Marc Angenot m.s.r.c.,
CÉLAT (Québec) et Université McGill (Montréal)
Colloque de Moscou, 12-14 mars 1998
C=est l=éruption de la fin!
Le diagnostic crépusculaire:
Un genre culturel français des années 1980
C =est un rôle bien
connu et établi dans la culture intellectuelle française que celui de
Déchiffreur des signes des temps et de Faiseur de (généralement sombres)
pronostics sur le présent et le proche avenir. Beaucoup d=intellectuels,
universitaires et hommes de lettres sont tentés quelque jour de formuler un
diagnostic global de la conjoncture. Il s=agit en général d=extrapoler
un à-vau-l=eau imminent à partir d=une chronique du temps
présent et du déchiffrement d=intersignes.
Dans la France des années 1980, on identifie un
certain nombre de publicistes établis (puisque tel est le mot qui
convient pour désigner un auteur qui Aécrit sur des questions d=actualité@, mais
le mot d=essayiste ou encore celui de politologue sonnent mieux à leurs oreilles),
bien situés dans la topographie politico-intellectuelle de l=époque
et dont les livres se vendent. Ainsi Paul Yonnet est le publiciste attitré d=une
droite nationale et Aoccidentale@.
Ainsi, de l=aile droite à l=aile gauche du courant libéral,
on pourrait identifier les publicistes abondants et réguliers que sont Alain
Minc, François de Closets, Alain Duhamel. Ainsi, la gauche réformiste ou
radicale, a elle aussi ses publicistes attitrés, très divers du reste par le
capital de prestige et par le talent, par les positions et nuances idéologiques
aussi et par la trajectoire intellectuelle, parmi lesquels on nommerait Pascal
Bruckner (à classer comme Amodéré@),
Alain Finkielkraut, Régis Debray (qu=on identifierait à une
gauche jacobine), Max Gallo et bien d=autres. Il y a aussi,
insituables dans cette topographie quasi-parlementaire, les francs-tireurs et
terroristes du postmodernisme dont le chef de file est sans conteste Jean
Baudrillard.
Par ailleurs, des sociologues et politologues
universitaires, des historiens tentés par le présent, des philosophes attitrés
ne manquent pas à l=occasion de publier des essais d=actualité
d=un caractère plus subjectif, conjectural et partisan que leurs écrits savants,
essais qui se rapprochent de ce que je cherche à circonscrire comme le champ de
la Apublicistique@ ou qui s=y fondent.[1]
Le genre du diagnostic global et la vision
crépusculaire du monde
Ce qui va donc m=intéresser
dans ce secteur de la publicistique, ce sont
ces essais à grandes enjambées qui prétendent fournir un diagnostic
global de la conjoncture, dire aux Français où ils en sont et où ils vont,
montrer les promesses et, surtout, les périls du moment. L=analyse
de faits récents mués en Asignes des temps@ amène
l=essayiste à formuler des prédictions à moyen terme et le plus souvent à
actionner des signaux d=alarme.
La perspicacité occasionnelle des Faiseurs de
diagnostics est contrecarrée en effet par deux formes de complaisance qui sont
inhérentes au genre: une antique prétention *philosophante+ au (à
l=opportunité et à la possibilité d=un) déchiffrement global
du cours de l=histoire, même si celle-ci s=infléchit, aux yeux de l=essayiste,
en un Adéclin@ redouté B déclin des valeurs morales et civiques, des institutions qui font Al=identité@ de la
France, de la France dans le monde... (C=est ici l=avatar
crépusculaire, le renversement des grands paradigmes du Progrès, remontant à
Condorcet) et une tendance irrépressible à lire la conjoncture à la
lumière d=un Ajamais plus@, B stoïque, nostalgique ou rancunier, B d=un Never
more, à déchiffrer une disparition annoncée, la mort imminente de choses
essentielles, d=où le pathos du déclin
irréversible, de la *fin+ des valeurs fondamentales, des territorialisations et des identités B sur quoi nous nous concentrerons.
Nous ne nierons pas que des *choses+
diverses aient subi un déclin fatal au cours des quinze dernières années que ce
soit dans la France empirique ou dans son capital idéologique cumulé, B ce qui
fait deux. Nous pensons cependant que les essais-diagnostics répondent à des *lois du
genre+ qui les fait aborder le monde sous l=angle de la
nostalgie-dénégation, accentuer certaines tendances et qui comportent une forme
de simplisme cognitif, de fausse conscience et de facilité de pensée. Nous appliquerons à la topique de l=essai-diagnostic
à la française le concept de *romantisme de la
désillusion+ (transposé de György Lukàcs, Theorie des Romans) et celui de *vision
crépusculaire du monde+ (développé naguère par moi dans La
parole pamphlétaire)[2].
Il va s=agir de montrer un angle
d=approche de la conjoncture qui comporte, à mon sentiment, une part inhérente
de fausse conscience et de facilité de pensée.
Non certes que des valeurs collectives ne puissent s=éroder,
que des idéologies ne se désagrègent pas, que des certitudes collectives ne se
défassent pas, que des institutions ne tombent pas en décadence, que des
mutations morales et sociales d=abord latentes ne
puissent devenir assez brusquement patentes pour les observateurs. La
conjoncture des années 1980 de ce siècle fut une conjoncture de bouleversements
massifs, tant à l=échelle mondiale avec l=effondrement, l=implosion
de l=URSS et des États de sa mouvance, qu=à l=échelle
de la France dont le rôle dans le monde (que ce soit son prestige littéraire ou
son action politique B ou même sa haute-couture) s=est évidemment
amenuisé B quoiqu=il soit possible de soutenir aussitôt que le processus s=est
développé sur une bien plus longue durée que le temps de cette décennie que je
choisis de scruter.
Je vais donc essayer de faire apparaître B en
dépit de la justesse et perspicacité relatives de certains Adiagnostics@ B
quelque chose comme une rhétorique prédominante et toute faite, accompagnée d=une
topique crépusculaire devenue hégémonique, le tout se trouvant mis du reste à
la disposition d=intervenants de sensibilités politiques très diverses.
En deçà de la rhétorique et topique de la Afin@, je
déchiffre une sorte de manière de penser et de discourir collective, laquelle
comporte, indissociablement, un potentiel de justesse et une part de sophismes
ou de paralogismes et (comme on disait autrefois) de Afausse
conscience@ qui vient de loin. C=est en effet que la pensée
de la fin des valeurs et dissolution des repères n=est pas
chose nouvelle dans l=Idéologie française sur la longue
durée. C=est même, des années 1880 aux années 1930 et 1980, une de ces machines
récurrentes et qui attirent l=attention à ce titre. En
me reportant à une autre Afin de siècle@ et à
une autre cohorte de publicistes qui, dans une conjoncture incommensurable
certes, ont prophétisé vers 1880 la Afin d=un
monde@, je montrerai quelle sorte d=idéologie latente
accompagne le genre du diagnostic crépusculaire.
Les essais de vision crépusculaire de la fin du
XXème siècle abondent depuis le début des années 1980, il en paraît un ou deux
de mois en mois: ils forment un secteur de la librairie paradoxalement prospère
au milieu de la *crise du livre+[3]. Le *genre+
philosophico-littéraire du diagnostic global, celui de la *Francoscopie+
transcendante[4]
combine le pathos de la haute lucidité et le pessimisme catastrophiste. Tout en
se disant, pour un certain nombre d=entre eux, encore *de
gauche+ ou *progressiste+ (si ce terme conserve un sens dans une conjecture désabusée et pour une
génération qui a donné dans toutes les illusions perdues de la politique
sans exprimer jamais d=autocritique rationnelle), les
publicistes de la Afin@
aboutissent presque fatalement B à l=exception
de quelques pervers polymorphes et de nihilistes terroristes B à des
impératifs de *réarmement
moral+, de retour dénégateur aux certitudes enchantées d=une *France
immobile+ laquelle peut être une France gaullienne, ou jacobine, ou socialiste, ou
marxiste, ou chrétienne, ou même modestement franchouillarde B à ce
stade il importe peu.
Caractérisons encore l=objet.
L=essayiste crépusculaire prétend déchiffrer sombrement un devenir obscur,
il voit et prédit la *fin+ de
repères et de valeurs que Ales Français@
croyaient immuables, d=institutions et de mœurs qui
tenaient, assure-t-on, à l=Identité française. Il n=échappe
pas toujours au ressentiment et encore moins au simplisme de la
nostalgie, devant des à-vau-l=eau et des changements
délétères qui dévaluent à ses yeux de rassurantes convictions collectives, qui
délitent d=antiques territorialisations, qui obscurcissent une image du cours Anormal@ des
choses et du rôle ou de la *place+ de la
France dans le monde.
Έπιστηmη : la lecture des intersignes
Je vois comme une épistémologie sauvage à la
source de l=essai-diagnostic: une connaissance du monde par déchiffrement de signes
des temps. L=essai-diagnostic carbure à l=anxiété. À la façon des
eschatologies antiques, le moderne essayiste prétend lire l=apocalypse
imminente dans de petits événements pleins d=enseignement,
des intersignes où se confirment ses Ajamais
plus@. Dans un monde non pas seulement changeant, mais tendant à devenir
inintelligible à l=homme rationnel qu=il est,
il communie avec son lecteur dans la perplexité angoissée, il identifie le nouveau
comme redoutable ou scandaleux éthiquement, et quasi-impensable
rationnellement: les nouveautés étranges sont alors muées en signes
avant-coureurs d=un effondrement de tout (si du moins, pour les penseurs Avolontaristes@, un Asursaut@ collectif,
qu=ils disent vouloir encore espérer, ne vient pas conjurer in-extremis la
ruine annoncée).
C=est l=éruption
de la fin!
Il s=agit d=abord
de rassembler sur le plateau, tous les prophètes de la fin des choses dans les
1980's. Ces journalistes et essayistes se bousculent et il n=est que
d=évoquer des titres que vous avez rencontré chez votre libraire: Afin des
idéologies@ bien entendu et *adieux au Prolétariat+[5] des uns et des autres, *panne d=idéologie+ (Alain
Duhamel), *fin du social+ (Baudrillard et autres), *fin du politique+, *fin de
la démocratie+ (Guéhenno etc.), instauration d=une *société
du vide+ (Y. Barel), de l=*empire de l=éphémère+ et *crépuscules
du devoir+ (Gilles Lipovetsky), ère des *simulacres+ et au
bout du compte fin du réel (Baudrillard & ses adeptes), *déclin
de l=individualisme+ (avènement du *temps
des tribus+, Maffesoli), *éclipse de la société+ (Alain
Touraine, La société invisible), instauration de *la
barbarie+ (puisque seul terme subsistant de l=alternative fameuse d=Engels
et de Karl Kautsky, *socialisme ou barbarie+, B Michel
Henry), progrès de *l=inhumain+ et fin
du progrès (Lyotard), engloutissement dans une *fin de
siècle obscure+ (titre d=un essai de Max Gallo), et pour résumer et globaliser le tout en une
eschatologie néo-libérale, *Fin de l=histoire+
(Francis Fukuyama et ses glosateurs français du Débat, d=Esprit et d=ailleurs).
Et ensuite, pour passer à des diagnostics
sectoriels, mais essentiels à l=identité française, comme
l=école, comme la république: *fin de la République+ (Régis
Debray, Que vive la République!), *L=école
est finie+ (Barnley), et, B relais de l=Américain
Allan Bloom qui diagnostiqueThe Closing of the American Mind B *Déclin
de la culture générale+ etc.
La France, ta littérature fout le camp!
Au bout du compte (oh! Mânes de Victor Hugo, mânes
d=Anatole France!) *fin de la littérature française+, avec
Danielle Sallenave, Lettres mortes, ou Henri Raszcymow, La fin du
grand écrivain. Je néglige à regret, dans le présent essai, ce chapitre qu=il
faudrait traiter en long et à part, et sans doute sur la durée de cinquante ans[6],
de la fin présumée des lettres françaises en une obscure chienlit.
*Une fin de siècle obscure+, Max
Gallo voyage au bout de la nuit
Je poursuivrai la description du genre en
esquissant le plan d=ensemble d=un de
ces essais de la *fin de siècle+. Celui de Max Gallo, paru en 1989, Manifeste pour une fin de siècle
obscure, entre dans la sous-catégorie Avolontariste@: au
bout du livre, il cherche à substituer à l=obscurité
des temps présents les clartés d=un manifeste... qui reste
à rédiger. On ne peut dire que la tentative soit convaincante.
Le siècle s=achève, constate Gallo,
le despotisme communiste s=effondre tandis que le
capitalisme néo-libéral semble triompher. Est-ce pour autant la fin de l=histoire?
Partout, règnent pauvreté, racisme, fanatisme, violence, drogue. Les
intégrismes réapparaissent. Les inégalités s=accroissent.
Le chômage, la dette publique s=aggravent. Quels
instruments d'analyse peuvent aujourd=hui nous permettre de
saisir ensemble les contradictions de notre monde en crise? Gallo a une
suggestion radicale qui est peut-être un recours étrange et importun pour un
social-démocrate au passé rien moins que révolutionnaire: le temps n=est-il
pas venu de relire Marx? Non plus l=idole et l=alibi
des dictatures, s=empresse-t-il de dire, mais plutôt le penseur de la complexité du
capitalisme, le philosophe de la liberté et des droits de l'individu en révolte
contre ce qui l=aliène. Marx est mort. À nous de faire bouger ses idées, nos idées, d=élaborer
un nouveau Manifeste pour cette fin de siècle obscure. Conclusion de ce
manifeste ébauché, p. 200: Max Gallo appelle à Aune
révolution qui exige des révolutionnaires la détermination, la confiance et la
lucidité. Et ce n'est jamais facile car les forces qui poussent à la
soumission, à l'intégration ont toutes les séductions et détiennent la plupart
des pouvoirs. Elles apparaissent presque comme des lois de la nature. Elles le
sont en un sens. Mais c=est à l=homme
de les dompter, de les utiliser. À des fins humaines. La puissance de ceux qui
s=opposent à ce système mondial vient de ce que, jour après jour, les hommes
font l=expérience contradictoire des fantasmatiques potentialités de l'époque et
des impasses dans lesquelles l'homme s=enfonce. Mais il suffit
toujours de quelques combinaisons chimiques, parfois d'une seule, pour que
toute une ligne d'évolution que l'on croyait tracée, dont le destin semblait définitivement écrit,
soit modifiée. Soyons cette liberté créatrice, soyons ce germe. Les hommes
n'ont à y perdre que leurs chaînes, l'humanité que ses plaies les plus
purulentes, l=inégalité qui opprime et tue, pour le profit de quelques-uns. Un monde
humain se dégageant de la préhistoire est à construire. Hommes de tous les pays,
qui croyez à l=avenir de l=homme, unissez-vous !@
On ne peut pas dire que cette bonne volonté humaniste au bout d=un
diagnostic plein de désarroi et de craintes du Arien ne
va plus!@ soit très originale, mais la plupart des thèmes-clés des années 1980 sont
au rendez-vous dans cet essai. On y voit typiquement apparaître un schéma
général et ce n=est que de lui que je veux discuter: lecture convergente de certains signes
des temps, vision de la fin de valeurs jugées essentielles et montée des
périls, et puis, dans le cas présent, conclusion volontariste en forme d=appel à
un *réarmement moral+. Que cet appel se réclame de
Marx me semble assez contingent, mais que sa forme de modernité réactive soit
nostalgique d=un grand texte de 1848 me paraît participer de la logique du genre.
*Que reste-t-il de nos
manifs?+: les soixante-huitards mis au tombeau par eux-mêmes
Depuis une quinzaine d=années,
les soixante-huitards ont battu leur coulpe et abjuré diversement les fumeuses
utopies de leur jeunesse. Ils n=étaient au fond que des
privilégiés générationnels, des baby-boomers. Que reste-t-il de nos manifs?,
demande nostalgiquement Héléne Fontanaud.[7] La
chronique des années 1980 se développe à l=horizon
d=une désillusion et d=une trahison collective. Pourquoi
le triomphe de la gauche - qu'elle a tant aimée - est-il devenu pour elle le
symbole de l'ennui, de l=ambition, du reniement ?
De l=illusion lyrique à la gueule de bois, de la manif à la mélancolie branchée,
cet essai se propose de conter la découverte des groupuscules et de leurs
rites, l=Aétat de grâce@, la résistible ascension
du Front national, la création de SOS-Racisme, la divinisation du président
Mitterrand, le néo-réalisme socialiste, le consensus et le yuppisme de
gauche... autant d=étapes vers un désenchantement.[8]
Fin des idéologies
*La France ne croit plus
aujourd=hui aux grandes utopies totalisatrices, elle ne succombe plus aux
eschatologies rédemptrices+, expose Alain Duhamel
dans Les peurs françaises.[9] Évidemment, c=est de
cette fin des Grands récits, des grandes espérances militantes qui ont traversé
le XXème siècle que tout part. Les Français ne croyent plus à ces chimères, ce
qui réjouit plutôt le libéral Duhamel, mais, démunis d=illusions
et de projets collectifs, ils ont peur...
Que ce soit pour s=en
réjouir ou s=en désoler, cette Afin@ des
grandes idéologies, c=est le pont-aux-ânes des années
quatre-vingt. Tout le monde est d=accord sur ce constat de
la fin des militantismes *révolutionnaires+, celle
des *utopies exotiques+[10] (le Cuba du AChe@ ou le
Cambodge de Pol Pot), de la fin des *Grands récits+, ces
totalisations du passé, du présent et de l=avenir,
ci-devant *énigmes résolues+ du malheur des hommes.[11] Mais l=accord s=arrête
là, puisque les uns se réjouissent de tourner définitivement la page des
Grandes illusions et des grands mouvements de masse et d=autres,
pour qui le socialisme restait *malgré tout+ un
phare au milieu des temps obscurs, sont inconsolables.
*Fin de l=histoire+ va
proclamer bientôt Francis Fukuyama, confondant avec candeur et simplisme la
carte et le terrain. Fin des grandes idéologies historiques en tout cas,
concède-t-on, que ce soit avec un soulagement *néo-libéral+ (cette
fin, Raymond Aron l=avait prédite dans les années
1950) ou avec la désolation de l=ancienne gauche.
Le *Pays où nait l=avenir+, comme
le proclamait avec grandiloquence la propagande communiste des années trente, l=URSS présente
désormais pour toute l=intelligentsia française des
années 1980 un bilan globalement négatif, et peut-être un bilan *criminel+: l=accord
se fait là dessus au cours de la décennie jusqu=au jour
sidérant de 1991, où l=URSS elle même, sans coup férir
et d=un jour à l=autre, disparaît de la carte du monde. *Le
passé d=une illusion+, titrera François Furet à propos des grandes espérances communistes. Mais
au-delà de cet *espoir à l=Est+ qui s=évanouit définitivement, c=est la grande idée de
justice sociale, née en Occident vers 1830 avec le néologisme même de *socialisme+, qui
en prend un coup et s=enfonce doucement dans le passé
idéologique. Les *Adieux au prolétariat+ ont commencé à retentir
dès les années soixante, d=André Gorz à Alain
Touraine; ils vont se multiplier. Il vaut mieux quitter à temps ce qui vous
quitte.
Alain Duhamel, ou les Peurs françaises
*Fin des idéologies+,
constate donc le publiciste Alain Duhamel dans Le complexe d=Asterix et Les peurs françaises.[12] La
France est en panne d=idéologie, il n=y a d=ailleurs
pas que le socialisme révolutionnaire qui s=effondre:
tous les *projets+ sociaux classiques se sont sclérosés, constate A. Duhamel sans gros
chagrin, mais il ne reste plus alors aux Français que *la
politique-spectacle+[13] (Duhamel est un des
inventeurs de l=expression) et les affres d=angoisses cruelles B
immigration, délinquance, dissolution de la famille ... B parmi
lesquelles figure en bonne place *la peur du déclin+ de la
France même.[14]
*La société française
traverse une période de grand trouble. Toutes ses certitudes, tous ses repères,
toutes ses traditions, toutes ses grilles d=interprétation
vacillent, hésitent et tremblent+.[15]
D=un Duhamel à l=autre, les nouvelles scènes de la
vie future renouvellent les craintes d=une américanisation
croissante de la société française et du déclassement d=un art
de vivre.
La Fin de la gauche
Les idéologies se portent mal, mais certains
secteurs idéologiques sont peut-être plus que d=autres
en coma dépassé. Ce n=est peut-être pas tant le
politique dans son ensemble qui a disparu que ce qui en fut autrefois l=aile
marchante et que la France nomme globalement : *la
gauche+.
Pour Jacques Julliard, dans Le Génie de la
liberté,[16]
après la mort du communisme, la gauche entière est à refonder, mais l=espoir est permis. *Le
communisme est mort et, avec lui, toute une représentation de la gauche, de l=action,
de l=éthique, de l=avenir. Ouf! Mais il ne suffit pas de célébrer la revanche de Léon Blum. Il
faut faire du neuf avec du neuf, refonder un modernisme de gauche. Le
communisme est mort. C=est le moment ou jamais d'entamer
une vraie critique du capitalisme, lit-on dans le prière d=insérer+. La mort du communisme serait ainsi la chance
d=un nouveau socialisme à réinventer.
Pour Alain Touraine au contraire, dès 1980, nous
sommes arrivés à L=Après-socialisme.[17] Il faut refonder des projets sociaux, soit, B mais
faire quelque chose de tout autre et tourner le dos au passé des luttes et des doctrines
de la, ou des gauches modernes. *Pourquoi, dans un monde
en pleine mutation, le modèle politique de la gauche resterait-il seul immuable
? Au nom de quoi continuer à vouloir construire un socialisme Avéritable@ B jamais
défini B alors même que, du socialisme réel, tant d=hommes
cherchent à sortir ? Mieux vaut prendre acte que le socialisme n=appartient
ni au présent ni à l'avenir, mais au passé. (...) Il faut repartir de l=analyse
des faits sociaux. Quels mouvements sociaux prennent aujourd=hui la
place centrale qui fut celle du mouvement ouvrier? Quelle sont leurs véritables adversaires ? Quelles formes d=initiative
politique doivent remplacer les programmes de partis qui ne visent plus qu'au
renforcement de l=État? Par là seulement on libérera la gauche vivante des formes politiques
et idéologiques mortes. L=espoir n=a pas d=autre
chemin, car nous sommes déjà dans l'après-socialisme+,
expose Touraine.
Jean Baudrillard ou la Fin du social
Si la gauche est morte, c=est que
son séculaire cheval de bataille, la question sociale, le *social+ s=est
évanoui. La fin du social[18],
titre Jean Baudrillard dans un bref essai, crépusculairement primesautier.
Baudrillard qui, dans Les stratégies fatales[19]
montre aussi la fin du grand paradigme progressiste moderne, de
Condorcet à Marx, celui du Sens de l=histoire. Les *majorités
silencieuses+ ont définitivement remplacé les bruyants prolétariats revendicateurs. *La
majorité silencieuse: tous les systèmes actuels fonctionnent sur cette entité
nébuleuse, dont l'existence n=est plus que statistique,
dont le seul mode d'apparition est le sondage. Les masses qui la constituent ne
sont bonnes conductrices ni du politique, ni du social, ni du sens en général.
Tout les traverse, tout les aimante, mais s'y diffuse sans laisser de traces.+
Aujourd=hui,
conclut Baudrillard, que toute radicalité critique est devenue inutile, toute
négativité résolue dans un monde qui fait semblant de se réaliser, que l'esprit
critique a trouvé dans le socialisme sa résidence secondaire, que l=effet
de désir est largement passé, que reste-t-il que de remettre les choses au
point zéro énigmatique ? Or l'énigme s'est inversée: jadis c'était la Sphinge
qui posait à l=homme la question de l=homme, qu=Œdipe a
cru résoudre, que nous avons tous cru résoudre, aujourd=hui c=est l=homme
qui pose à la Sphinge, à l=inhumain la question de l=inhumain,
du fatal, de la désinvolture du monde envers nos entreprises, de la
désinvolture du monde aux lois objectives.[20]
De nombreux essayistes, dont Lyotard, retiendront
cette thèse de l=Inhumain et y reviendront.
La Fin de la démocratie
Pour divers publicistes, au delà du seul
socialisme, la démocratie française comme telle est menacée par des perversions
qui la dénaturent et la conduisent à l=agonie ou à former un
monde à l=envers où elle se mue peu à peu en le contraire de ce qu=elle
doit être.
Du temps où il y avait un Ennemi totalitaire,
Jean-François Revel dans Comment les démocraties finissent avait cru
pouvoir prophétiser que la mort de la démocratie occidentale viendrait de ses
faiblesses complaisantes à l=égard du prétendu camp
socialiste. Ce camp a implosé en une nuit, mais les ennemis de la démocratie
sont restés à l=intérieur: ils s=appellent selon les uns et les
autres, la *dépolitisation+ bien entendu, la *Fin du
politique+ (Pierre Birnbaum et al., 1975), la *Politique-spectacle+ (A.
Duhamel), La Société incertaine (Miranda, 1986), La Société de confusion
(J.-Cl. Crespy 1991), La Peur du vide (O. Mangin, 1991) et La Grande
manip= (François de Closets, 1990), le sophisme du *Gouverner, c=est paraître+ (J.
F. Cotterets, 1991). Jean-Marie Guéhenno synthétise ces craintes de perversion
en titrant tout uniment: La Fin de la démocratie.[21]
C=est certainement en ce secteur de la *dépolitisation+ qu=on
rencontre le plus grand nombre d=essais-mises en garde et
ils proviennent de toutes les familles idéologiques. Victoire de la
politique-spectacle, de la politique-sondage, des muettes *majorités
silencieuses+, des professionnels des médias et de la manipulation, B ce que
conclut aussi Baudrillard dans un troisième opuscule nécrologique sur les
illusions démocratiques et progressistes, La Gauche divine.
Là où les uns prédisent la destruction, l=érosion
ou la perversion fatale de la démocratie, d=autres
en montrent au contraire la victoire à l=usure, victoire par
abandon de ses adversaires séculaires. Mais c=est une
victoire qui, selon Pascal Bruckner, a aussi quelque chose de crépusculaire. Le
sentiment de fin de tout n=est pas au goát de Bruckner après un siècle qui finit somme toute moins mal que les
événements sanglants et atroces du *court vingtième siècle+,
1914-1989 (Eric Hobsbawm) ne le laissaient espérer. Quelques essayistes Acentristes@ comme
Bruckner vont tenter d=expliquer cette mélancolie
maussade qui, après ce siècle des guerres mondiales et des régimes
totalitaires, semble accueillir la victoire par défaut de la *démocratie+.
Pascal Bruckner, s=il se
laisse aller à parler aussi d=une *sortie
de l=histoire+ dans La mélancolie démocratique, cherche à comprendre la *victoire-fardeau+ de la
démocratie. C=est que la démocratie qui est le *moins mauvais+
système, selon le mot fameux de Churchill, n=est
jamais quelque chose d=enthousiasmant. *Nous
sommes entrés, écrit-il, dans l=ère de la mélancolie
démocratique. (...) Car la démocratie est haïssable: elle contredit les
penchants les plus spontanés de l=être humain à écraser,
dominer ou asservir les autres. À droite, la démocratie triomphante suscite *une
peur devant son pouvoir de désagrégation des liens communautaires; (...) À l=extrême
gauche, une impatience devant ses lenteurs, son inacceptable mollesse+.[22]
Au lieu de nous réjouir donc, *nous baignons dans l=ère des
bilans, de la préservation de l=héritage. Seule la
sauvegarde mobilise les énergies+, constate-t-il, offrant
du moins, lui, une hypothèse pour expliquer la multiplication de visions d=agonie
dans une société somme toute prospère et qui ne sort pas trop mal d=un
siècle de haines et de carnages.[23]
Régis Debray, ou la Fin de la république
Pour Régis Debray, qui, sorti des geôles de
Bolivie et du gauchisme tiers-mondiste, en est venu à incarner une gauche *nationale+, un
gaullisme de gauche somme toute, la République française, jacobine, est sur sa
fin. Le prière-d=insérer de Que vive la République! expose cet effondrement redouté
qui sera la fin aussi de l=identité française (fin
de ce que les idéologues de la droite libérale appelleront un peu plus tard B mais
en s=en réjouissant eux, B la Afin de
l=exception française@):
Sans discours ni
trompettes, les ennemis de la République ont pris le pouvoir dans la société.
Au premier rang, l=Argent et l=Image.
Leur alliance a remplacé celle du Trône
et de l=Autel. Aggravant l=opulence par la notoriété,
redoublant l'inégalité des revenus par celle de la considération publique, elle
s'attaque aux fondements de l=orgueil républicain: le
désintéressement et l=anonymat, qui subordonnent
appétits et vanité à l=intérêt général. La République n=est pas
un régime politique parmi d=autres. C=est un
idéal et un combat. Elle requiert non seulement des lois mais une foi, non
seulement des services sociaux mais des institutions distinctes dont la
première de toutes est l=École, non seulement des
usagers ou des consommateurs mais des citoyens... Quand le ressort se casse, la
chose publique brinqueballe. Ce plaidoyer se voudrait à la fois histoire d=un
relâchement et appel au ressaisissement.
Une analyse du ramollissement idéologique en
cours: la *soft-idéologie+
La fin des idéologies qui soulage les uns,
fatigués des grands enthousiasmes de masse, est identifiée par les autres comme
l=entrée dans une ère de ramollissement mental. *Les
temps sont durs, les idées sont molles+[24], constate
Fr.-Bernard Huyghe dans la Soft-idéologie
(1987). Ce qu=il
combat, dit-il, c=est l=idéologie même de la fin des idéologies où *le
débat politique évacue idées et projets+.[25] Dans les années 1960 et 1970, la gauche
dénonçait et la droite gérait. Aujourd=hui,
tous *affichent le même look branché: modernité souriante et pragmatique, moralisme
éclairé mais sévère. Leur credo prêche le management, le minitel et les droits
de l=homme+.[26]
Huyghe réussit ce tour de force de combiner une
vision crépusculaire de la conjoncture (dans la variante Amontée
des simulacres@ et des faux consensus) et une critique fort pertinente de la *fin des
idéologies+ B qui n=est jamais qu=une autre idéologie.
En tout cas, si juste que soit ce trait critique,
le discours de la fin de toutes choses se développe cependant chez lui de façon
typique et même hyperbolique:
Tout est fini, avonc-nous
dit: fin des conflits et des révoltes, fin des illusions et des utopies, fin
des idées et des valeurs, fin des héros et des modèles, fin de l'intelligentsia
et des Français moyens, fin de la croissance, fin de la jeunesse, fin des
classes, fin de la nation... Fin du politique aussi: quel peuple de gauche ou
de droite représenter? Que changer, que libérer, que distribuer, que restaurer,
que défendre?[27]
Mais on pourrait multiplier par cent les citations
de cette farine qui reviennent en basse continue dans le brouhaha du discours
social français.
Alain Touraine, ou l=Éclipse
de la société
Fin des idéologies et dissolution des grands
principes. Mais passons de la carte au terrain. Et la société empirique,
comment se porte-t-elle? Pas trop bien... Elle aussi se vide de contenu et
passe à la réalité virtuelle.
Alain Touraine a conçu et formulé dès 1969 le
concept de *société post-industrielle+ le premier de tous les *post-+ qui s=engloberont
dans le *post-moderne+.[28]
*Un type nouveau de société naît aujourd=hui
sous nos yeux, qui se différencie de toutes celles qui ont précédé. Cette
société, c'est la société post-industrielle où les rapports sociaux se trouvent
profondément transformés+ et partiellement vidés
de substance. Quelques années plus tard, dans la société invisible,[29]
Touraine médite sur *l=éclipse
de la société+. *Ère du vide+ (G. Lipovetsky), *Société de l=éphémère+: dans
le même temps d=autres essayistes vont trouver des formules chargées de traduire ce
sentiment général d=une société de plus en plus
anomique, ténue et insaisissable.
Yves Barel, ou la Société du vide
Yves Barel caractérise la société actuelle comme La
société du vide (Paris, 1984): il diagnostique à son tour un *retrait+ du
social, de l=idéologie, plus globalement une *panne du sens+ qui ne
semble laisser aux Français qu=à vivre en *attendant+
peut-être quelque part la reprise de l=histoire. Fin du
politique dont les symptomes sont omniprésents: *Le
scepticisme à l'égard des idéologies et des grands systèmes de pensée, le
reflux du militantisme, la désyndicalisation dans certain cas, le rejet dépité
de la transcendance sociale, la montée des corporatismes, le repli de l=individu
sur lui-même et sur le microcosme familial ou affinitaire, l=engouement
pour un certain activisme culturel, l=Aautoproduction@, la Anouvelle
entreprise@, l'orientation d=une partie du mouvement
associatif apparu dans la sphère du Ahors-travail@ vers
des activités économiques, parfois des activités de production, etc. C=est
cette Adépolitisation@ qui, ajoute-t-il, explique en
partie la prise du pouvoir en 1981 par la gauche française.[30]
Le paradoxe serait que la gauche vient au pouvoir pour assurer en douceur son
auto-décomposition et, tant qu=à faire, la dissolution
étendue du *politique+ et du *social+. Au bout du compte, à en croire Barel, la société aurait à recommencer à
zéro: *Tout se passe comme si la société, toute sophistiquée qu=elle
soit, retournait à un état élémentaire où, ses rapports structurels les plus
rudimentaires ayant cessé de remplir correctement leur office, il fallait tout
repenser depuis le commencement, dans l=anomie de l=aube
sociale. Elle connaît, comme les individus, un Apassage
à vide@+[31].
Michel Maffesoli, Fin de l=individu
ou Temps des tribus
Les uns proclament la AFin de
l=individualisme@, les autres au contraire
signalent la tombée dans un nouvel individualisme correspondant à une AÈre du
vide@; c=est qu=ils ne s=entendent pas sur le mot, quoique leurs diagnostics ne soient aucunement
incompatibles.
Pris entre l=anomie *sociétale+ (voici
un néologisme d=emprunt à l=anglais qui est apparu dans la période décrite) et le vide individuel,
spirituel, l=homme actuel pratique le groupisme. Il se replie sur de petites communautés
chaudes et rassurantes contre les monstres froids qui le phagocytent. C=est du
Tönnies revisité : Geneinschaft v. Gesellschaft.
Michel Maffesoli et d=autres
sociologues voient le Atribal@, l=ethnico-identitaire
notamment, le micro-communautaire se substituer au civique, l=idéologie
du droit se trouvant remplacée par un marché de Adroits
à la différence@ qui n=est qu=isolement dans la chaleur croupissante de la connivence avec les Asiens@.[32]
Gilles Lipovetsky, dans L=Ère du vide: essai sur l'individualisme contemporain (Paris: Gallimard, 1983)
s=efforce également de saisir un des traits significatifs de l'air du temps -
le nouvel air du temps, bien loin de la révolte et de la remise en cause des
années d'expansion. Mais il nomme *individualisme+ ce que
d=autres voyent comme une sorte d=autisme éloigné de tout
individualisme *authentique+. Le prétendu *retour
à l=individualisme+ comporte de nouvelles attitudes
morales répréhensibles: apathie, indifférence au civique, désertion sociale,
substitution d=un principe de séduction au principe de conviction, narcissisme et repli
sur le privé (le marketing américainqui axe ses stratégies sur cette hypothèse,
dit Acoccooning@). L=auteur
croît pouvoir rapporter l=ensemble de ces
phénomènes à un même facteur: l=individualisme entrant
dans un nouveau stade historique propre aux sociétés démocratiques avancées, et
qui définirait proprement l=âge Apost-moderne@.
À cette société du repli narcissique et de l=apathie
civique, répond une sorte de post-morale *indolore+ et,
littéralement, *sans obligation ni sanction+[33], que Gilles Lipovetsky
caractérisera dans un essai ultérieur comme le Crépuscule du devoir.[34]
Descombes, Ferry, Fougeyrollas & les autres,
ou la Fin de la philosophie
J=ai fait allusion plus
haut aux prophètes de la Afin de la littérature@
française. Il y eut aussi, parallèlement, ceux de la déchéance ou du
ramollissement de la philosophie en France, elle aussi tombée dans le AComble
du vide@. Tel fut le titre d=un numéro retentissant de
Critique, en janvier 1980: *Il est apparu que Critique
se devait de chercher les raisons qui favorisent actuellement une telle
littérature [politico-philosophique], dont la première caractéristique est son
extraordinaire abondance: nous sommes Acomblés@. Mais
la plupart des écrits qu=on peut ranger sous cette
rubrique ont aussi pour trait commun de n=offrir que déclarations d=intention,
expressions d=indignation ou prises de position, au lieu de l=analyse
qui devrait y conduire. Bref, c=est le vide à son comble.+
Pierre Fougeyrollas, Vincent Descombes, Ferry et
Renaud, selon des approches très diverses et des courbes d=indignation
variées, ne verront dans la philosophie française post-soixante-huitarde, en
bloc et en détail, que vide de pensée, répétition névrotique et maniériste d=idées
inventées ailleurs et en d=autres temps, et
obscurantisme, verbalisme (circulation de mots vides sans couverture-or de
pensée authentique) B déclenchant chaque fois une vive
polémique.
Alain Finkielkraut, ou la Fin de la culture
Dans un essai retentissant paru en 1987, La
Défaite de la pensée, A. Finkielkraut dénonce la fin d=une
certaine idée de la culture, remplacée par un ersatz dégradé. Car la culture
véridique, c’est, et ce ne peut être, que la vie avec la pensée. Or, le terme
de culture a aujourd’hui deux significations qu’on s’acharne à confondre. *La
première affirme l'éminence de la vie avec la pensée; la seconde la récuse: des
gestes élémentaires aux grandes créations de l'esprit, tout n’est-il pas
culturel? Pourquoi alors privilégier celles-ci au détriment de ceux-là, et la
vie avec la pensée plutôt que l’art du tricot, la mastication du bétel ou
l’habitude ancestrale de tremper une tartine grassement beurrée dans le café au
lait du matin?+ Aujourd’hui, il est
courant de baptiser culturelles des activités où la pensée n'a aucune part. Des
gestes élémentaires aux grandes créations de l'esprit, tout devient
prétendument culturel. Pourquoi alors choisir la vraie culture, au lieu de
s’abandonner aux délices de la consommation et de la publicité, ou à tous les
automatismes enracinés dans l’histoire? Certes, nul ne sort plus son revolver
quand il entend le mot *culture+. Mais, champions de la modernité ou apôtres de
la différence, ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, lorsqu'ils entendent
le mot *pensée+, sortent leur culture. Une question est à l’origine du livre de
Finkielkraut: comment en est-on arrivé là ?
L=École est finie (et la
culture scolaire aussi)
Allan Bloom en 1987 dans son bestseller The
Closing of the American Mind, annonçait la déchéance de l=enseignement
universitaire américain sous les coups du féminisme et des activismes
politiquement corrects, fin de la culture générale et de la culture littéraire
aux États-Unis. *L=ennemi le plus récent de la vitalité des textes classiques, c=est le
féminisme. Les combats menés contre l'élitisme et contre le racisme ont eu peu
de répercussions directes sur les relations des étudiants avec le livre. La
démocratisation de l'université a eu tous les effets généraux que j'ai décrits,
en en démantelant la structure et en lui faisant perdre son centre de gravité;
mais pour ce qui est des textes classiques, les activistes ne les condamnent
pas et il leur arrive même d'être contaminés par l'exemple de leurs maîtres de
Francfort, qui aimaient faire parade de leur familiarité avec la grande
culture. [...] Quant au racisme, il ne jouait aucun rôle dans la littérature
classique, du moins sous les formes qui nous préoccupent aujourd=hui, et
en général on ne considère comme raciste aucune grande œuvre de la littérature.
En revanche, toute la littérature jusqu'à l=heure
actuelle, y compris une partie de la littérature d=aujourd=hui,
est Asexiste@+.[35]
Si différente que soit la situation française, où
certes la menace ne saurait venir de l=excès de féminisme, ses
angoisses répondent à celles qui s=expriment en des dizaines
d=essais en France: l=école agonise et l=enseignement
d=une certaine culture désintéressée aussi. L=école est finie annonce Pierre Barnley[36]. L=école
ne produit plus que des analphabètes. La philosophie des lycées *périclite+. L=enseignement
de la littérature est à zéro: *On constate l=état
lamentable où sont tombées la littérature et la poésie dans l'univers scolaire.
Quant à la culture théâtrale, cinématographique (...) tout est à reconstruire.+[37] L=enseignement des arts, n=en
parlons pas: *un million des personnes travaillent à l=Éducation
nationale pour former des jeunes qui sortent des écoles dans un état d=ignorance
artistique quasi absolu.+[38] Et quant à l=enseignement
moral, le terme seul fait sourire de pitié: *Dans l=institution
éducative, la morale a complètement disparu, je dis bien, complètement. Elle s=est
engloutie dans le naufrage des maximes à la Topaze. AQui
vole un œuf vole un bœuf@, AL=argent
ne fait pas le bonheur@, on écrivait cela sur les
cahiers dans mon enfance. Le ridicule a tout balayé. Mais rien n=est
venu prendre la place de ces Apréceptes pour les
pauvres@ imposés par la morale bourgeoise. L=école est devenu un
espace moral nébuleux où le même événement sera alternativement jugé avec
sévérité ou avec indulgence. Plus aucun point de repère.+[39]
Diagnostic pédagogique matière par matière,
invariablement pessimiste donc et qui semble pourtant séduire certains lecteurs
partageant le désarroi global. Pour la France laïque et républicaine, cette fin
de l=école sonne pourtant comme le glas de la France moderne elle-même et de ce
qu=elle avait de meilleur.
Il va de soi qu=on peut
cumuler dans un seul livre les divers diagnostics sectoriels: Les enjeux de
la fin du siècle (ouvrage collectif, Paris: Desclée de Brouwer, 1985) va
montrer l=échec des institutions culturelles créées dans l=après-guerre,
puis *le ratage de l=école+, puis *l=occasion
perdue des médias+ et ainsi de suite.
La Abarbarie@ et l=Ainhumain@:
trouver les mots pour le dire
Les essais que nous venons d=évoquer
prennent pour aire d=analyse la France. D=autres
embrassent plus vaste et interrogent la civilisation tout entière; le
diagnostic est d=autant plus sombre. Les Spengler de l=Untergang des Abendlandes passeraient aujourd=hui pour des esprits modérés
et optimistes.
Pour Michel Henry avec La Barbarie,[40]
la culture occidentale entre dans une phase de déclin. (*Voici
la nouvelle barbarie dont il n'est pas sur cette fois qu'elle puisse être
surmontée+). Socialisme ou barbarie? L=un des termes de l=alternative
s=est évanoui, reste donc l=autre... Mais le
remarquable est ceci: ce sont décidément des esprits venus de l=extrême
gauche qui reprennent le vieux thème de la décadence chers autrefois à l=extrême
droite. Ce qu=Henry dénonce comme source du nouveau malaise dans la civilisation, c=est l=impérialisme
toujours plus pesant de la science et la domination des techniques. Et ainsi,
il prétend montrer le lent travail du Mal, la sourde montée de la Barbarie:
parce que le savoir sépare de la vie, c'est-à-dire de la culture.
Tout aussi formé intellectuellement par une
jeunesse gauchiste, Jean-François Lyotard prolonge sa retentissante Condition
postmoderne par un recueil de causeries sur L=Inhumain.[41] Les humains se trouvent
emportés dans un développement inhumain, qu'on n=ose
plus appeler le progrès en même temps que disparaît toute alternative humaine,
politique et philosophique, à ce processus que personne n=a voulu
et qui se développe fatalement et incontrôlablement, au ABig
Bang@ de l=Inhumain.
Baudrillard, ou le nihilisme allègre: Fin du sens,
fin du réel
Fin du social, fin du politique, fin de la
démocratie, fin de l=école, c=est
bien partiel, il fallait synthétiser tout ceci et peut-être un peu l=hyperboliser
en faisant passer sur les esprits le frisson du vide absolu.
Cette tâche perverse mais euphorisante est échue à
Jean Baudrillard qui, faisant un effort pour être vraiment post-moderne lorsque
tout est fini (comme chantait Lucienne Boyer en des temps très ancien), a fini
par énoncer en synthèse: Fin de la signification et Fin du réel.
L=homme postmoderne a
changé d=illusions, mais il n=a toujours pas rencontré
le monde empirique: du Crépuscule des Idoles (totalitaires), il est passé à l=avènement
des Simulacres, au règne envahissant du Virtuel hyperréaliste. Il y a chez
Baudrillard comme une anthropologie de la jobardise humaine. *Société
du spectacle+ avait analysé le situationniste Guy Debord dès 1967[42].
Monde du simulacre et de la simulation, généralise Baudrillard dans Simulacres
et simulation[43].
Aujourd=hui l=abstraction
n=est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La
simulation n'est plus celle d'un territoire, d'un être référentiel, d'une substance.
Elle est la génération par les modèles d'un réel sans origine ni réalité:
hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C=est
désormais la carte qui précède le territoire - précession des simulacres - c=est
elle qui engendre le territoire et s'il fallait reprendre la fable, c'est
aujourd=hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l'étendue de
la carte. c'est le réel et non la carte, dont des vestiges subsistent çà et là,
dans les déserts qui ne sont plus ceux de l=Empire,
mais le nôtre. Le désert du réel lui-même.[44]
Au reste, en classant, comme j=ai fait
ci-dessus, Jean Baudrillard parmi les nihilistes, je lui faisais un éloge qu=il ne
croit pas mériter, B conséquent en ceci avec ses
analyses de la perte totale du sens: *Si être nihiliste, c=est
porter, à la limite insupportable des systèmes hégémoniques, ce trait radical
de dérision et de violence, ce défi auquel le système est sommé de répondre par
sa propre mort, alors je suis terroriste et nihiliste en théorie comme d'autres
le sont par les armes. La violence théorique, non pas la vérité, est la seule
ressource qui nous reste. Mais c'est là une utopie. Car il serait beau d=être
nihiliste, s'il y avait encore une radicalité B comme
il serait beau d=être terroriste, si la mort, y compris celle du terrorisme, avait encore un
sens. Mais c=est là où les choses deviennent insolubles. Car à ce nihilisme actif de la
radicalité, le système oppose le sien, le nihilisme de la neutralisation. Le
système est nihiliste lui aussi, en ce sens qu'il a puissance de renverser
tout, y compris ce qui le nie, dans l'indifférence.+[45]
Du *post-industriel+ (de
Touraine) au *post-moderne+ (de Lyotard), on ne peut faire ici (et d=autres
l=ont déjà tenté du reste) la liste des néologismes et locutions neuves qui
sont censés caractériser cet état de choses d=après
le déluge, lui donner des noms B ni chercher à se
retrouver dans le tohu-bohu des définitions dudit post-modern(ism)e.
Il faut couper court et venir à des réflexions de
synthèse.
Du Goulag à Heidegger. Les années soixante-dix,
ou: Illusions perdues
Il faut d=abord reconnaître que
certaines *choses+ ont en effet pris fin dans les années 1970 qui furent, pour l=intelligentsia
française, les années des illusions perdues. Ainsi Aleksandr Soljénitsyne a
porté un coup fatal aux derniers tenants du *bilan
globalement positif+ de l=URSS.
Ainsi, l=image de Martin Heidegger, ci-devant grand philosophe existentialiste, s=est
troublée en celle d=un petit-bourgeois de l=Allemagne
du Sud, pétri de ressentiment, en culotte de daim et chapeau tyrolien,
admirateur de Hitler.
Cependant ces ruines-ci sont des ruines de l=idéologie. Ce n=est pas le réel qui s=effondre ni la société qui
se désagrège, mais des illusions qui s=envolent et le choc
ultime de la désillusion, pour qui consent à prendre du recul, fut simplement
bien tardif: les mauvaises nouvelles sur l=URSS et
sur Heidegger ont mis le temps d=une ou deux générations à
pénétrer la conscience intellectuelle française.
Vision crépusculaire et discours identitaire
Ma première proposition heuristique serait de dire
pourquoi il y a un bonheur de connivence amère dans la pensée crépusculaire. Le
discours crépusculaire forme un mécanisme à fonction essentiellement (quoique
paradoxalement) identitaire: il permet de poser un Sujet résistant à l=à-vau-l=eau et de lui attribuer un *avoir-raison+ dans
un temps out of joint, un temps dé-raisonnable.
Il se peut que toute affirmation identitaire soit
liée au sentiment de sa propre disparition soupçonnée ou fatale, en tant
que groupe, peuple, nation, génération, et/ou *sodalité
idéologique+[46]. Ceci reviendrait à
suggérer que tout discours identitaire est, proprement, techniquement parlant,
réactionnaire: il réagit contre un avenir gros de mutations qui vous privera de
votre mémoire collective et réduira au dérisoire votre contentieux à l=égard d=un
monde qui écrase, qui évolue et vous nie.
Diagnostics crépusculaires et légitimation du
penseur
Je pense en outre que le genre de l=essai-diagnostic
et sa récurrence ont à voir, encore paradoxalement, avec la légitimation
de l=écrivain moderne, ainsi que cela se constaterait par le retour de certains
thèmes sombres et de certains diagnostics cataclysmiques[47]
sur la longue durée: *Nous assistons à la fin du monde
latin etc...+, B c=est de Flaubert, Correspondance, VI, p. 201 B et c=est
très flaubertien.
L=écriture littéraire du
siècle passé a toujours à voir avec le romantisme de la désillusion (Lukàcs) et
la pose du Never more. Et c=est bien en quoi l=essai-diagnostic
demeure un genre littéraire.
Illusions perdues et marketing de librairie
Avant de poursuivre la synthèse, il faut concéder
encore que la multiplication de ces essais crépusculaires au cours des
dernières années a pu tenir en partie aux exigences du marché de la librairie.
Ce sont peut-être parfois les éditeurs qui imposent le titre *fin de
~~+, titre simplificateur mais rentable.
C=est, au delà d=une
telle contingence de marketing, une facilité pour l=essayiste
que de travailler ses analyses du présent sous l=angle
du *Never more+ qui assure une sorte de complicité avec le lecteur face à un temps
frustrant et désaxé, out of joint.
Un post-moderne de 1888: La Fin d=un monde d=Édouard Drumont.
Cependant, je l=ai
signalé en commençant, il y a une histoire de la vision crépusculaire dans l=*idéologie
française+ en longue durée.
Remontons d=un bon siècle en arrière.
À la fin de l=année 1888, Édouard Drumont, l=auteur à succès de La
France juive, publie un deuxième et nouvel essai retentissant qu=il
intitule La Fin d=un monde[48]. Il y diagnostique l=agonie
d=une société moderne *enjuivée+ et en
pleine décomposition. Il déchiffre les intersignes (la Tour Eiffel...) d=un
renversement pervers de toutes les valeurs et d=un
effondrement attendu de la civilisation française dans les simulacres et les
apparences: *...une fictivité générale, telle est au contraire la caractéristique du
temps présent+[49]. On dirait du
Baudrillard, ne trouvez-vous pas? Posant au moderne sociologue et jouant au
prophète biblique, le clérical Drumont prédit, dès le début du livre, à
Rodolphe de Habsbourg, prince débauché et *ami des
Juifs+, une fin malheureuse et prochaine: le *drame
de Meyerlinck+ quelques mois plus tard (31 janvier 1889) confirmera son pronostic. Le
succès de l=essai de Drumont est immense: il atteint le 150ème mille en moins d=un an.
Dans la mouvance boulangiste, les essais de cette
farine et construits sur ce schéma prophético-crépusculaire abondent au cours de
ces années qui voyent la résistible ascension du Brav=
général Boulanger et de son parti républicain-national: La Fin d=une république, titre un anonyme boulangiste, L=Agonie d=une société renchérissent les
socialistes antisémites Augustin Hamon et Georges Bachot, qui font hommage au
passage à Drumont.[50]
En effet, il y a un siècle environ, les prophètes
de la décadence morale et sociale et de la fin de toutes choses forment la
branche intellectuelle du camp boulangiste et antisémite, de ce *proto-fascisme+ décrit
naguère si pertinemment par Zeev Sternhell. Le sentiment croissant au cours du
siècle de la décadence en France, sentiment étudié par Koenrad Swart,[51]
est capté dans la précédente *fin de siècle+ par
une nouvelle droite, fascisante, qui préconisera bientôt un *Ordre
nouveau+ pour sortir de la gabegie et de la décomposition des valeurs. À une
société *malade+, mortellement affaiblie par les *miasmes+
judaïques, succèdera une société *saine+, unie
autour d=un Chef: tel est le paradigme. Le *Peuple+ resté
sain en appuyant ce Chef, sauvera la France trahie par la bourgeoisie enjuivée:
*Autour du lit de pourpre et de fumier où se meurt cette société en
décomposition, le Peuple attend.+[52]
Peu après, Panama B la
mise en liquidation judiciaire de la compagnie interocéanique est de février
1889 B confirmera au centuple les diagnostics de fin d=une
république, fin d=une société et hideur de la moralité *fin de siècle+.
Le syntagme adjectival *fin de
siècle+ vient exprimer dans la phraséologie de presse des années 1880-1900, l=idée qu=il n=y a
plus qu=à tirer l=échelle et que le monde est tourné à l=envers:
un *mari fin-de-siècle+ est un mari complaisant, un *curé
fin-de-siècle+ est un prêtre sceptique et trop tolérant, une *jeune
fille fin-de-siècle+ est une demi-vierge...
D=une fin de siècle l=autre
Il ne s=agit pas pour moi d=assimiler
deux grands moments du diagnostic crépusculaire en deux *fins de
siècle+ dans une vaste catégorie du pré- et post-fascisme! Tout au contraire
commeon va voir. Cependant le parallèle premier entre ces deux *éruptions
de la fin+ dans l=opinion intellectuelle n=est pas faux dans les
faits ni en soi; approfondir l=analyse comparée des
textes confirmerait dans le détail la récurrence d=un
siècle à l=autre de manières de lire la conjoncture qui tiennent de la même sorte de
fausse conscience. Dans les chocs
successifs des *modernisations+, une même attitude de
désenchantement, de perte de tous repères et de ressentiment larvé, les mêmes
facilités du diagnostic global et de l=extrapolation à partir d=événements
obscurs mués en signes des temps, en intersignes apocalyptiques offrent un même
schéma cognitif fallacieux.
Au siècle passé, l=indéchiffrable
et menaçante *évolution+ historique (de cette France prospère qu=on
nommera rétrospectivement et la larme à l=œil vers 1920 la *Belle
Époque+!) débouche sur des vaticinations boulangistes ou antisémites, et rien de
plus naturel alors B car telle est la pente
de la topographie socio-discursive.
Les républicains de 1888, eux, croyent *encore+ au
Progrès : nos essayistes antijuifs, boulangistes, blanquistes, pré-fascisants
les jugent bien jobards et bien aveugles. On le sait, le fascisme (générique)
est au départ, à sa source, une politique du désespoir culturel, du Kulturpessimismus.
Or, en notre fin de siècle, où nul n=invoque
plus *le progrès+ ni aucune sorte de certitude, B *révolutionnaire+, *nationale+ ou réformiste,
B sur l=avenir et sur les remèdes sociaux, ce sont des essayistes de gauche,
des essayistes qui reprennent de la gauche et de l=antique
progressisme les mots et les thématiques en déréliction, qui embouchent les
trompettes de Jéricho, tournent autour d=une citadelle française
affaissée et montrent la société allant à vau-l=eau B alors
que certains sociologues plus rassis verraient plutôt le contraire: une France
immobile[53],
ratant toutes les modernisations nécessaires dans un monde changeant plus vite.
Le plus clair de l=erreur
affective qui est à la base de ces argumentations et narrations sur la fin
de toutes choses, c=est la confusion perpétuelle de
la carte et du terrain: *fin de l=histoire+, non
certes, B et pas même de cette histoire-XIXème-siècle, jugée aujourd=hui si
ringarde, autour du Klassenkampf et du Rassenkampf.[54] Mais fin des grandes idéologies historiques
et des grandes certitudes révolutionnaires, peut-être bien .... *Fin de
la république+? non, mais décomposition, inadéquation d=un
certain modèle jacobin d=intégration civique,
peut-être encore B et nécessité d=en penser un autre car enfin il n=est pas
prouvé que cette décomposition ne soit pas insurmontable et que la fidélité à
ce modèle jacobin ne soit pas pure dénégation ... En effet il est tout à fait
rationnel de poser que les idéologies, les valeurs sociales, les visions du
monde peuvent être un jour dépassées et qu=elles
peuvent (et doivent) disparaître. *Fin de la démocratie, fin
du social, fin de la culture et de l=école...+? Toutes
ces formules ne servent qu=à masquer l=ignorance
du lendemain (il va de soi), mais aussi de vaines résistances et d=inutiles
aveuglements au nom de *valeurs+ déjà obsolètes.
Il ne s=agit pas plus de prôner,
contre la facile déréliction des *belles âmes+ de ce
temps, une sorte d=adhésion sans tri,
fatalistico-nihiliste, à tout ce qui advient, une jobardise de principe qui
ferait de tout changement sociétal le *tribunal du monde+. Se
faire hédoniste ou taoïste dans une Société du vide et trouver le bonheur dans
les simulacres... Double erreur : je pose en principe que dans l=idéologie,
une forme de fausse conscience se complète toujours d=une
autre forme, opposée et complémentaire, et tout aussi aliénée. Dans les deux
cas, l=apocalyptique et le jobard font économie de cette critique nécessaire qui
consiste d=abord à vouloir voir le monde tel quel, c=est à
dire à ne pas le voir en noir et blanc.
L=attitude esthétique qui
consiste à s=accrocher à des valeurs obsolètes,
à des persistances de for intérieur, à des chimères déclarées vitales et à dire
*non+ à cette évolution qui les détruit et qui vous désenchante, n=est que
cela: une attitude, bien portée et légitimante par des connivences culturelles
immédiates, fortes et *payantes+. Elle
exploite le désarroi des esprits devant des *pertes+ d=identité
et de repères, des mutations des mœurs malaisément déchiffrables. Le désenchantement est un processus sans fin
ni cesse. La nostalgie d=un temps moins déraisonnable
est toujours pareille à elle-même: tout le pathos de connivence de Drumont
était déjà dans la nostalgie d=une *Ancienne
France+, parfaitement chimérique bien entendu, antérieure à la *prépondérance
juive+, une France de l=honneur où on était entre vrais
Français.
Rien n=est jamais acquis à l=homme,
ni sa force, ni sa faiblesse, comme le versifiait Aragon, poète souvent lucide
à sa manière c=est à dire peu pour lui-même B et déchiffrer le cours
des choses réclame sans doute plus de stoïcisme et de détachement du *vécu+ que le
publiciste moyen et son public ne peuvent consentir à donner.
o
[1] L=allemand dit Publizistik pour désigner les
écrivains de la Sphère publique, mais le français a perdu ce mot.
[2] Paris: Payot,
1983.
[3] Un exemple, d=ailleurs informé et bien fait : Alain Kimmel, Vous
avez dit France? Éléments pour comprendre la société française actuelle. Paris:
Hachette, 1987.
[4] Titre de Gérard
Mermet, P.: Larousse 1991.
[5] Et les B triomphantes ou désolées B Morts de Marx qui s=accumulent depuis le Marx est mort D=Alain de Benoist.
[6] On mettrait la
littérature à L=estomac de Julien Gracq
comme limite a-quo.
[7] Paris: Grasset,
1990.
[8] On verra aussi
dans ce secteur de réflexion, et avec intérêt, l=ouvrage de Gil Delannoi, Les années utopiques
1968-1978. Paris: La Découverte, 1990.
[9] Paris:
Flammarion, 1993.
[10] L=expression est de Duhamel.
[11] La fin des *Grands récits+, c=est la thèse de J.-Fr. Lyotard, mais, en des
phraséologies différentes, c=est la thèse
commune à tout le monde.
[12] Respectivement
Galliamrd, 1984 et Gallimard, 1993.
[13] Astérix, 61.
[14] Peurs, 346.
[15] Peurs, 185.
[16] Seuil, 1990.
[17] Grasset, 1980.
[18] À l=ombre des majorités silencieuses, ou la fin du
social. Galilée, 1982.
[19] Grasset, 1983.
[20] Stratégies, 273.
[21] Flammarion
1993.
[22] La
mélancolie démocratique (1990), 15.
[23] Ibid., 20.
[24] F. B. Huyghe, La
soft-idéologie, 1987.
[25] 11.
[26] 9.
[27] Huyghe,
François-Bernard. La Soft-idéologie. p. 95
[28] Touraine,
Alain. La Société post-industrielle. Paris: Denoël, 1969.
[29] Seuil, 1977.
[30] Op.cit.,
74.
[31] P. 27.
[32] Maffesoli, M. Le Temps des tribus. Le
déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse. Paris: Méridien,
Klincksieck, 1988. *Maints exemples
de notre vie quotidienne ne manquent
pas d'illustrer l'ambiance émotionnelle sécrétée par le développement
tribal; on ne peut d'ailleurs noter que
ceux-ci ne choquent pas, ils font partie du paysage urbain. Les diverses
apparences "punk", "kiki", "paninari", qui
expriment bien l'uniformité et la conformité des groupes, sont comme autant de
ponctuation du spectacle permanent qu'offrent les mégapoles contemporaines.+ P. 22.
[33] Une morale sans
obligation ni sanction, ce fut au siècle passé le projet éthique du néo-kantien
Y. Guyau.
[34] Paris: Gallimard,
1992.
[35] Trd. Fr. L=Âme désarmée, Paris: Julliard, 1987,
70.
[36] L=école est finie, ou l=implosion d=une glorieuse institution. Paris: Le Hameau, 1983.
[37] P. 134.
[38] P. 134.
[39] P. 138.
[40] Librairie
générale française, 1988.
[41] Paris: Galilée,
1988.
[42] Réédition:
Lebovivi, 1987.
[43] Galilée, 1981.
[44] P. 10.
[45] Simulacres...,
235.
[46] Concept de
Maxime Rodinson.
[47] Le recul du
temps est en ce secteur un grand mécanisme du comique.
[48] Paris: Savine.
[49] Fin d=un monde, 510.
[50] Respectivement
: Dalou, 1889 et Savine, 1889.
[51] The Sense of Decadence in
19th-century France. La Haye: Nijhoff, 1964.
[52] Phrase finale.
[53] Osiris Cecconi,
La France immobile, une analyse sociologique... St-Étienne: Action
graphique, 1991.
[54] Voir l=ouvrage fameux de ce titre de W. Gumplowicz.