrai d'appeler la "muséification" de la mémoire juive
aujourd'hui.
LA MEMOIRE-SIMILI.
J'appelle
"mémoire-simili" tout ce qui dans la conjoncture actuelle, où aux
Etats-Unis antérieurement, est du ressort de la mise en spectacle du passé, que
ce soit à des fins ludiques de pur divertissement dans des buts commerciaux, ou
que ce soit à des fins d'une instrumentalisation du passé et de sa
transmission.
Lorsque Walt Disney pense à établir
un grand parc d'attraction, il a en tête une vison de l'Amérique, de son
présent et de son passé. " Main street" est coeur d'une petite ville.
C'est propre, léché, avec des personnages qui nous sont devenus familiers. On
se croirait presque dans une maison de poupées. Disney avait en mémoire une
petite ville du Missouri, Marceline à 160 kilomètres au nord-est de
Kansas City. Ce qu'il voulait créer, c'était un "Disney Realism", une
cité utopique d'où, comme il le disait lui-même, il retirait tous les aspects
négatifs indésirables et où il ne programmait que les aspects positifs. Cette
nostalgie incarnée, ce passé aseptisé, une mémoire passée à l'aspirateur comme
le dit Mike Wallace est constitutif de l'entreprise de Disney. Ce n'est même
pas la petite ville d'autrefois telle qu'on tenterait de la
"reconstituer", mais une petite ville telle qu'il se la figure dans
son désir. La falsification ne pose pas problème dans ce moment inaugural de
"l'ère du faux". Il s'agit bien comme le dit Louis Marin d'une utopie
dégénérée ou une idéologie réalisée sous la forme d'un mythe.[6]
Walt voulait réassurer le peuple, le sécuriser. C'était réenchanter Billancourt
littéralement, mais en Amérique, en fonction de l'histoire propre des
Américains, une histoire qui allait être complètement reconfigurée dans
l'espace de la marchandise. Main street America et les autres divisions Frontierland
et Adventureland devinrent à leur tour le modèle pour la
construction des grands Shopping Malls et des shoppings centers. Dans ces
espaces, on est affronté à une esthétique du kitsch. Il s'agit d'un réel sans
contradictions, sans apories, donc sans tragique. Le Magic Kingdom
représente l'histoire du pays dans son Hall of Presidents. Les
spectateurs voient un film, image d'Epinal d'un certain nombre d'épisodes de
l'histoire américaine. Puis, quand le film se termine et que la lumière
revient, des robots représentant les présidents des Etats-Unis prennent place
sur la scène. Tous, de Washington à Reagan s'agitent, saluent les spectateurs;
leurs costumes sont absolument fidèles et il ne leur manque pas un bouton de
guêtres.
Tous les parcs
à thème sont des mondes de la scénographie généralisée. Ils constituent une
juxtaposition disparate de formes. Ils sont, du reste, presque tous semblables,
comme clonés pour le pur plaisir de la reconnaissance. Pris dans le monde des
"non lieux", ils en constituent l'excroissance.
Tout un passé devenu spectacle et
marchandise, commodification, se déploie , sans contradictions, lisse.
La reconstitution de Williamsburg, comme le dit Walter Muir Whitehill "
une fantaisie où les aspects les plus plaisants de la vie coloniale sont
évoqués méticuleusement, mais où il manque les odeurs, les mouches,les cochons,
la saleté et les quartiers des esclaves....Une histoire homogénéisée,
aseptisée,expurgée...une recréation entièrement artificielle d'un passé
imaginaire" [7]
Le cinéma hollywoodien a produit Reagan,
lequel portait en lui toute une conception de l'histoire. Habitué à incarner
des personnages de fiction ou à travestir des personnages historiques, Reagan
eut beaucoup de mal à établir une frontière bien nette entre le réel et
l'imaginaire. C'est ainsi qu'il dit à I. Shamir, alors premier ministre
israélien, en 1983, qu'il avait assisté en personne à la libération d'un camp
de la mort. Rien de tel, mais en face de son interlocuteur, il aurait aimé que
ce fût vrai. En fait, produit de l'industrie du simulacre, Reagan confondait le
réel et le mythe. C'est si vrai qu'il en vint à incarner en lui même ce
"réenchantement " de l'Amérique. Les organisateurs de sa campagne
électorale en 1984 émirent l'avis suivant: " Peignez Ronald Reagan, comme
la personnification de tout ce qui peut se mettre en avant dans l'héroïsation
de l'Amérique. Mettez Mondale dans la position où, attaquer Reagan, c'est
attaquer l'image idéalisée de l'Amérique --où un vote contre Reagan, c'est, de
façon subliminale, un vote contre l'AMERIQUE mytique." [8]
L'histoire était ce qu'il avait
incarné ou vu au cinéma, un ensemble d'images de Capra à Ford, des personnages
incarnés par des stars comme John Wayne. A la fin de l'homme qui tua Liberty
Valance de John Ford,( 1962) un jeune reporter demande au sénateur Ransom
Stoddard incarné par James Stewart ce qu'il doit faire s'il lui arrive de
découvrir que ce qu'il prenait pour un fait était en réalité une légende, le
sénateur lui répond: " Quand les
faits sont devenus des légendes, imprimez donc la légende".
Se voulant rassurant auprès d'un
public juif, Reagan dit que contrairement à d'autres hommes politiques de la
droite américaine, il croyait que l'Holocauste avait bien eu lieu, parce qu'il
l'avait vu représenté au cinéma, ce qui avait fait dire à Jules Feiffer que s'il n'avait pas vu des films sur le
sujet il aurait traité l'holocauste comme il avait traité la théorie de
l'évolution de Darwin.
Jean Baudrillard dans plusieurs de
ses ouvrages[9] rappelle que l'ère de la simulation s'ouvre
par une dissolution de tous les référentiels. Il s'agit, nous dit-il, d'une
substitution au réel des signes du réel, d'une dissolution du réel par son
double opératoire. Il n'y a plus de différence alors entre le vrai et le faux,
plus de médiatisation du réel plus de représentation. Le sens se fige, il ne
peut plus circuler.
Nous sommes en plein simulacre, mais
nous le sommes également dans les grandes commémorations qui ont eu lieu
récemment en France que ce soit à propos du Bicentenaire de la Révolution française
( la parade organisée par Goude) ou que ce soit, plus récemment, lors des fêtes
commémorant le débarquement des troupes alliées sur les plages de Normandie.
Dans les deux cas, le réel historique disparut au profit d'une mémoire simili,
en toc.
Dans le cas de la parade de Goude,
l'événement historique a tout simplement disparu. On peut aimer ou non cette
tentative de parler au présent d'un événement fondateur dont on a totalement
évidé la factualité, la signification, mais on ne peut nier qu'il marque
l'émergence d'une nouvelle modalité d'inscription du passé, lequel a tout
simplement disparu comme événement. Quant aux fêtes du débarquement, elles
juxtaposaient une série d'images: des villages fleuris de la côte normande,
quelques bandes d'actualité de la période, des vétérans, la musique de Glenn
Miller, et des récits sur les premiers chewing gum distribués par les soldats
américains. On se serait cru dans un film de Diane Curtis. Le passé s'est
muséifié, patrimonialisé, spectacularisé. A l'exemple de l'ingéniérie de
carton-pâte de Reagan, tout se passe comme si, on ne pouvait se figurer la Rome
antique qu'à travers la Cléopatre de Manskiewicz incarnée par Liz Taylor ou à
partir du Ceasar Palace de Las Vegas, ou
les années noires, en France, qu'à partir de Lacombe Lucien, de Uranus
ou des Guichets du Louvre. C'est bien ainsi que la mémoire
collective fonctionne, mais elle finit, par la médiatisation répétée jusqu'à
l'écoeurement, dans une intertextualité d'images toutes faites par se
stéréotyper dans le trucage du simulacre. Mémoire-simili, contre mémoire
idéologique. Il n'est que de comparer 1984 d'Orwell avec les nouvelles
et romans de Philip Dick.
Le roman d'Orwell et les premières
nouvelles de Dick sont contemporaines ( les premières nouvelles de Dick datent
de 1952/1953). Il ne s'agit donc pas d'opposer un texte qui, chronologiquement,
incarnerait un monde obsolète à un autre qui serait au contraire notre
contemporain, mais de les voir comme deux modalité de notre rapport au passé.
Dans 1984, le héros est chargé de rectifier les événements du passé pour
qu'ils " collent" à la vulgate du jour. C'est un faussaire, mais tout
le livre est imprégné d'une croyance dans la vérité historique, du scandale
devant la tentative totalitaire de contrôler les esprits, de retoucher,
arranger, fausser, réviser les événements du passé. Ces manipulations
politiques de l'histoire sont bien connues et ont été étudiées en ce qui
concerne l'URSS stalinienne et post-stalinienne; réécriture du rapport entre
les peuples russes et non russes après la liquidation de l'école historique de
Prokovsky dans les années 30, réecritures périodiques de l'histoire du parti,
disparition de certains personnages des photographies officielles, des manuels
scolaires, élimination des noms des victimes des purges de 37 ou d'autres
moments de la répression, des dictionnaires et des Encyclopédies officielles.[10]
etc. En fait, la tradition est bien plus ancienne. Gregory Potemkin (
1739-1791) était l'amant de la Grande Catherine et Gouverneur de la Crimée en
1787. Il avait organisé pour l'Impératrice, ne voulant pas la décevoir un
voyage dans ses terres du Sud et dans la province de Crimée, nouvellement
conquise. Il inventa le stratagème suivant: partout où l'impératrice passerait,
elle aurait devant elle de belles façades de maisons paysannes. En fait, il
s'agissait d'un montages de décors mobiles que des paysans des environs
montaient sur le passage de Catherine II et qu'on démontaient après qu'elle eut
quitté les lieux pour les remonter plus loin à son nouveau passage.
L'impératrice qui faisait sa "tournée" en bateau, remontant un
fleuve, pouvait ainsi se figurer la prospérité de la région. C'était bien
Hollywood avant la lettre. Mais on a, présent à l'esprit, des manipulations
d'un autre type. Au début de mai 1945,
les troupes soviétiques entrent à
Berlin, le drapeau rouge à faucille et marteau flotte sur le Reichstag en
ruines. le soldat qui tient le drapeau est A. Khaldei. Mais, stupeur! Il a deux
montres , une à chaque main. C'est donc qu'il en a volé une. Cela se voit bien
sur la photo originelle. On fera rejouer la scène pour la postérité. Mais les
Américains plantant le drapeau américain sur le mont Suribachi sur l'île
d'Iwo-Jima dans le Pacifique avaient
déjà opéré une mise en scène. Son auteur, le photographe Joe Rosenthal, apprit
que les marines allaient prendre le sommet du mont Suribachi. Il se précipite à
l'endroit indiqué, mais il arrive trop tard. On lui dit que tout est fini. En
fait, les troupes avaient posé à l'endroit fatidique un tout petit drapeau.
Rosenthal pense qu'il faut refaire la scène avec un drapeau posé au bout d'un
mât. La scène sera revue, et est devenue une véritable icône de la victoire
américaine dans le Pacifique.
A Bergen-Belsen, les Alliés, à l'ouverture du camp, firent répéter
aux déportés devant les caméras un récit " acceptable". C'était déjà
une mise en scène, et à Auschwitz-Birkenau,les Soviétiques ne pouvant utilisés
les survivants trop faibles, et ayant besoin d'une foule de déportés acclamant
les libérateurs remplacèrent les déportés par des figurants venus des villages
voisins. Ce dernier film, trop " artificiel" ne fut jamais montré.
Tout se passe comme si le réel à lui seul ne pouvait être convoqué sans
cadrage, sans dispositif, ces dispositifs pouvant être ceux de la fiction ou
ceux de la retouche, de la manipulation explicite ou implicite, de toute façon
de la mise en scène. Orwell rend compte, à sa façon et dans la fiction de cet
imaginaire de faussaire à propos du passé. Chez Dick, rien de tel. Ses
personnages ne savent plus où est l'original et où est la copie, dans quel
monde ils évoluent, si l'un est vrai ou si l'autre est faux, ou si les deux
sont vrais ou faux. De La reconstitution historique au Temps
désarticulé, des Simulacres à Blade Runner, c'est
l'indécision du vecteur du temps, du réel lui-même, pas seulement de son
interprétation. Nous sommes en train de passer du monde de 1984, à celui
des héros de Philip Dick. Ce ne sera plus le contrôle d'un passé réinventé,
mais une " implantation " de fausse mémoire ", le réel ayant
basculé. En ce sens les négationnistes appartiennent déjà à ce monde,
puisqu'ils remettent en question l'existence même des chambres à gaz et de
l'assassinat des six millions de juifs. Ils ne révisent pas l'histoire, ils en
nient le référent, la factualité.
Histoire/mémoire simulacre,
histoire/mémoire réinventée, réarrangée, révisée ou déniée, aujourd'hui elle
est partout fragmentée, sinon pulvérisée.
Lorsque Jean-François Lyotard parle
de la fin des grands récits, il a en tête, non seulement l'écroulement de
l'aura de la pensée marxiste et socialiste
à travers le monde mais toute trame narrative consensuelle qui a marqué
les lendemains de la guerre dans de nombreux pays. C'est dans un sens, le
triomphe du culturalisme et du relativisme culturel,le triomphe des modes de
pensées postmodernes.
Partout, les "Grands
récits" se sont émiettés, voire effondrés, non sans résistances, retours
en arrière et possibles restaurations. Ce mouvement fut lent, mais il se
précipita dans les années 70, remettant en question les consensus concernant
l'interprétation du passé.Sans pouvoir approfondir ici ce point, nous nous
arrêterons à quelques exemples emblématiques de ces remises en questions.
Deux expositions, ces dix dernières
années ont déclenché un véritable scandale aux Etats-Unis: celle sur l'histoire
de l'Ouest américain: The West as America: Reinterpreting Images of the
Frontier: 1820-1920 qui fut présentée par la Smithoninan Institution et le Musée national d'Art
américain de mars à juin 1991 à washington, et la Enola Gay consacrée au
largage de la bombe atomique sur Hiroshima, exposition organisée par la Smithonian
's National Air and Space Museum, en 1995. Dans les deux cas,
l'organisation de l'exposition avait été l'occasion d'une relecture de mythes
ou d'événements, qui, dans le nouveau contexte du développement de la culture
américaine ne correspondaient plus à la vérité, ou, s'avéraient infiniment plus
complexe que ce que le Master Narrative en disait. On sait que
dans le cadre de ce récit, l'Amérique est un phénomène unique, l'Amérique est
marquée par le destin, par une élection, celle de construire en Amérique une
société nouvelle. Rien n'a été aussi central que le mythe de la conquête de
l'Ouest, que la théorie de la "frontière" de Frederik Jackson Turner[11]
L'histoire de l'Amérique, c'est l'histoire de la marche progressive des
Américains vers l'ouest, vers la terre, la domestication des richesses
naturelles, la conquête des grands espaces, la liberté et la démocratie. L'esprit
d'aventure, la volonté de tout recommencer à zéro,l'âpreté au travail,
expliquent cette épopée: longues caravanes en chariots bâchés, construction de
villes nouvelles, rencontres tragiques avec les Indiens, ce n'est pas seulement
l'histoire de la conquête de l'ouest, c'est aussi sa légende, son aura telle
que les images des Westerns nous ont habitués à la voir et à l'imaginer.
Mais une nouvelle histoire de l'ouest s'est écrite dont le point culminant a
été l'organisation de l'exposition de 1991. Elle déconstruisait littéralement
le mythe, mettant en avant ce qui avait été occulté: le massacre des
populations indigènes. Dans cette remise en question, elle avait été précédée
par la transformation du genre cinématographique lui-même. De Little Big Man
( Arthur Penn, 1970) à Dance with Wolfes, l'histoire de
l'ouest a été revue et réecrite, re-présentée.[12]
Le Soldat bleu de Ralph Nelson retrace le massacre de Sand Creek (1864).
Les enfants indiens sont massacrés, les femmes violées, et les soldats ignorent le drapeau blanc.
Tout comme Buffalo Bill et les indiens de Robert Altmann( 1976), Custer
( personnage que Reagan avait incarné), Buffalo Bill et les autres, ne sont
plus des héros de légende, mais des figures de l'ouest sanguinaires. Kevin
Costner, parlant de Danse with Wolfes confie: " je n'ai pas cherché en faisant Danse avec
les loups, à manipuler vos sentiments, à réinventer le passé, ou à régler
mes comptes avec l'histoire. J'ai simplement voulu regarder de façon
romantique, une période épouvantable de l'histoire de mon pays, quand
l'expansion à tout prix, au nom du progrès, nous apporta finalement très peu,
mais nous coûta beaucoup. ce film est ma lettre d'amour au passé." [13]
Quant à l'insuccès de Heaven's Gate de 1980, de Chimino, il montre que
les relectures de l'histoire de l'ouest ne sont pas acquises. On a pu tuer des
Indiens dans l'impunité des Westerns pendant longtemps. Mais ce qui parut
inacceptable, c'est le fait de remplacer les Indiens par des blancs, des
immigrants, et de les massacrer avec des complicités haut-placées.
Dans l'exposition The West as
America, on a accusé William Truettner d'avoir mis sur pied une entreprise
" anti-patriotique", Beaucoup de journalistes, de critiques s'en sont
pris aux nouveaux discours qui ménagent une pluralité de points de vue, dont
l'approche est multiculturelle. Contre une histoire qui singularisait l'épopée
anglo-saxonne, cette exposition mettait aussi en avant le récit des victimes.
Remise en question de l'optimisme de l'ouest, mais aussi de l'ensemble de
l'histoire américaine, de l'exploitation des immigrants, de l'oppression des
Noirs: " Après l'assassinat de J.F.K à Dallas et le Vietnam,on pouvait
difficilement continuer à vénérer les as du revolver ou les nouvelles
frontières...Le vieux paysage de l'espérance s'est estompé: aujourd'hui, les
nouvelles qui nous viennent de l'ouest parlent de fermes à l'agonie, de
décharges de produits toxiques,ou de la dernière explosion nucléaire dit
William Howarth[14].
Non
seulement l'histoire comme discipline a changé, ont changé également l'ensemble
des représentations. Il suffirait de comparer le fameux Gone with the Wind
et sa représentation du Sud avec Roots pour comprendre l'ampleur des
transformations, du pluralismes des points de vue et des représentations. Il
suffirait aussi de reprendre le fameux Hall of Presidents de Disney. Les
petits robots qui représentent les présidents peuvent très bien intimider les
spectateurs lorsqu'ils ont trait à des présidents du lointain passé, mais
lorsque se présente celui qui incarne Nixon, par exemple, il est accueilli par
des éclats de rire, des quolibets, preuve que cette ingéniérie du passé ne
correspond plus aux nouvelles sensibilités. D'ailleurs, lorsque les studios
Disney ont inauguré EPCOT ( Experimental Prototype Community of
Tomorrow), en Floride, dans l'animation de l'histoire américaine qui est
proposée aux spectateurs, avec effets spéciaux, Benjamin Franklin est chargé de
mettre l'accent sur les qualités de l'aventure américaine, mais Mark Twain en
contre-point dit aussi les ratés et les défaillances de cette aventure.
Histoire en images d'épinal tout de même, mais moins caricaturale
qu'auparavant, tant il est vrai que l'industrie culturelle américaine peut tout
récupérer, tout digérer.
Il n'empêche que les résistances,
essentiellement conservatrices se font de plus en plus âpres.
En 1994, une exposition sur le
largage de la bombe atomique américaine sur le Japon se prépare à Washington:
l'Enola Gay. Dès l'été 1994, des articles de presse font état d'une
tentative monstrueuse de réécrire l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. On
disait que l'exposition peignait les Américains comme des racistes avides de
revanche et les Japonais comme des innocents, luttant pour la défense de leur
culture. D'après Mike Wallace, il n'en était rien. Les organisateurs de
l'exposition voulaient simplement poser la question du caractère indispensable
ou non du largage de la bombe pour terminer la guerre. Il s'ensuivit une telle
polémique que c'est finalement une exposition tronquée qui ouvrit ses portes en
1995. Depuis, l'establishment républicain tente de retrouver le contrôle des
principales institutions culturelles, de reconstituer un grand récit, de
ressusciter le mythe de l'American Dream. La notion d'American Dream, en
tant que syntagme émerge en 1931 sous la plume de James Truslow Adams même si
le référent imaginaire auquel elle renvoie est constitué bien avant.[15] Elle veut connoter l'idéal de la société
américaine depuis son origine, poursuite d'un idéal moral, quête du bonheur,
rôle de l'individu libre. C'est une
nouvelle version de l'utopie américaine.
Adams interprète de façon utopico-poétique les grandes périodes de la
société américaine et les voit toutes traversées par "ce rêve d'un pays
dans lequel la vie deviendrait meilleure, plus riche, plus pleine pour tout un
chacun". Crise ou pas crise, après la disparition de la guerre froide et
de l'URSS, après le triomphe de l'Amérique, la tentation est grande, contre
vents et marées, de Helms à Gringrich, de lutter pour une véritable
Restauration.
Pourront-ils transmettre aux
Américains ce discours de "retour aux valeurs"? Imageries d'épinal
contre imageries d'épinal, ce qui tente ici de se transmettre, que ce soit à
travers des mémoires fragmentées, des luttes de chaque groupe pour son passé,
ou à travers un "grand récit" fatigué, c'est un imaginaire de
"carton-pâte", un imaginaire recyclé, Packaged, pré-emballé,
au second ou au troisième degré; un passé figé en patrimoine ou en "heritage",
muséifié avant que d'être vécu, à l'image de ce que certains romanciers
américains décrivent à merveille, en particulier Dan Delilo. Il ne faut pas
oublier qu'aujourd'hui, la mémoire
c'est d'abord le fonctionnement de la capacité de stockage de l'information
dans les ordinateurs. Plutôt que de transmission, ne pouvons-nous pas parler
ici d'une communication perpétuelle dont le passé serait l'objet, d'un présent
sans fin qui ne peut transmettre/communiquer que sa surface?
LA MUSÉICATION DE L'HISTOIRE
Il y a des
lieux-trauma comme il y a des lieux de mémoire. Ces lieux- trauma peuvent tous
être désignés comme des lieux de mort et des lieux où "ça" est
arrivé. Pourtant, rien ne garantit que la mémoire puisse y puiser quelque chose
d'authentique, tant ils ont déjà été marqués par la "récupération"
l'instrumentalisation nationale ou autre, l'amnésie, la gêne de la
confrontation avec la blessure, le trauma, ou simplement l'indifférence.
Auschwitz, Treblinka sont de ceux là.
Mais qu'en est-il lorsqu'on veut
"transporter" ce passé, ailleurs, dans un musée [16]consacré
à l'Holocauste comme ce qui a été fait à Washington dans le musée qui a ouvert
ses portes en 1993? A Auschwitz, chaque nation qui a eu des ressortissants
déportés au camp avait reçu un bâtiment de briques, un de ceux qui
constituaient l'ancien camp pour, y tenir une exposition permanente consacrée à
la déportation de ses ressortissants. Les juifs n'avaient pas de bâtiment. Ils
étaient comme expulsés de la mémoire publique alors même qu'ils formaient la
majorité des victimes. Lorsque Israël voulut juger Eichmann que le Mossad avait
capturé en Argentine, le Washington Post avait fait remarquer que ce jugement
relevait d'un tribunal international et non d'un tribunal israélien, dans la
mesure où l'état d'Israël n'était pas habilité à parler au nom de tous les
juifs et au nom des six millions de morts en particulier. Ben Gourion avait
répliqué qu'il pouvait admettre qu'Israël ne représentait pas la Diaspora mais
il maintenait qu'il restait habilité à parler au nom de l'ensemble des victimes
du Génocide: " L'état juif ( qui a pour nom Israël) est l'unique héritier
des six millions des juifs assassinés; et pour ces millions là, qui se
considèrent comme les enfants d'un seul peuple juif, l'attitude du washington
Post est insoutenable. S'ils avaient vécu, la majeure partie d'entre-eux
seraient venus en Israël. Le seul procureur légitime pour ces millions de
morts, c'est Israël. Pour des raisons de justice historique, il est du devoir
du gouvernement israélien, en tant que gouvernement de l'état juif dont les
fondations reposent sur ces millions de juifs européens qui souhaitaient par
dessus tout sa création, de juger leurs assassins".[17]
On peut penser qu'une telle instrumentalisation des morts par l'état
israélien est pour le moins douteuse, mais, à tout le moins, Israël a quelque
rapport avec l'histoire juive, mais pourquoi un musée à Washington sur le Mall, là où on trouve des monuments
et des mémoriaux consacrés à l'histoire américaine, y compris dans ce qu'elle a
pu avoir de désastreux, comme en témoigne le mémorial aux morts américains de
la guerre perdue du Viet-Nam? Cette question, Charles Maier l'a posée de façon
très polémique:
" Il y a eu, de temps à
autre,une autre fonction ou un sous-texte à la commémoration de l'Holocauste.
Cela a servi à imposer une certaine unité à la communauté juive des Etats-Unis.
Un peu à la manière des serments de loyauté qu'on exigeait des professeurs dans
les années cinquante, le musée de l'Holocauste implique une parole affable qui établit la cohésion du groupe, non pas
par des codes serrés, mais précisément par un appel à un voeu d'allégeance qui
demande si peu d'engagement, que seuls ceux qui sont vraiment déloyaux peuvent
le refuser. Pour poser une question heuristique alternative: pourquoi pas un
musée de l'esclavage américain? Ne serait-il pas plus approprié d'utiliser le
territoire national et l'argent dans le but de rendre plus présents des crimes
pour lesquels notre pays doit admettre sa responsabilité plutôt que de rappeler
des crimes perpétrés par un régime que les Américains ont contribué à détruire et contre lequel ils ont donné leur vie?
Ou, pourquoi pas un musée des Indiens américains souffrant aussi bien de la
variole que de la bataille de Wounded Knee, en passant par l'alcoolisme
sur les réserves?..." [18]
On aura compris que Charles Maier
n'est pas un négationniste ni un révisionniste attardé, mais un historien fort
connu et renommé qui posait le problème non seulement du musée de Washington,
mais de sa fonction sociale. Il convient en effet de s'interroger sur les choix
muséographiques adoptés, sur le dessein délibérément pédagogique du musée et
sur l'efficacité de la transmission qui est ainsi proposée.
Le musée (le United States
Holocaust Memorial Museum de Washington) sert de paradigme aux musées de
l'holocauste aujourd'hui[19]. Il fut
inauguré par le Président Clinton le 23 avril 1993 sur le Mall de Washington,
là où sont rassemblés les musées, mausolées historiques consacrés à l'histoire
américaine. Le musée a dû composer avec l'esthétique environnante et y inscrire
sa propre spécificité.
Durant les premiers mois d'ouverture
du musée, la carte d'identité informatique d'une personne ayant
vécu l'Holocauste était remise à chaque
visiteur, dans le but de développer un sentiment d'identification. Même si l'expérience a du être modifiée à
cause des problèmes de logistique informatique et de la quantité
impressionnante de visiteurs, il est intéressant de connaître la procédure utilisée
pour rendre plus concrète l'expérience
de l'Holocauste, pour faire disparaître l'anonymat des victimes. A chacune des trois étapes (l'assaut,
l'Holocauste, l'après-coup), le visiteur insérait sa carte dans un ordinateur
pour connaître la vie de la personne qui figurait sur cette carte d'identité à
ce moment précis. A la fin, le visiteur pouvait soit *rencontrer+ la personne
sur l'écran de l'ordinateur ou, si elle était morte, rencontrer une personne
qui l'avait connue, savoir quel était son visage, savoir jusqu'à un certain
point, avec qui il avait parcouru l'exposition. Aujourd'hui ce dispositif a été
abandonné. On distribue à l'entrée une carte d'identité d'une personne disparue
ou non et l'ensemble de la visite joue sur l'identification. L'architecture du
musée ainsi que l'exposition permanente constituent un tout hybride.
L'architecture évoque Auschwitz1, Birkenau et le ghetto de Varsovie: murs de
brique, utilisation des lampadaires, tour de guet, passerelles. Au sol, une
ligne brisée rappelle la fissure de l'histoire, la césure fondamentale qui fait
que l'après ne peut plus être comme l'avant. L'exposition permanente est
centrée sur le pédagogisme, la lisibilité la leçon historique. La
documentation, souvent constituée de photos, de vidéos, d'objets déplacés
renferme à peu près mille artéfacts ou objets, pris dans un récit, une
orientation qui donnent des explications aux visiteurs. Mais peut-on "
installer" le trauma au sens que
l'art contemporain donne à ce mot, avec le parti-pris de lisibilité et de
pédagogisme qui a été adopté? La réponse
n'est pas aisée. Premier problème auquel les organisateurs ont tout de suite
été confrontés, celui du degré d'horreur qu'on pouvait montrer. Or, l'événement est horrible de part en part
et l'on comprend très bien le choix d'un Lanzmann, qui dans son film, ne montre
pas une seule image d'archive. Mais ici, dans le musée? Impossible. Tout est
fondé, non pas sur la suggestion, mais sur des pièces authentiques, archives,
films, photos, objets, témoignages. Montrer la vérité, enseigner, commémorer,
autant de buts qui peuvent entrer en contradiction. D'autant plus que s'y
ajoutaient des visées civiques, proprement américaines. Le musée, comme musée américain ne
devait pas être "trop juif".
Il n'était pas en concurrence avec le Yad Vashem, pas plus qu'il ne
l'aurait été avec un musée édifié par l'Allemagne qui aurait mis l'accent sur
les responsabilités des bourreaux. En parlant de l'exposition permanente, Sybil
Milton mettait l'accent sur le rôle actif des Etats-Unis dans le monde, sur la
responsabilité civique du pays, ce qui faisait dire à David Wyman: " On a
trouvé un consensus américain sur
l'importance à accorder au souvenir de l'holocauste. Et, au moins, verbalement,
on s'est mis d'accord sur la nécessité,
pour les Etats-Unis, d'intervenir pour arrêter de futurs génocides potentiels
ou, au minimum, pour que les Etats-Unis agissent afin de réduire l'impact de
semblables catastrophes".[20]
L'idée, au départ était de
montrer des photos de ce que les
troupes américaines avaient trouvé en entrant dans les camps, en particulier à
Bergen Belsen et à Dachau. Il y avait un wagon avec des corps en tas à
Buchenwald, et des photos de survivants émaciés. Il y eut une forte opposition
à ce que l'exposition commence par ces images que le visiteur aurait trouvées juste
en sortant de l'ascenseur, au 4 e étage, au début de l'exposition. Il ne
fallait pas que cette visite se transformât en "musée de horreurs",
en spectacle, en "horror show". Il ne convenait pas non plus de
montrer des photos avec des parties génitales, comme si les morts avaient pu
"poser" avec décence. L'exposition devait ménager le "bon
goût". On coupa donc les photos à bonne hauteur de façon à ne pas voir le
sexe des malheureux. Les films et photos les plus insoutenables, en particulier
les exécutions de femmes, dénudées, par les Einsatzgruppen ( pour les
quelques documents visuels qui sont en notre possession) sont quelque peu
dissimulés derrière des petits murs, et présentés en vidéo, à la discrétion des
visiteurs et des parents accompagnant de jeunes adolescents. Certains des
organisateurs n'étaient pas d'accord avec l'idée de base qu'il fallait pouvoir
raconter l'histoire de l'holocauste à l'Amérique profonde, à la famille d'une
"ferme de l'Iowa". Ils étaient donc confrontés à un vrai dilemme. Si
c'était trop insoutenable le bouche à oreilles écarterait les gens du musée,
mais il ne fallait pas non plus banaliser l'événement, le rendre
"acceptable" par ses images maîtrisables ou par son récit linéaire.
La section consacrée à la montée du fascisme a fini, après maintes discussions,
par montrer les assassins. Mais par où commencer cette histoire? Visitant
l'exposition permanente entrain de s'organiser, le directeur du Yad Vashem,
Itsrak Mais, faisait remarquer que les nazis apparaissaient comme des "Supermen", une force
surnaturelle qui avait pris le pouvoir, comme si un démon " métaphysique
avait tué les juifs"[21]. Cela
permit sans aucun doute des rectifications, mais cela n'effaça pas le fait que
le visiteur est confronté au nazisme comme à un "deus ex machina",
une force quai extra-historique.
On eut peur que le musée laissât
trop dans l'anonymat les victimes de l'holocauste, qu'on n'insistât pas assez
sur l'aspect " une plus une" des victimes, chacune avec son nom et
son visage. C'est une des raisons pour lesquelles on trouve cette émouvante
tour avec plus de mille photos des habitants du shtetl lituanien d' Ejszyszki,
photos d'avant la dernière Guerre mondiale, qui restitue de façon palpitante,
la diversité, la pluralité de la vie des petites bourgades juives d'Europe
centrale.
En outre, comme Edward T. Linenthal[22]
le fait très bien remarquer, le musée est confronté au problème des objets et
autres artefacts déplacés de leur contexte originel, comme dans tous les
musées. Ce qui se présente comme un problème technique de muséographie devient
ici insurmontable confronté qu'il est à questions éthiques. Fallait-il, par
exemple enlever quelques briques de ce qui reste du vrai mur de briques qui
encerclait le Ghetto de Varsovie pour les placer à washington, alors qu'on
moulait ce morceau de mur pour en faire un artefact grandeur nature? Quand on
se rend à varsovie, aujourd'hui, que dans une arrière-cour qu'on a atteint en
entrant sous une porte cochère, on voit ce mur avec un trou et un panneau
expliquant que quelques briques ont été enlevées pour les céder au musée de
Washington, on reste confondu. Pourquoi ne pas laisser ces briques dans les
vrais lieux-traumas ? Par un accord
spécial avec le musée d'Auschwitz, des amoncellements de valises, de parapluies,
de brosses à dents, de chaussures, d'assiettes, des prothèses, des boites de
Zykklon B furent fournis au musée de Washington. Il devait en outre, être
question de neuf kilos de cheveux, mais la discussion fut très vive pour savoir
si le déploiement des cheveux humains venus d'Auschwitz dans l'exposition
permanente était licite ou non.
Ces cheveux avaient été destinés par
les nazis à l'industrie allemande et devaient servir à fabriquer toutes sortes
de biens. Ils étaient entassés dans des baraquements à Auschwitz. Devant
l'arrivée des troupes soviétiques en 1945, les Allemands mirent le feu à ces
baraquements, mais les Soviétiques trouvèrent sept mille kilos de ces cheveux.
Ils sont depuis, exposés dans les vitrines du musée d'Auschwitz, et, leur vue
est un moment d'émotion indescriptible pour tous ceux qui sont venus visiter ce
lieu-trauma. Dans la discussion, tout
le monde a achoppé sur la question de la différence entre le lieu-trauma, le
lieu où les événements s'étaient déroulés, et, cet autre lieu, Washington:
" si le musée avait été situé à Auschwitz, à Treblinka ou à Mauthausen; si
on était en présente du site réel des atrocités commises et du lieu même de la
mort des victimes, alors le déploiement de ces restes: cheveux, ossements et
cendres seraient les témoins de leur dégradation et leur présence serait
valide. Mais ici, à Washington DC, cette validité ne tient plus. Des restes
humains ne sont pas une marchandise que l'on pourrait transporter, déplacer,
cataloguer, et arranger en vue de les disposer de façon dramatique; nous avons
l'obligation-morale- de respecter ce matériel, qui devrait être enterré
rituellement, enterrement qui fut dénié aux individus.... l'horreur et
l'inhumanité des assassins nazis doit être transmise mais pas aux dépens des victimes
ou en exploitant l'émotion des visiteurs.". [23] Comment dans ce cadre aseptisé, exposer ces
reliques? La discussion s'éternisa. Le
comité passa aux votes et par 9 voix
contre 4, décida de placer les cheveux d'Auschwitz dans l'exposition
permanente. Certains poussèrent cependant au réexamen de la question.
Finalement, devant l'argument que ce déploiement pourrait heurter l'identité
féminine de certaines survivantes, qu'on pourrait se demander si ces cheveux
n'étaient pas ceux d'un membre de sa famille, il fut décidé qu'on laisserait
ces kilos de cheveux à Auschwitz, quelque part dans les entrepôts de l'oubli et
qu'on se contenterait de prendre des photos des vitrines du vrai musée
d'Auschwitz. S'il y a une notion qui convient parfaitement à tout se qui se
jouaient dans le "transport", ou le moulage des objets, c'est bien
celle de "perte d'aura" de W. Benjamin. A l'ère de la "
reproductibilité technique" quelque chose s'est irrémédiablement perdu
dans le déplacement, la re-production d'artefacts. Depuis les chaussures de
Maïdanek jusqu'à cette oeuvre étrange moulage des phases de la machine de mort
jusqu'à l'entrée dans les chambres à gaz qu'on a demandé à Mieczyslaw
Stobierski de re-produire[24], en passant par l'épisode invraisemblable des
cheveux d'Auschwitz, le musée de Washington a eu fort à faire pour éviter la
mémoire-simili, simulacre et kitsch.
Quant à la fonction pédagogique,
elle est partout. le musée a même organisé une autre exposition permanente pour
les enfants. Mais peut-on réellement pédagogiser le Génocide? Emma Shnur ne
pense pas que le Génocide puisse faire l'objet d'une transmission de masse.
Elle écrit à propos d'un autre contexte que la pédagogie, en ces matières a des
vertus limitées: " il n'est pas
raisonnable en général de fabriquer de
l'émotion et de l'identification à l'école, mais lorsqu'il s'agit en plus,
d'identification avec des enfants victimes et martyrs, on joue sur des affects dangereux. Il faut
assurément des trésors de rigueur, de délicatesse et de respect pour faire passer
une pédagogie de l'identification doloriste que, jusqu'àlors, l'école laïque
avait la fierté de laisser aux écoles religieuses, et dont cent années de
pensée pédagogique nous ont appris à penser la nocivité. ..." [25]
La fin de l'exposition permanente
joue sur deux registres antithétiques. D'une part, elle est le triomphe de
l'instrumentalisation. Au sortir de l'exposition, le visiteur est invité à
opposer l'Europe-cimetière représentée par une photographie géante de stèles et
de plaques tombales des cimetières juifs de Pologne, à Israël, où fut fondé
l'état juif en 1948 et aux Etats-Unis où la vie juive peut se développer
librement. C'est évidemment un peu court, mais parfaitement adapté à une
hégémonie discursive qui va bien au-delà des communautés juives du monde. le second registre est
beaucoup plus grave et authentique. Il consiste, à montrer sur un écran géant,
dans un lieu aménagé en salle de cinéma le témoignage de survivants. On est là
en face de la parole de témoins et nul n'a besoin de commentaires explicatifs.[26]
Ces quelques aperçus ne visent pas à
discréditer une entreprise qui a son mérite. la charge émotionnelle est bien
présente, par la carte d'identité distribuée à l'entrée [27], par certains objets comme les très émouvants
bidons de lait dans lesquels E. Ringelblum et son équipe ont caché les
chroniques du Ghetto de Varsovie, ou le wagon prêté par l'état polonais dans
lequel on entre et duquel on sort en méditant. L'exposition l'exposition prend
de même au sérieux certaines fautes des Etats-Unis aux conséquences tragiques
comme cette histoire du navire, ayant à son bord des gens fuyant l'Europe
occupée, bateau qui ne put accoster et qui s'en retourna en Allemagne avec les
gens livrés au destin que l'on sait; ou comme la décision de ne pas
bombardement d'Auschwitz-Birkenau. Ces remarques ne cherchent qu'à montrer les
apories auxquelles on a à faire face lorsque qu'on vise à la fois, le récit de
la trame chronologique de l'événement, l'installation muséale de l'événement,
la fonction civique dans le cadre des Etats-unis, la fonction pédagogique
permanente et la fonction commémorative, car le danger est bien de "
formater" la mémoire collective, d'instituer un récit et des images
officiels dont la plénitude ne transmet rien, le danger c'est de constituer une
mémoire sans transmission.
LES OMBRES DE L'HISTOIRE
Est-ce qu'il y
a des modes de représentation
alternatifs, des façons de chercher à transmettre autrement que dans le plein
de la représentation, de la copie, de la photo, du simulacre, du parcours
pédagogique, de la linéarité de l'instrumentalisation qu'elle soit au service
de la fragmentation mémorielle ou au service de la mémoire officielle?
Ce qui manque à ces musées ou
mémoriaux, c'est la part d'ombre, un indicible qui ne se dissimule pas derrière
l'inexplicable ou l'inintelligible, en sacralisant l'événement. Ce qui bloque
la transmission dans ces bâtiments officiels, c'est le trop-plein d'images et
d'explications, l'illusion d'une possible mise en contact avec ce réel du
passé, un passé qui parlerait dans son horreur même, et qui donnerait, par le
récit dans lequel il est pris, une leçon de morale et transmettrait des
valeurs. Ces musées nous communiquent de l'information mais ne transmettent
peut-être rien. Les discours autres, nous le savons bien, c'est d'abord la
rigueur du travail ingrat de l'historien, bien que dans ces domaines,
l'historien ne soit pas à l'abri des conjonctures idéologiques et de la
pression du mémoriel. C'est aussi dans un autre ordre d'idées, la fiction, le
pouvoir de l'art. C'est encore, la force de la parole des témoins, mais c'est
aussi, certaines formes hybrides, qui utilisent à la fois l'histoire et sa
rigueur, l'imagination, la fiction, le témoignage, des formes inclassables,
souvent des installations qui ne visent pas à "installer le trauma",
mais qui se donnent un espace de méditation, de remémoration au sens où W.
Benjamin l'entend. La remémoration n'est ni la conscience historique
rationnelle, ni la divination des sociétés antiques. Elle est à mille lieux de
la réactualisation agressive de l'événement traumatique ou d'un passage à
l'acte de ce qui n'a pu être symbolisé. Dans les Thèses sur le concept
d'histoire, celles-là mêmes où l'ange de l'histoire est emporté par la catastrophe,
Walter Benjamin écrit: " certes
les devins qui scrutaient le temps pour y découvrir ce qu'il porte en son sein
ne l'éprouvaient ni comme un temps vide ni comme un temps homogène. Si l'on
prend conscience de ce fait, on comprendra peut-être comment le passé était
vécu dans l'expérience de la remémoration: exactement de la même façon. On sait
que les Juifs n'avaient pas le droit d'interroger l'avenir. En revanche, la
Tora et la prière enseignaient la remémoration. Celle-ci leur permettait de
désensorceler l'avenir qui asservit ceux qui s'informent auprès des
devins..."[28]
La remémoration est une "île du
temps" et permet la constitution
d'un espace de contemplation rétrospective. Elle s'installe sur le
silence, les manques, les trous, les bribes, elle permet un certain travail du
silence en nous, de la confrontation non pas avec des images mais avec
l'absence même, avec la ruine, avec une conscience historique de l'enruinement
qui ne fait pas l'économie de la perte. Loin des mémoires saturées, elle ouvre
un espace tiers. Car la mémoire saturée fonctionne un peu comme cet Allemand du
curieux film de Herbert Achternbusch, Das Letzte Loch, de 1981. Un homme
est malade de l'holocauste. Bien qu'il ait été trop petit pour avoir connu la
période et ce qui s'était produit, il se sent coupable. Il est malade. Il va
voir un médecin qui lui donne une ordonnance impossible à suivre. Il s'agit de
boire un verre de Whisky pour chaque victime juive, c'est à dire de boire
6.000.000 de verres de whisky en essayant de voir un visage inconnu à chaque
fois. Ce que le médecin veut lui signifier sur le plan symbolique, c'est qu'on
ne peut pas venir à bout de l'événement ne peut à coup de recettes, qu'on ne
peut pas si facilement en faire le deuil, que la culpabilité allemande ne peut
pas se guérir ainsi, qu'on en aura peut-être jamais fini. Le personnage se
suicide en se jetant dans le Stomboli comme Empédocle parce qu'il ne peut plus
supporter d'être Allemand.
De la construction d'un
espace-tiers, de remémoration, je ne prendrais ici que quelques exemples.
La maison manquante de
Christian Boltanski, en premier lieu. Il s'agit d'une installation d'octobre
1990, à Berlin, dans l'ancien quartier juif, à Orianenburgerstrasse. Au milieu
des façades d'une rue, il y a un trou, un vide, une maison qui manque. Sur le
mur de la maison mitoyenne, le nom des familles disparues avec l'appartement
qu'elles occupaient. Leur nom, leur métier, la date de leur mort. Lynn Gumpert
commente cette installation de la façon suivante:
Les
organisateurs de cette exposition montée en toute hâte pour marquer la
réunification des deux Allemagnes avaient demandé aux artistes invités de
réagir à la chute historique du mur de Berlin. Boltanski trouva un complexe
immobilier situé dans la partie est de la ville, dont la section médiane,
détruite durant la Seconde guerre mondiale, n'avait jamais été reconstruite. Il
demanda à des étudiants d'une école d'art allemande de l'aider à réaliser cette
installation, intitulée fort à propos, la Maison manquante. Selon ses
instructions, ils identifièrent plusieurs des anciens occupants du bâtiment
détruit. Chaque occupant fut représenté par une plaque indiquant son nom, son
métier ainsi que la date de sa mort; les plaques furent ensuite fixées sur les
deux murs mitoyens des maisons voisines intactes, au plus près de là où se
tenaient leurs anciens appartements[29].
Les renseignements obtenus par une
équipe de recherche sur les anciens habitants disparus avaient été disposés
dans des petites tables vitrines dans la partie-ouest de la ville. Elles ont
été vandalisées et ne sont plus visibles aujourd'hui. Quant à la maison
manquante, sur la Grosse-Hamburger
Strasse, elle a perdu le panneau qui expliquait l'originalité de l'entreprise. Le
visiteur n'a plus de commentaires à sa disposition, il ne voit plus que des
plaques avec le nom des anciens habitants, leur profession et la date de leur
"départ", presque toujours "1942". A elle seule, cette date
est parlante. Elle permet en outre cette confrontation solitaire avec le passé,
la méditation, non pas la communication, mais la transmission, par la mise en
visibilité de l'absence et du manque.
Shimon Attie, quant à lui a pris
l'ancien quartier juif de Berlin,non pas celui des juifs assimilés, mais celui
des juifs qui arrivaient de l'est en particulier de Galicie, le Scheunenviertel,
pour objet. Ce quartier, non loin de l'Alexanderplatz se trouvait dans
la partie est de Berlin. C'est l'absence même qui est au coeur de ce projet. Le
long de ces rues désolées et vidées de leurs habitants, il a crée une
installation originale. Il a d'abord retrouvé des photos anciennes de ce
quartier avec les devantures des boutiques juives et leurs enseignes, des
habitants qui posaient pour ces photos des années 20 et du tout début des
années 30. Il les a transformées en diapositives, et ensuite avec un
appareillage assez complexe, les a projetées la nuit, in situ, sur les
lieux mêmes où elles avaient été prises. Le passant qui se trouve là reçoit un
choc, voyant littéralement des images spectrales sur les murs de la rue. C'est
ainsi qu'on voit sur un mur lépreux d'aujourd'hui, à côté d'une porte-cochère: Hebraische
BUCHHANDLUNG, la même indication en hébreu, et la silhouette d'un homme vu
de dos portant un chapeau comme nombre de juifs en portaient. Ou encore, à
l'intérieur d'un porche: Conditorei. Cafe, avec là-encore, des
silhouettes de juifs pieux, en chapeau. Ces photos sont saisissantes par le
contraste qui s'établit entre l'obscurité des rues et ces zones puissamment
éclairées, puits de lumière venant trouer la nuit de l'oubli.
L'artiste a commencé ses projections
en Septembre 1991 et a continué à les faire durant un an quand le temps le
permettait. L'installation elle-même fut photographiée avec ses contrastes de
lumière, de façon à ce qu'il y ait une trace de l'installation éphémère par
définition. L'artiste a pu enregistrer les réactions des habitants du voisinage
et des passants. Au début, ils étaient plutôt favorables à son installation,
mais peu à peu, il sentit croître l'hostilité contre lui. Un des hommes, voyant
la projection sur son propre building lui cria qu'il allait appeler la police
parce que ses voisins allaient croire qu'il était juif.... Ces installations ne
sont pas bien accueillies, elles dérangent. Les créateurs de contre-monuments
exaspèrent souvent leurs contemporains qui préfèreraient "oublier". [30]
Horst
Hoheisel est un artiste allemand qui a proposé une "solution"
originale et provocante pour la question ( non encore tranchée en septembre
1998) pour le Mémorial de l'Holocauste de Berlin. Devant la porte de
Brandebourg, il y aurait à même le sol, devant les deux pavillons qui encadrent
la porte et devant chacun des six piliers, les noms suivants: Auschwitz,
Treblinka, Maïdanek, Stutthof, Sobibor, Kuhlmof, Belcek. Voisineraient ainsi le
monument qui incarne " la grandeur de l'Allemagne" et l'horreur du
siècle dont le IIIe Reich s'est rendu responsable. Puis, dans un deuxième
temps, on ferait sauter l'ensemble à la dynamite. Les ruines de la Porte de
Brandebourg entrelacées avec les noms des camps de la mort, seraient le
Memorial de l'Holocauste. On laisserait ces ruines à la méditation des passants
et habitants de Berlin.
Marie-Jeanne Musiol est une artiste
canadienne. Elle photographie les arbres de Birkenau, de grandes photographies,
à la base de l'arbre. On ne voit qu'une partie du tronc et le sol a sa base, en
gros plan. Rien que la base de ces troncs d'arbre. Quand on s'approche on voit
que la base de ces arbres et leur écorce sont recouverts d'une poussière presque stratifiée. Il s'agit de
la cendre des morts. Cinquante ans après, les cendres se sont accumulées au
pied des arbres et ont recouvert l'écorce pour se fondre dans la nature. Les
photos ne sont accompagnées d'aucune légende. [31]
Contre les mémoires saturées, ces
travaux hybrides autour de la perte, de l'absence transmettent quelque chose du
passé dans son illisibilité, non pas dans son inexplicabilité. C'est un
travail sur les ombres, sur le " pas tout" de la saisie du passé.
Prenant appui sur le très beau livre
de Jacques Derrida, Les Spectres de Marx.[32], Emmanuel Terray [33]
écrit les remarques suivantes:
" Dans
son livre sur Les Spectres de Marx, Jacques Derrida s'est fait l'avocat
de ces êtres que les anciens appelaient des ombres et qui ne sont rien d'autres
que les morts tels qu'ils survivent " en esprit" au milieu de nous.
Il a souligné la nécessité d'accepter leur intrusion et l'urgence d'ouvrir le
dialogue avec eux, afin d'échapper à l'emprise étouffante de la "présence
pleine".[34]
Le spectral, ici est l'espace tiers
qui va permettre l'héritage, la transmission, le passé ouvert dans ce qu'il a
encore à nous dire et dans ce que nous avons encore à lui dire. La présence
pleine contre le travail de l'absence, mémoire saturée contre la prise en
compte de la perte et de la ruine, la trace de la perte. Se souvenir alors de
ce récit hassidique: Quand le Baal Shem Tov avait une tâche difficile à
accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et
se plongeait dans une prière silencieuse; et ce qu'il avait à accomplir se
réalisait. Quand, une génération plus tard, le Maggid de Meseritz se trouva
confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit:
"nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la
prière", et ce qu'il avait à accomplir se réalisa. Une génération plus
tard Rabbi Moshe Leib de Sassov eut à accomplir la même tâche. Lui aussi alla
dans la forêt et dit: " Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne
connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore
l'endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire";
et ce fut suffisant. Mais quand une autre génération fut passée et que le Rabbi
Israël de Rishin dut faire face à la même tâche, il resta dans sa maison, assis
sur son fauteuil et dit: " Nous ne savons plus allumer le feu. nous ne
savons plus dire les prières, nous ne savons même plus l'endroit dans la forêt,
mais nous savons encore raconter l'histoire"; et l'histoire qu'il raconta
eut le même effet que les pratiques de ses prédécesseurs [35]
[1] Nous n'étudierons pas dans le cadre
de cet article les problèmes considérables que l'Allemagne entretient avec sa
mémoire conflictuelle, avec ses "deux passés", celui du nazisme et celui
de la RDA, évidemment mis sur le même plan dans le discours social hégémonique
à l'heure actuelle. Une bonne introduction au problème est données par Peter
Reichel, L'Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998. Nous
renvoyons le lecteur patient au livre que nous préparons sur La nouvelle
fabrique du mémorable. ( R.R.)
[2] E.Conan, et H.Rousso, Un passé qui ne passe pas. Paris,
Gallimard, 1996. Voir également: Henry Rousso, Le syndrome de Vichy.
Paris, le Seuil, 1987 et du même auteur: La hantise du passé.Paris
Textuel, 1998.
[4] Pierre Nora "La fin de l'histoire-mémoire", Les lieux de
mémoire : I La République, sous la direction de Pierre Nora, Paris, Éditions
Gallimard, 1984.pp XVII-XLII.
NORA, Pierre (sous la direction de), Les lieux de
mémoire. Paris, Gallimard, 7 volumes. 1984-1992.
[5] Je me permettrai de renvoyer à un de
mes livres parus à Montréal en 1989, Le roman mémoriel. Montréal, Le
Préambule, 1989.
[6] Louis Marin, " dégénérescence
utopique: Disneyland" in Utopiques: jeux d'espaces. Paris, Minuit,
1973.
[10] On
verra entre autre le livre de A. Jaubert,Le Commissariat aux Archives,
Paris, Barrault 1987,et également, M. Ferro, L'histoire sous surveillance,
Paris,Calmann-Lévy 1985.
[11] La première mention est faite lors
d'une allocution en 1893: The Significance of the Frontier in American
History, au cours d'une réunion de l'American Historical Association à
Chicago. Le livre le plus connu de Turner est The Frontier in American
History de 1920.
[12] Parmi les
historiens citons entre autres Donal Worster Rivers of Empire: Water,
Aridity and the Growth of the American West de 1985 et Patricia Limerick Legacy of Conquest: The Unbroken
Past of the American West. de 1987.
[14] cité par William G. Robbins, "
l'émergence de la nouvelle histoire" in
Le mythe de l'Ouest.Autrement, 1993, p 59
[15] J. Truslow
Adams, "Our American dream", in Catholic world, nov. 1931, p.
216-218. Il s'agit de la
première formulation du syntagme Ämerican dream. Pour le développement de ce
qui suit, je m'appuie sur une remarquable étude à paraître: J.F. Côté,
"New Deal et American Dream: la révolution pragmatiste des années trente
aux USA", rapport pour le Cercle d'étude et de recherche sur les années
trente (Montréal), 1989. Voir aussi mon article " le dépotoir des
rêves" in Masses et culture de masse dans les années trente. Paris,
Editions ouvrières 1991, pp 9-41.
[16] Sur la problématique générale
concernant les musées et les mémoriaux consacrés à l'holocauste, voir: James E
YOUNG, "Écrire le monument : site, mémoire, critique", Annales
ESC, no 3, mai‑juin 1993, pp 729-743.
James E YOUNG (1989), The Texture of Memory :
Holocaust Memorials and Meaning. Yale University Press, 1993.
James E YOUNG, Writing and
Rewriting the Holocaust. Narrative and the Consequences of Interpretation,
Bloomington, Indiana University Press, 1988.
[17] Cité par Tom Segev, Le septième
million. Paris, Liana Levi, 1993, p 391. Rappelons qu'auparavant, Israël
avait fait édifier un mémorial aux juifs disparus dans la Shoah, le Yad
Vashem.
[18] Charles
Maier, " A Surfeit of Memory? Reflections on History, Melancoly and
Denial" History and Memory, 1993, pp 136-151, cité par Dominick La
Capra, History and Memory after Auschwitz. Cornell University Press,
1998, pp 14-15.
[19] Une de mes étudiantes, Pascale
Marcotte a consacré son mémoire de maîtrise à ce musée. C'est dans le cadre de
la direction de ce travail que j'ai pu visiter par deux fois ce musée.
[20] cité par
Anson Rabinbach " From explosion to Erosion" . Holocaust
Memorialization in America since Bitburg" History and Memory. Vol 9, no 1/3,
Automne 1997, p 241. Nous devons beaucoup à ce remarquable article.
[21] cité par
Anson Rabinbach " From explosion to Erosion" . Holocaust
Memorialization in America since Bitburg" History and Memory. Vol 9, no 1/3,
Automne 1997, p 240.
[22] Edward T. Linenthal Preserving Memory..
The Struggle to create Holocaust
Museum.New York, Viking Press, 1995.
[24] M. Stobierski est un
rescapé qui, construisit tout de suite après la guerre une oeuvre en plâtre
pour le musée d'Auschwitz, en 1948, qui voulait montrer l'ensemble du processus
de l'extermination. Les organisateurs du
musée de Washington, apprenant qu'il était toujours vivant, lui
demandèrent de re-faire cette oeuvre, une copie qu'il acheva en décembre 1992.
Il s'agit de milliers de figurines en plâtre qui incarnent par leur visage,
leurs gestes, leur masse aussi, l'horreur de l'extermination et ses différentes
phases.
[26] Sur la nature de ces témoignages
comme genre, leur apport et leurs limites voir de Lawrence L. Langer,Holocaust
testimonies: The Ruins of Memories. Yale University Press, 1991. Voir aussi, Shoshana Felman et Dori
Laub, Testimony. New York, London, Routledge, 1992.
[27] Encore que certains membres du comité
organisateur avaient mis en garde contre cette autre horrible vision: 12000 cartes
d'identité jonchant le sol dans les rues avoisinantes à la sortie du musée, une
façon de se délester d'un "devoir de mémoire" peut être inassumable
sous cette forme, et par là même non transmissible.
[30] En ce qui concerne
le travail de Jochen Gertz, et d'autres créateurs de Contre-monuments, voir les
travaux de James E, Young "Écrire
le monument : site, mémoire, critique", Annales ESC, 1993, no
3, mai‑juin, 729-743.
The Texture of Memory :
Holocaust Memorials and Meaning, Yale University Press,
New Haven, London, 1993.
"The Counter-Monument: Memory against
itself in Germany Today" in Critical Inquiry, 18,1992, pp 267-296.
" Germany's Memorial Question.
Counter-Memory and the end of the Monument" in The South Atlantic
Quaterly, 96-4 Fall 1997, pp 853-880.
Voir aussi, Régine Robin, " Traumatisme et transmission" in Ecriture
de soi et trauma, sous la direction de Jean-François Chiantaretto, Paris,
Anthropos, 1998, pp 115-131.
[31] Marie-Jeanne Musiol, In the Shadow
of the Forest (Auschwitz-Birkenau) exposition à la galerie Saw,
Ottawa ( Canada) du 19 septembre 1998 au 17 octobre 1998. Le document
d'accompagnement de l'exposition dit simplement: " La plupart des
visiteurs du camp viennent se recueillir au monument massif de pierre qui
commémore la mémoire des victimes, sans pousser plus loin leur déambulation
dans les champs ou la forêt qui contiennent les cendres. Pourtant, la connexion
entre la terre qui retient les traces physiques des vies passées et les arbres
qui poussent dans cette matière, témoigne d'une présence vive et d'une
continuité toujours agissante. de nombreuses questions sur la nature de la
mémoire et sur la possibilité d'une transmission invisible et immédiate nous
sollicitent dans ce lieu de la forêt. L'arbre devient alors la métaphore des
particularité des personnes que la terre d'Auschwitz continue
d'expirer...."
Au dos du
livre dépliant qui reproduit les photos, cet écrit: " dans l'ombre de la
forêt tu sauras qui je suis".