TRANSFERT DE MÉMOIRE. AUTOUR DU MÉMORIAL DE BERLIN

                                  

 

 

   RÉGINE ROBIN 

                       

 

Il s'agit d'une réflexion sur les problèmes de la mémoire collective aujourd'hui qui prend la suite de mon livre de 1989[1], de deux articles préparatoires à un second ouvrage sur la mémoire, La mémoire saturée[2], et La honte nationale comme malédiction [3]. Cette réflexion s'inscrit également dans le cadre d'une recherche collective.[4] Elle nous conduira à mettre l'accent sur quatre éléments fondamentaux de ce problème. Dans un premier temps, la notion d'absence comme encadrement théorique général, nous retiendra. Dans un second temps, le contexte général et principalement allemand dans lequel s'inscrivent les problèmes de la construction du Mémorial de Berlin sera évoqué, ensuite, les réalisations artistiques qui tentent d'inscrire le vide et l'absence à même de l'oeuvre, et enfin, les discussions suscitées par le projet d'édifier en plein centre de Berlin un mémorial aux victimes juives de l'holocauste et par les projets architecturaux eux-mêmes. Quatre moments donc qui nous mènent tout prés du Reichstag flambant neuf de la nouvelle " République de Berlin".

 

I- Faire surgir, dans le visible, ce qui est absent.

           

Je voudrais partir de cet apologue que nous rappelait récemment Gérard Wajcman dans son livre récent[5]. 

La mémoire n'est pas simplement effet de temps, de transformation, d'usure ou de déformation, elle est d'abord liée à l'espace. Wajcman rapporte la scène inaugurale du mémoriel comme mémoire-lieu: Simonide de Céos l'a inventé quelque part en Grèce. Il sortait d'une maison où se tenait un banquet quelques minutes avant qu'un tremblement de terre ne la détruisît. Tous ses compagnons étaient morts ensevelis sous les décombres. Il était l'unique rescapé.  S'il put ensuite, aux familles éplorées, accourues à l'annonce du drame, désigner par leur nom les cadavres défigurés, méconnaissables, c'est bien sûr qu'il se souvenait de la place occupée par chacun durant le banquet. Il portait la mémoire en tête. Par une tragique nécessité, il se livrait à une opération mentale, désignant chacun à sa place, précisément selon celle qu'il occupait durant le banquet.... Sauf que pour cela, pour que cet exercice, si simple, fût seulement possible, il y fallait une condition, majeure, une condition trop inaperçue et parfaitement indépendante de tous les mystères mentaux de la mémoire. Une trace matérielle. Les ruines. Des débris, des objets, donc des morceaux. Plus, il y fallait des objets, même en morceaux, mais à leur place. Afin de pouvoir indiquer à chaque famille, ici le frère, là l'époux, il était nécessaire, outre le souvenir des personnes et des noms, que demeurent les éboulis de la maison, et les restes du banquet, l'amphore de vin que l'hôte venait de faire servir, et les coupes et les plats et les fruits et les meubles et les vêtements. Et les cadavres de chair eux-mêmes. Evidemment. Tout fracassé en mille morceaux mais à leur place.....

«  Avoir eu lieu, c'est avoir un lieu »  [6].

.... Et puis, "une image, un plan de Shoah, le film de Claude Lanzmann; un champ, et plus loin une forêt, quelque part en Pologne. Rien d'autre. On dit que naguère s'étendait là le camp de Treblinka." [7]. G. Wajcman poursuit:

" Peut-être le XXe siècle a-t-il inventé le concept de "crime parfait", pas celui qui reste impuni--aussi vieux que le crime lui-même--, mais celui dont nul ne saura jamais qu'il a même eu lieu. Un acte blanc, entièrement sans mémoire. Oubli supérieur. L'Oubli absolu. Forger une mémoire qui ne dit pas " je ne me souviens plus", mais impeccable, sans tache, sans ombre, qui se souvient au contraire sans cesse de tout: que " rien N'a jamais eu lieu". " là il n'y eut jamais rien". Invention de la mémoire vierge. Sans trace. Mémoire blanche," initialisée." Ou mémoire intégrale . Sans perte ou sans défaut. C'est la même chose. Un mémoire qui n'oublie pas. Où rien n'est jamais advenu.". [8]

            Gérard Wajcman oppose la ruine, objet de la destruction mais qui est exposé au temps et qui se trouve amoncelé en général à l'endroit où cela a eu lieu, où il s'est passé quelque chose qui a entraîné la mort, la dégradation, la lente décomposition, à un autre objet, qui ne serait plus celui des temps de la ruine mais des temps de l'effacement absolu, du rien n'a eu lieu. Au refoulement qui serait le temps de la ruine, il conviendrait d'opposer celui de la forclusion, pas simplement de l'oubli comme dans le couple infiniment ressassé aujourd'hui: mémoire/oubli, mais du néant, du rien, du jamais advenu, du pas de traces. Il rappelle ce passage de Primo Levi rapportant les paroles d'un SS à leur arrivée au camp:

" De quelque façon que cette guerre finisse, nous l'avons déjà gagnée contre vous; aucun d'entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques uns en réchappaient, le monde ne les croira pas. Peut-être y aura-t-il des soupçons, des discussions, des recherches faites par les historiens, mais il n'y aura pas de certitudes parce que nous détruirons les preuves en vous détruisant. Et même s'il devait subsister quelques preuves, et si quelques uns d'entre vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus".[9]      Distinguée du refoulement, oubli qui laisse des traces, l'oubli du temps des ruines, cela nomme ( la forclusion) une " abolition" radicale, la négativité absolue de "ce qui n'est pas venu au jour du symbolique". Sans mot. ce qui coupe donc court à toute réminiscence, parce qu'il ne laisse, en lieu de trace qu'une "béance". Un trou.

            Que peut en effet, Simonide devant un lieu vide? Que peut-il, si, en plus de la mort, les ruines elles-mêmes sont mortes? Quand il n'y a plus trace de la moindre trace? Comment rappeler ce qui est sans reste? La mémoire même est morte. Simonide le poète est réduit au silence. On pourrait prétendre qu'il n'y eut là jamais rien, ni tremblement de terre, ni personne. Cela sera devenu impensable, inimaginable. Plutôt que des ruines, c'est de leur absence  qu'il faudrait faire cas.

On vient bien qu'on se situe ici dans le paradigme du "sans", de l'absence. A la recherche de ce nouvel objet qui serait véritablement celui du siècle, au niveau de l'art, Gérard Wajcman, évoque à la fois la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp, un ready made, et le Carré noir sur fond blanc de Malevitch.

            Duchamp présente bien une roue de vélo mais brute, nue, dépouillée de son pneu, sa gomme ou de sa chambre à air. Outre que cette absence rend ostentatoire l'indisponibilité de la roue à tout emploi. Du vide partout, dedans, dehors, autour. L'objet, c'est ce qui manque, la chambre à air. l'objet qui vide le vide. Une place vide.

            Quant à Malevitch, en 1915, il disait: " Ce n'était pas un simple carré vide que j'avais exposé, mais plutôt l'expérience de l'absence d'objet".[10]

Il s'agit d'une mise en présence de l'absence et non pas de ce qui viendrait remplacer l'absence.

            Le tableau de Malevitch fait surgir, dans le visible, ce qui manque.

            Tout ce vers quoi les oeuvres qui orientent l'art du siècle semblent le plus formellement et le plus obstinément tendues, c'est: inscrire le manque au coeur absolu de l'oeuvre; le vide, l'absence, les montrer; montrer le trou. Donc, plutôt que de venir comme ce qui bouche, ce trou, elles semblent n'avoir en vue que de l'exhiber, voire de le creuser elles-mêmes.

            A un art qui bouche il s'agit d' opposer l'art qui troue.

 

II- Le moment mémoriel.

 

             Tout ceci nous amène à nous poser le problème  de la période actuelle, au moment où le problème du Mémorial de Berlin se pose avec acuité.

            La "mémoire" est à la mode, au devant de la scène. Mémoire collective, devoir de la mémoire, travail de la mémoire, abus de la mémoire etc. A la limite, on ne parle plus que de cela, on n'écrit que sur ce sujet. Quand il n'est pas directement question de "mémoire" c'est la Commémoration qui vient au premier plan de l'actualité, le Patrimoine, les "Journées du patrimoine", toutes les formes de muséification du passé, ce passé, comme l'a écrit un des historiens de l'Historikestreit, qui ne veut pas passé, formule reprise par Henri Rousso et Eric Conan,[11] il y a quelques années. Le passé vient nous visiter en permanence, à l'échelle mondiale. Vichy, le procès Barbie, le procès Touvier, l'assassinat de R. Bousquet, la révélation des idées de jeunesse de F. Mitterrand, ses liens d'amitié avec Bousquet, la fameuse gerbe de roses sur la tombe de Pétain, l'impossibilité où était Mitterrand d'admettre que la France avait sa part de responsabilité dans les persécutions antisémites du régime de Vichy, le discours de Chirac reconnaissant cette responsabilité, le procès Papon et ses péripéties, la déclaration de repentance des Evêques de France  etc etc font la une de notre quotidien depuis une quinzaine d'années.

            Ces discours sur la mémoire forment une immense cacophonie de bruit et de fureur, un concert assourdissant de thèmes, un ensemble d'images, de polémiques et de controverses, des argumentations symétriques ou congruentes, à propos desquelles, nul ne reste indifférent. Il en serait de même en Allemagne, où le discours a eu à faire à l'immense problème de la culpabilité collective, son acceptation, ( Willy Brandt s'agenouillant au Mausolée du Ghetto de Varsovie), ou ses récentes dénégations ( la querelle des historiens). Mais il en serait de même, sur un autre plan, avec d'autres formes aux Etats-Unis où le discours traditionnel sur la fondation des Etats-Unis et son développement, sa vocation ou sa destinée ( Pères fondateurs, idéologie de la frontière, mythe de l'ouest) ont été récemment mis à mal par la promotion de la mémoire des différents groupes victimes de la société américaine à un moment donné de leur histoire et de leur trajectoire: mémoires amérindiennes, mémoires des Noirs, mémoires des femmes etc. Pour ne pas parler du torrent d'images et de discours à l'Est après les événements de 1989 et la chute du Mur de Berlin.        

            Une violente polémique fut déclenchée en Allemagne par le discours de Martin Walser, discours de réception du prix de la Paix qui lui fut décerné à Francfort le 11 octobre dernier. Au coeur de cette polémique, le problème des modalités du souvenir de la Shoah. Plus d'une dizaine d'années après la fameuse " querelle des historiens", c'est une querelle sur la mémoire collective qui a défrayé la chronique durant près de deux mois. Le déplacement n'est pas mince et marque un changement d'époque. Il ne s'agit plus d'établir les faits ou de s'opposer sur l'interprétation de ces douze années tristement décisives, mais de s'interroger sur la façon dont l'Allemagne doit collectivement se souvenir de son passé nazi et de sa responsabilité dans l'extermination de près de six millions de juifs.

            Rappelant le poids de "notre honte nationale", Martin Walser récusait la façon dont les médias "instrumentalisaient" Auschwitz, routinisaient la mémoire collective, banalisaient le passé. Au nom de la liberté personnelle il réclamait le droit de choisir ses propres modalités du souvenir. En tant qu'écrivain, il n'avait pas à se faire dicter la façon dont il fallait commémorer ce passé "honteux" pour reprendre ses termes. Le rappel constant d'Auschwitz agissait comme une "massue morale" , un matraquage permanent qui faisait de l'Allemagne un condamné toujours en sursis. Dans son dernier roman Ein springender Brunnen, son jeune héros traverse les années fatidiques 1933-1945 dans le cadre d'une enfance heureuse, dans un cadre idyllique, ruraliste, dialectal.Le narrateur, lorsqu'il intervient en première personne aux deux-tiers du livre revendique le droit de parler du passé sans conscience de l'après-coup, sans modifier sa narration, sans le réaménagement que pourrait imposer la connaissance de ce qui s'est passé; attitude qui ne laisse pas de poser des problèmes.

            Dans son discours du 11 octobre, Walser s'élevait contre l'édification prochaine d'un Mémorial aux juifs d'Europe assassinés, ce "cauchemar bétonisé de la taille d'un stade de football" au centre de Berlin.( j'y reviendrai). Il serait temps de voir dans le peuple allemand, un peuple normal, un peuple comme les autres. C'est d'ailleurs ce que répètent à l'envi le nouveau Chancelier et ses ministres, en particulier Michael Naumann. Bien ancrée au sein de la construction européenne, après plus de quarante ans de démocratie et près de dix ans après la réunification, l'Allemagne serait devenue un pays convivial et décontracté.           

            Ignatz Bubis, le Président du Conseil central des juifs en Allemagne, répondant à M. Walser lors de la cérémonie de commémoration de la nuit de cristal, le 9 novembre 1998, le traitait de boute-feu, d'incendiaire,( Bubis, par la suite devait retirer ces termes lors d'une rencontre organisée par la Frankfurter Allgemeine Zeitung, dont le compte rendu est paru sur trois pages le 14 décembre, mettant quasiment fin à la polémique). Il lui reprochait  de développer une culture de l'indifférence, de vouloir tirer un trait sur le passé, de développer des idées qui n'étaient pas éloignées de celles de l'extrême-droite, de se choisir dans l'histoire allemande certains épisodes, ceux qui lui convenaient et de vouloir occulter les pages noires, en particulier les années de nazisme. En outre, il se demandait pourquoi Walser parlait sans cesse de "honte" et jamais de crime. "Quant à moi, je n'ai jamais pensé qu'il était possible de quitter le camp des coupables" avait dit Walser.

             Bubis de se demander de quoi Walser se sentait coupable, à moins de remettre en avant la vieille notion de "culpabilité collective". Walser est né en 1927. Comme Kohl, il peut se prévaloir de " la grâce d'être né tard". Et en quoi, poursuivait Bubis, le rappel d'Auschwitz est-il une "massue morale", en quoi les images que Walser ne peut pas supporter lorsqu'il regarde la télévision, dont il détourne ses regards, constituent-elles une "Instrumentalisation"? C'était une charge violente à la mesure des problèmes soulevés.

            Walser croit faire l'économie des rites, de l'inscription collective du geste de la mémoire, de la portée sociale de celle-ci, de ses cadres sociaux.

Le célèbre égyptologue Jan Assmann[12] affirme que Walser, par l'utilisation du mot *honte+, ne peut pas *construire une relation normale avec le passé+. *Vous ne pouvez pas vous positionner face à la honte. C'est une notion qui échappe au travail de mémoire, politique, social, personnel+[13]. Walser, à ses yeux, croit faire l'économie des rites, de l'inscription collective du geste de la mémoire, de la portée sociale de celle-ci, de ses *cadres sociaux+, aurait dit Maurice Halbwachs[14]. I. Bubis lui a, lui aussi, reproché cette méconnaissance. Tout le monde va voir la Neue Wache à Berlin a-t-il déclaré. Nous avons tous besoin de rituels. Jan et Aleida Assmann vont plus loin:  la mémoire est toujours collective, elle suit des lois, elle a ses propres périodisations, elle est fondamentalement culturelle. On peut ainsi expliquer le mutisme, le blocage de la génération qui a vécu la guerre, le temps qu'il a fallu pour en parler; *On observe que, dans l'Histoire, après un effondrement traumatique, après une catastrophe historique, l'extinction de la génération des témoins de l'époque constitue toujours un seuil. C'est pour cette raison que - par exemple, dans les écrits bibliques - la période de quarante ans joue un rôle si décisif. Et ce n'est certainement pas un hasard si, quarante ans exactement après la fin de la guerre, avec le discours de Weizsäcker et la querelle des historiens peu après, le passé a ressurgi avec une telle force. Les témoins de cette époque, considérant qu'ils vont bientôt disparaître, témoignent dans cette phase+[15]. Si la mémoire collective obéit à une inévitable périodisation, on peut comprendre qu'il ait fallu tout ce temps pour qu'une vraie culture du souvenir émerge. Walser, en tant que romancier, a bien le droit de revendiquer le travail individuel personnel de la mémoire, mais il méconnaît ces cadres sociaux auxquels nul n'échappe. De là, la question brûlante du Mémorial.

 

III- Les contre-Monuments.

 

            Depuis longtemps, artistes et architectes, qu'ils soient Juifs, Allemands, Juifs-Allemands ou d'autres nationalités se sont attelés à la tâche de faire avec l'infigurable, avec l'irreprésentable.  Ils ont remis en question la construction du Mémorial sur de toutes autres bases. Il s'agissait dans leur esprit de penser la transmission de la mémoire et non sa visibilité apparente. Andreas Huyssen a même suggéré qu'aujourd'hui, à l'âge de la production de masse de la mémoire et de la marchandisation du passé, la mémorialisation de ce passé pouvait être inversement proportionnelle aux efforts obsessionnels qu'on met à l'incarner, à l'imager. Certains artistes de la mémoire ont conçu des contre-monuments qui remettent en question les monuments traditionnels.

Comme on le voit toute une réflexion s'est faite autour de la représentation non pas de l'événement mais du rapport de la mémoire à cet événement.

J'évoquerais ici les travaux de Jochen Gerz, de Daniel Libeskind, de C. Boltanski et de Shimon Attie.

            On se souvient d'une des premières expérimentations expérimentales de Jochen Gerz. le Transsib-Prospekt de 1977. Il a été convenu avec les organisateurs d'une exposition le projet suivant: assis dans un compartiment du célèbre Transsibérien, Jochen Gerz parcourrait le trajet Moscou-Khabarovsk-Moscou. Pendant la durée du voyage, les fenêtres seraient non seulement fermées mais recouvertes de papier ou de tissus et de ce fait, on ne pourrait rien voir de l'extérieur. Jochen Gertz traverserait ainsi la Sibérie européenne et asiatique, aller et retour soit plus de 16000 kilomètres. pendant les 16 jours que durerait le voyage, il aurait 16 plaques d'ardoise, il y poserait les pieds, une plaque par jour de façon à ne pas laisser de traces de son passage dans le compartiment. Tous les éléments qui pourraient témoigner de sa présence dans le train, billets, contrôle etc. seraient brûlés à l'arrivée. Si bien qu'à son retour, on ne saurait plus très bien si le voyage s'était vraiment effectué ou non.

Disparition des traces, fragilité du témoignage, présence ténue de l'absence.

Puis, Jochen Gerz et sa femme érigent en 1986 le " Mahnmal gegen Faschismus" ou monument contre le Fascisme. Il s'agit d'une colonne de 12 mètres, recouverte d'une couche de plomb sur laquelle les passants pouvaient graver leur signature.Ils sont en effet invités à inscrire leur nom ou une réflexion sur le monument. ce dernier s'enfonce tout doucement dans la terre .Le 10 novembre 1993, il devait disparaître tout à fait et à l'endroit qu'il occupait,une place vide. Notons que Jochen Gerz n'utilise pas le mot Denkmal mais de Mahnmal pour parler de ses contre-monuments. Le Denkmal qui est souvent du ressort de l'Etat, de la mémoire officiel commémore les hauts- faits d'une nation. Le Mahnmal fait allusion à un passé négatif, inassumable, ce que les Etats passent sous silence ou refoulent. Le contre-monument pourrait être considéré comme une tentative pour regarder le passé en face en mimant l'amnésie et le refoulement. Outre l'aspect intéractif durant sept ans ( inscriptions violemment hostiles, tir au pistolet contre le monument parallèlement à des signatures qui approuvaient l'opération) on voit que là également à la fin, le monument s'efface, il n'y a plus de traces. "Les habitants devront, que ce soit pour leurs amis étrangers à la ville ou leurs enfants, raconter le monument, le décrire, faire le récit de son enfoncement etc, en somme, à la disparition visible du monument à la mémoire, répondra la transformation insensible des spectateurs en mémoire du monument." [16].

            "Le Monument invisible"  de Sarrebruck ou Monument contre le racisme inauguré le 23 Mai 1993. Il s'agit de la partie centrale de la place aux 8000 pavés du Château de Sarrebruck. Jochen Gerz et son équipe, enlèvent "en secret" 2164 pavés et inscrivent à la base le nom d'un cimetière juif profané par les nazis. le pavé est ensuite replacé, l'inscription étant invisible puisque marquée à la base du pavé, et comme seuls 2164 des 8000 pavés portent des inscriptions, il est impossible de savoir si l'on marche sur les pavés gravés ou non. Là encore c'est l'absence comme présence, la disparition, la mémoire retournée sur elle même. L'artiste s'explique à plusieurs reprises sur le sens de son entreprise. "face à un passé, un certain nombre de gens de mon âge ( et même ceux qui sont nés plus tard) ont toujours eu le sentiment de ne pas avoir su bien se comporter. C'est une forme de refoulement sublime. de là m'est venue l'idée de refouler l'oeuvre. depuis Freud, on sait que le refoulé nous hante toujours. Je veux rendre public ce rapport au passé, qui pourrait être le mien ". [17]

            C'est comme si comme le dit un des intervieweur, le geste d'enterrer la mémoire produisait l'effet de lever la mémoire.  Jochen Gertz dit encore  en réponse à un journaliste de Libération qui lui demandait:"Enfin pourquoi un monument invisible?", ' Ce n'est pas une ruse esthétique.... Ce passé on ne peut le vivre, c'est un héritage impossible. Il est impossible d'établir une relation juste avec l'absence, il y a même un non-sens là-dedans. L'oeuvre dans toute l'opulence de ses qualités visuelles, de sa visibilité même ne peut pas traiter l'absence de façon adéquate. Cette oeuvre doit donc trouver le moyen de s'absenter à son tour. Pourquoi? Pour nous permettre de porter notre passé et d'en parler. Il faut que l'oeuvre fasse le sacrifice de sa présence afin que nous puissions nous rapprocher du noyau central de notre passé. Nous ne pouvons pas rester à la périphérie de notre passé. Nous ne devons pas devenir les simples accessoires de notre propre histoire. Il faut retrouver la place de la responsabilité."[18]

            Geste paradoxal! Jochen Gerz mise sur l'invisibilité qui rend visible,car la visibilité en tant que telle est un leurre, l'absence qui travaille en creux pour solliciter un autre type de mémoire et de présence.Il s'agit d'une mémoire active, d'un vrai travail du deuil qui sait composer avec l'oubli, qui sait aussi que les gens qui ont le plus le mot "mémoire" à la bouche sont aussi ceux qui se mettent à l'abri de toute déstabilisation, du travail de l'effacement qui travaille en nous de l'effondrement de notre univers.

            La maison manquante de Christian Boltanski, est un autre exemple de ce travail du deuil, de ces oeuvres paradoxales. Il s'agit d'une installation d'octobre 1990, à Berlin, dans l'ancien quartier juif, à Orianenburgerstrasse. Au milieu des façades d'une rue, il y a un trou, un vide, une maison qui manque. Sur le mur de la maison mitoyenne, le nom des familles disparues avec l'appartement qu'elles occupaient. Leur nom, leur métier, la date de leur mort. Lynn Gumpert commente cette installation de la façon suivante:  

 

            Les organisateurs de cette exposition montée en toute hâte pour marquer la réunification des deux Allemagnes avaient demandé aux artistes invités de réagir à la chute historique du mur de Berlin. Boltanski trouva un complexe immobilier situé dans la partie est de la ville, dont la section médiane, détruite durant la Seconde guerre mondiale, n'avait jamais été reconstruite. Il demanda à des étudiants d'une école d'art allemande de l'aider à réaliser cette installation, intitulée fort à propos, la Maison manquante. Selon ses instructions, ils identifièrent plusieurs des anciens occupants du bâtiment détruit. Chaque occupant fut représenté par une plaque indiquant son nom, son métier ainsi que la date de sa mort; les plaques furent ensuite fixées sur les deux murs mitoyens des maisons voisines intactes, au plus près de là où se tenaient leurs anciens appartements[19].

           

Les renseignements obtenus par une équipe de recherche sur les anciens habitants disparus avaient été disposés dans des petites tables vitrines dans la partie-ouest de la ville. Elles ont été vandalisées et ne sont plus visibles aujourd'hui. Quant à la maison manquante, sur la  Grosse-Hamburger Strasse, elle a perdu le panneau qui expliquait l'originalité de l'entreprise. Le visiteur n'a plus de commentaires à sa disposition, il ne voit plus que des plaques avec le nom des anciens habitants, leur profession et la date de leur "départ", presque toujours "1942". A elle seule, cette date est parlante. Elle permet en outre cette confrontation solitaire avec le passé, la méditation, non pas la communication, mais la transmission, par la mise en visibilité de l'absence et du manque.

            Shimon Attie, quant à lui a pris l'ancien quartier juif de Berlin,non pas celui des juifs assimilés, mais celui des juifs qui arrivaient de l'est en particulier de Galicie, le Scheunenviertel, pour objet. Ce quartier, non loin de l'Alexanderplatz se trouvait dans la partie est de Berlin. C'est l'absence même qui est au coeur de ce projet. Le long de ces rues désolées et vidées de leurs habitants, il a crée une installation originale. Il a d'abord retrouvé des photos anciennes de ce quartier avec les devantures des boutiques juives et leurs enseignes, des habitants qui posaient pour ces photos des années 20 et du tout début des années 30. Il les a transformées en diapositives, et ensuite avec un appareillage assez complexe, les a projetées la nuit, in situ, sur les lieux mêmes où elles avaient été prises. Le passant qui se trouve là reçoit un choc, voyant littéralement des images spectrales sur les murs de la rue. C'est ainsi qu'on voit sur un mur lépreux d'aujourd'hui, à côté d'une porte-cochère: Hebraische BUCHHANDLUNG, la même indication en hébreu, et la silhouette d'un homme vu de dos portant un chapeau comme nombre de juifs en portaient. Ou encore, à l'intérieur d'un porche: Conditorei. Cafe, avec là-encore, des silhouettes de juifs pieux, en chapeau. Ces photos sont saisissantes par le contraste qui s'établit entre l'obscurité des rues et ces zones puissamment éclairées, puits de lumière venant trouer la nuit de l'oubli.

            L'artiste a commencé ses projections en Septembre 1991 et a continué à les faire durant un an quand le temps le permettait. L'installation elle-même fut photographiée avec ses contrastes de lumière, de façon à ce qu'il y ait une trace de l'installation éphémère par définition. L'artiste a pu enregistrer les réactions des habitants du voisinage et des passants. Au début, ils étaient plutôt favorables à son installation, mais peu à peu, il sentit croître l'hostilité contre lui. Un des hommes, voyant la projection sur son propre building lui cria qu'il allait appeler la police parce que ses voisins allaient croire qu'il était juif.... Ces installations ne sont pas bien accueillies, elles dérangent. Les créateurs de contre-monuments exaspèrent souvent leurs contemporains qui préfèreraient "oublier". [20]

            Daniel Libeskind, enfin, a beaucoup réfléchi sur ce problème d'une architecture de l'irreprésentabilité" en particulier à propos du musée juif de Berlin.Il s'agit en fait d'une extension du Musée historique de Berlin, avec une extension consacrée à ce que fut la vie juive à Berlin avant l'avènement du nazisme. La première partie du Musée est installée dans un bâtiment de l'époque baroque ayant été détruite par les bombardements et reconstruite à l'identique dans les années 60. Il y avait à côté un terrain vide. C'est là que l'extension du musée est installée.Pour Libeskind, l'architecture doit être porteuse de l'idée philosophique sous-jacente et pas seulement un support neutre. Toute sa construction est fondée sur un vide, une béance, une discontinuité liée à la béance et à la discontinuité introduites par l'histoire. Il ne fallait donc pas que cette aile du musée, ou son extension fût un simple supplément. Il fallait que les deux ensembles jurassent l'un avec l,autre et que le tout  rendre visible ce vide, cette discontinuité. De là. la ligne totalement fragmentée de la construction, tout en obliques, en fragments, en segments qui ne se relient pas les uns aux autres. Le vide ne doit pas être rempli ni par des symboles, des emblèmes. des métaphores. Il y aura bien sûr des sections avec des objets, des restes, des reconstitutions, mais l'essentiel sera dévolu au vide, à ce qui ne peut être rempli, vide et silence. Il s'agit de faire apparaître le trauma affligé à la société allemande dans son ensemble par la perte de sa communauté juive et non de refaire une nouvelle lecture de ce que fut la société juive allemande d'avant 1933. La tâche était double:  ne pas montrer le vide comme une espèce de manque anthropologique ou ethnologique, un musée de "la race éteinte" comme les Allemands avaient tenté de le faire avec les objets du musée juif de Prague. D'un autre côté, il fallait montrer les liens entre la judéité allemande, berlinoise et l'histoire allemande: liens et décrochements, continuité et hiatus. Comment parler des 200 000juifs berlinois de l'avant-guerre? L'entrée de l'extension se fait par le musée baroque, la seule entrée. Pourtant les deux musées sont séparés et d'esthétique totalement différente. Ils se touchent en sous-sol. A partir de l'entrée du musée baroque, trois chemins conduisent le visiteur vers le nouveau musée. Une voie représente l'extermination des juifs. Elle représente la fin du Berlin d'autrefois, elle mène vers le vide. Elle sera couverte de la signature des juifs berlinois exterminés. Des murs de noms et de signatures. Le second chemin qui traverse le premier, représente l'exil et l'émigration de milliers de berlinois. Elle conduit à un jardin, Le jardin E.T.A Hoffmann. Il est composé  de 49  colonnes pleine de terre dans lesquelles la végétation croît à l'envers, la cime vers le sol. Le jardin représente 48, la formation de l'état d'Israël. La plus longue des routes vers le nouveau musée mène à la structure en tant que telle, avec des marches indiquant le fil d'une fragile continuité dans l'histoire de Berlin. On entre ainsi, de façon souterraine dans le nouveau musée avec le vide et les murs fragmentés dont l'ensemble dessine une étoile de David brisée. Le vide central est traversé par des ponts, des passerelles, qui relient les diverses parties du building et les salles d'exposition. Tout est fait pour souligner le double aspect des éléments de la construction. S'il y a une exposition des peintures de Max Lieberman, par exemple, il faut nous dit David Libieskind qu'il y ait aussi les lettres désespérées que la femme du peintre envoya au chef de la Gestapo pour tenter de le faire sortir d'Auschwitz. Sans succès. D'autres motifs ont présidé à sa construction: Sens unique Einbahnstrasse de W. Benjamin, l'opéra inachevé de Schoenberg, Moïse et Aaron. Comme le dit Daniel Libeskind: " To conclude, the museum is about more than Berliners and jews, It is about more than things of the past. These issues are important for all human beings. I am aware that my view of the building is from the inside of Berlin's jewish history. I have never stepped out of it. I am a kind of Berliner. Ernst Reuter, in 1945 just after Berlin was liberated by the Allies. made the famous speech from the Brandenburg Gate " Look to the world. We are the free Berlin". Years after Kennedy sais " Ich bin ein Berliner", and signalled that everyone had become a Berliner somehow.

            I have sought to create a different architecture for a time which would reflect and understanding of history after world catastrophe. The Holocaust was the premonition and of course Nagasaki and Hiroshima came soon after. I am also seeking a new understanding of what a museum is, an altered relationship between program, the function of architecture, and architectural form. The museum is not only a response to a particular program with a very specific intent, it is a new emblem of hope. It underscores the neccesity to create a different--and by different I mean ethical--architecture for the twenty first century which is based on a fundamentally transformed political, cultural, and spiritual experience of the twentieth century" [21]

 

IV- Construire deux fois les monuments.

 

Oskar Negt et Alexander Kluge se demandaient au début des années soixante dix, s'il ne fallait pas bâtir chaque fois deux exemplaires de chaque monument.  Le premier pour fixer un état historique malgré toutes les erreurs, approximations ou errances des acquis de l'histoire, le second  destiné à être déformé, transformé et corrigé par la suite, portant en permanence la trace de l'attitude des nouvelles générations à son égard. Berlin ressemblerait ainsi au Panthéon romain imaginé par Freud où l'on pourrait voir à la fois la place et le monument dans sa forme actuelle, mais aussi ce qu'il y avait avant l'édification du Panthéon et ce qu'il y avait avant la construction antérieure à celle qui précédait le Panthéon et ainsi de suite.

Un événement comme celui du génocide de près de 6 millions de juifs pendant la dernière guerre mondiale est-il pensable, mémorable, narrable, peut-il être mis en texte, en film? Est-il simplement figurable? Peut-il s'inscrire dans le paysage urbain, dans la pierre, le béton? Peut-il être l'objet d'un rituel, d'un cérémonial collectif, peut-il être lieu de mémoire, objet de mémoire?

            Il faudrait de long développement pour répondre à chacune de ces questions. Cinquante quatre ans se sont écoulés depuis ce 8 mai 1945 qui marque la capitulation sans conditions du régime hitlérien. Depuis cinquante ans, les régimes de mémoire ont beaucoup évolué, et en ce qui concerne l'édification de monuments ou de mémoriaux, leur conception s'est infiniment transformée. Il suffit de comparer le Monument édifié à Varsovie, à l'emplacement de l'ancien Ghetto par N. Rappoport avec la façade du Musée juif que Libeskind est en train de terminer à Berlin pour comprendre que nous sommes entrés dans un "nouvel âge de la mémoire". Il convient de s'attacher ici au destin singulier du Mémorial dédié aux Juifs victimes de l'holocauste qui doit être édifié en plein coeur de Berlin et qui n'est toujours pas là. Pour le moment, il occupe une place vide.

Il s'agit d'un projet vieux de plus de dix ans. Il fut décidé qu'il y aurait à Berlin, un monument ou mémorial ( Manhmal) dédié aux juifs d'Europe assassinés et il serait édifié dans l'ancien " Jardin des ministres" entre la Pariser Platz, la Porte de Brandebourg et la Leipziger Platz, à l'époque un no man's land en bordure du mur. Un premier concours d'architecture eut lieu et 528 projets  furent soumis. C'est le projet piloté par Léa Rosh, une animatrice très connue de la télévision, celui de Christine Jacob-Marks qui sembla l'emporter. Il s'agissait d'une immense plaque de béton de 100mètres sur 100 mètres, sur laquelle seraient gravés le nom des  4,2 millions de victimes juives identifiées par le Yad Vashem à Jérusalem. Dès que ce projet fut connu, il déchaîna de vives controverses.  Dans un article consacré à ce problème B. H. Levy résume bien l'ensemble des arguments du débat récent: " Reste le " Mémorial". Il y a,si l'on essaie de résumer, cinq arguments en circulation contre le principe même de sa construction"1- On ne verra que lui; il écrasera la ville de tout son poids de culpabilité, de honte. Réponse: heureuse honte! deuil béni! rien de plus beau qu'un peuple qui, comme le peuple allemand, décide de regarder ses crimes. 2- On ne le verra pas; on ne voit, très vite, plus les monuments. Réponse: il faudrait s'entendre; mais, admettons;les monuments, à la limite, sont autant faits pour être là que pour être vus; c'est un marquage symbolique; un témoignage; ce sera, osons le mot--comme une circoncision de la ville. 3-Pourquoi un monument nouveau? N'y a-t-il pas déjà--c'est l'argument de Schroder--les ruines des camps, celles de la villa Wannsee, le Musée juif de Berlin? Ne tient pas, là non plus. Car ceci n'empêche pas cela. Et l'on voit mal en quoi la présence de ces éclats brisés du Témoignage interdirait de bâtir, dans la ville capitale, un grand monument national. 4- L'argument d'une partie de l'extrême gauche et, notamment, de Günter Grass: oui au principe d'un Mahnmal, mais à la condition qu'il commémore aussi les autres victimes du nazisme: homosexuels, Tsiganes, Slaves, esclaves divers. Ne s'aventure-t-on pas, en raisonnant ainsi sur le terrain ô combien périlleux de la concurrence des victimes, et de la négation non seulement de la Shoah mais aussi de proche en proche des crimes dont elle est l'étalon? 5-L'argument d'Helmut Schnidt enfin, mais repris par beaucoup d'autres: un monument pareil, c'est un pousse-au-crime; il faudra des dispositifs de sécurité formidables pour empêcher les gens de venir pisser dessus. Souci, on en conviendra, bien étrange,dont il est permis de se demander s'il exprime un risque ou un fantasme...." [22]

            Le Mémorial pourrait-il être ce langage commun qui manque aux Allemands surtout depuis la réunification? Pourtant, de Henryk Broder à G. Konrad, de R. Seligmann à G. Mattenklott, de nombreux intellectuels ( juifs et non juifs) se sont posés le problème des modalités de la mémoire collective et de son inscription matérielle dans l'espace urbain sous la forme d'un Mémorial obéissant ou non à une esthétique monumentale.[23]

Le projet fut refusé par Kohl  qui tenait cependant à un mémorial. Nouveaux débats, colloques d'historiens, de spécialistes de monuments, nouveaux concours d'architecture.

            Parmi les projets qui n'ont pas été retenus, je voudrais en évoquer deux. Horst  Hoheisel est un artiste allemand qui a proposé une "solution" originale et provocante pour la question ( non encore tranchée en septembre 1998) pour le Mémorial de l'Holocauste de Berlin. Devant la porte de Brandebourg, il y aurait à même le sol, devant les deux pavillons qui encadrent la porte et devant chacun des six piliers, les noms suivants: Auschwitz, Treblinka, Maïdanek, Stutthof, Sobibor, Kuhlmof, Belcek. Voisineraient ainsi le monument qui incarne " la grandeur de l'Allemagne" et l'horreur du siècle dont le IIIe Reich s'est rendu responsable. Puis, dans un deuxième temps, on ferait sauter l'ensemble à la dynamite. Les ruines de la Porte de Brandebourg entrelacées avec les noms des camps de la mort, seraient le Memorial de l'Holocauste. On laisserait ces ruines à la méditation des passants et habitants de Berlin.

            On comprend aisément que le projet de Hoheisel n'ait pas été retenu. Il consistait non pas à représenter l'infugurable ou à inscrire le vide, mais à refaire de la ruine avec le monument de la gloire allemande pour refaire trace, pour que le pays des bourreaux ait le spectacle visible de ce qui n'a pas laissé de traces.

            Un autre projet, non retenu pour le Mémorial, mérite qu'on le mentionne. Il s'agit du Bus-Stop de Renata Stih et Frieder Schnock. Ils prévoyaient de faire partir régulièrement de la porte de Brandebourg des bus menant aux musées et aux mémoriaux de l'époque nazie ainsi qu'aux anciens camps de concentration et d'extermination en Allemagne orientale et en Europe de l'Est. Constructions éphémères, paradoxales, mobiles, elles tentent de faire travailler la mémoire, non de l'exposer de façon figée. On trouve à Berlin, du reste, nombre de petits mémoriaux qui rappellent l'extermination des Juifs:  panneau à la Wittenberg Platz en face du KAWEDE avec le nom des principaux camps d'extermination, Spiegelwand de Steglitz avec le nom des déportés du quartier, ou, plus original encore, les panneaux que Remata Stih et Frieder Schnock ont placés en haut des lampadaires de la Bayerische Platz. Ils rappellent les lois raciales et leur application aux Juifs du quartier, comme par exemple celui qui rappelle (règlement de 1939) que les Juifs, sur la Bayerische Platz, ne peuvent s'asseoir que sur les bancs jaunes, que les enfants juifs ne peuvent pas jouer avec les enfants aryens, que les Juifs ne sont pas admis à la chorale du quartier, à la bibliothèque, etc.

Pour le mémorial quatre projets furent finalement retenus avant le choix définitif.

            Ceux de Jochen Gerz, de Gesine Winmiller, de D. Libeskind, de P. Eisenman, tous adeptes des contre-monuments ou d'une esthétique déconstructiviste.

            Le projet retenu en 1997 fut celui de Eisenman et Serra. Il s'agissait d'un ensemble de 2700 stèles et pierres tombales ( à l'origine il y en avait 4000) d'inégale hauteur. Comme le terrain du site est concave, l'ensemble dessinait un vaste champ de pierres évoquant l'ancien cimetière juif de Prague.

            Le projet de Gesine Weinmuller est tout  entier fondé sur l'idée que l'horreur de l'Holocauste ne peut pas s'inscrire dans un Memorial quel qu'il soit. Elle vise un lieu de méditation permettant à chacun de vivre individuellement son deuil, convoquant des associations individuelles de la part des promeneurs sans qu'une vision de l'événement ou de la commémoration ne soit imposé. Elle prévoyait pour ce faire un plan incliné bordé sur trois côtés par des murs. Durant la descente du visiteur vers le Mémorial proprement dit, le reste de la ville, ses bruits et son paysage serait comme mis entre parenthèses. Weinmuller proposait que sur le mur le plus élevé, celui qui s'enfonçait le plus profondément dans le site, on puisse lire des inscriptions, non pas des poèmes, mais de courts extraits d'historiens. 18 murs de grès formeraient le dessin d'une étoile de David, le tout dans une esthétique de fragmentation et de brisure. Esthétique de la fragmentation et de la brisure encore, chez Daniel Libeskind, un des maitres de l'esthétique decontructiviste et post-moderne. Il voulait un espace avec cinq segments de murs de béton de 21 mètres de hauteur. Ils seraient érigés en direction de Wannsee, l'endroit où se tint en 1942 la conciliabule qui décida de l'extermination des juifs d'Europe. Les segments de mur pointeraient également vers le monument Goethe du Tiergarten afin de lier en un ensemble indissociable "Civilisation et barbarie" de façon à ce que le visiteur ne puisse finir par avoir le sentiment que tout cela était bel et bien du passé. Une illustration si l'on veut de la phrase qu'un personnage de Günter Grass dans " Toute une histoire" "Tout me dit: fiche le camp de ce pays dans lequel, à tout jamais, Buchenwald est en face de Weimar, ce pays qui n'est plus ou ne peut plus être le mien" [24] Les segments de mur chez Libeskind représentent des couches stratifiées les unes au-dessus des autres symbolisant les couches complexes de la mémoire et le danger de l'oubli. Daniel Libeskind comme Gesine Weinmuller partait de ce paradoxe: on ne peut construire un mémorial qu'en prenant comme point de départ, l'irreprésentabilité de l'événement.

            Le projet de Jochen Gerz était encore plus original. Il se composait de  deux espaces distincts en fonction de la question suivante: Pourquoi est-ce arrivé? L'oeuvre collective serait d'une part une réponse écrite par les visiteurs à cette question. Le premier espace de 15000 mètres carrés serait une place légèrement incurvée. Elle serait dallée . Il y aurait 39 lampadaires. Tout en haut de ces 39 lampadaires, un panneau avec une inscription : Pourquoi? écrite dans toutes les langues qui étaient celles des déportés. Les réponses aux questions de 120 signes à peu près ( deux/trois phrases) seraient inscrites par les visiteurs, grâce à une machine spéciale. L'ensemble de la dalle ne seraient pas remplies d'inscriptions, avant longtemps. Le second ensemble se situe à un angle de la place. Il s'agit de l'Oreille, construction à trois espaces: la Chambre de la mémoire, la chambre des réponses, la chambre du silence. La première chambre de la mémoire sera celle devant abriter les quelques 50 000 témoignages recueillis par la fondation Spielberg. La seconde est la chambre des réponses. C'est là que les visiteurs pourront consulter des documents, s'entretenir avec des historiens et discuter les uns avec les autres. La troisième est une endroit circulaire toute noire sans lumière, ou plus exactement, où l'éclairage, grâce à un "verre intelligent" se règle par lui-même en fonction de la lunière extérieure. Plus rien. Ni art représentatif, ni symbolique. Chacun est laissé à lui-même, à sa méditation, à sa confrontation avec la dimension de l'événement et son horreur.

            Après le retrait de Serra, la maquette d'ensemble du projet Eisenmann a  encore été modifiée. Le projet est aujourd'hui en attente, perpétuellement différé. Dans l'interview qu'il a donné au Monde Michael Naumann, le secrétaire d'état allemand de la culture développe deux arguments contre la construction du mémorial. D'une part, l'Allemagne ferait exception. Aucun peuple ne se rappelle volontiers le plus grand crime de sa propre histoire, affirmait-il. [25] Par ailleurs, il pourrait être dangereux de refermer ce chapitre de l'histoire allemande  avec une grosse pierre tombale. Les partisans du Monument insistent au contraire sur la nécessité de ce mémorial en Allemagne. Aleida Assmann affirme que  ce monument serait le premier vrai monument national. Il signalerait que sur le plan du droit, l'Etat allemand assume la responsabilité des crimes commis sous le nazisme.

             Michael Naumann pense que le futur mémorial, si mémorial il y a, sera l'une des composantes de trois éléments. D'une part, le musée de la Topographie de la Terreur, qui retrace l'histoire des acteurs du crime d'état: la Gestapo, La Sûreté du Reich, la SS; ensuite le musée juif que Daniel Libeskind est en train de terminer à Kreuzberg, puis le mémorial proprement dit.

            Le 21 janvier 1999, le journal Die Zeit faisait état d'un compromis qui semblait définitif. Eisenman reverrait à nouveau son projet (il ne resterait plus que 1500 stèles occupant un espace plus restreint), l'ensemble serait fermé au Nord par cinq constructions dont la " Maison de la mémoire" chère à Naumann, " un mur de livres" une bibliothèque et un centre de documentation consacrés à l'Holocauste, et sous le champ de stèle, un hall d'exposition, semi-souterrain. Est-ce que l'idée de fermer le mémorial alors qu'il constituait un espace sans saturation explicative ouvert aux méditations de chacun fait vraiment avancer le problème?

            Rien ne prouve cependant que cette nouvelle proposition se rendra jusqu'au Bundestag ni qu'une nouvelle polémique ne viendra pas encore une fois remettre à plus tard la construction du Mémorial, édifice virtuel manifestement destiné à venir hanter la mémoire allemande.

             Nous étions partis de la question: comment inscrire le manque, l'absence dans le tissu même de la cité, au coeur de la cité infernale, celle-là même qui fut au centre du dispositif de l'extermination. Nous avons vu que depuis longtemps, de nombreux artistes s'essaient à inscrire cette absence de traces, ce blanc de notre histoire. Mais peut-on sur le plan social se passer de monuments, de mémorial, même dans le malentendu?. Peut-on se passer de la commémoration même aux prises d'une histoire réifiée, simplifiée?

            Tous les artistes qui ont soumis un projet pour le fameux mémorial sont conscient de ce problème, de cette aporie. Il en allait de même des membres du jury parmi lesquels on note la présence de James Young, le spécialiste des contre-monuments.

Berlin, ville de fantômes qui rôdent, ville d'ombres qui ne peuvent tomber dans l'oubli se prête particulièrement à ce genre d'expériences, mais lui faut-il aussi le fameux mémorial?  

             Dans un article violemment ironique et désanchanté, Imre Kertész se demande " A qui appartient Auschwitz"?. ( Die Zeit,  19 novembre 1998). Il parle de la génération des survivants qui est en train de s'éteindre, de leurs paroles qui ne leur appartiennent plus. Il part en guerre contre le conformisme, la routinisation d'Auschwitz, le sentimentalisme, le canon officiel, la vulgate, la marchandisation, le tourisme culturel qui se sont développés autour de ce nom. Il y a, autour d'Auschwitz  du trop plein et non du trop peu. Il envisage par anti-phrase le  futur mémorial comme un " Holocaust-Park" où les touristes japonais se promèneraient, les oreilles et les yeux saturés par les 48239 interviews que Spielberg a recueillies et qui feraient partie de la visite. Vision d'horreur! Pour Kertész, la génération des témoins disparaît et avec elle ses propres paroles, la singularité de son expérience.

            Cette génération a été expropriée de sa mémoire. Nous entrons dans un nouveau régime du mémoriel.

            Si Libeskind construit le musée juif de Berlin en fonction du vide, du blanc, du silence et de l'absence, en fonction de la césure historique radicale des années 1939-1945, si Jochen Gerz, Horst Hoheisel, Renata Stih et Frieder Schnock imaginent des dispositifs intéractifs qui obligent à s'interroger sur la volatilité de la mémoire collective c'est que tous savent que la seule représentation possible de la Shoah aujourd'hui consiste à montrer l'impossibilité même de sa représentation et, par le même geste, à trouver des dispositifs qui matérialisent cette impossibilité et l'inscrivent dans l'espace public. C'est une réponse à Walser aimant se réfugier dans sa pure conscience et son monde intérieur, c'est une réponse à Eberhard Diepgen, le maire chrétien-démocrate de Berlin qui n'a jamais voulu de Mémorial, mais c'est aussi une réponse à tous ceux qui trivialisent la Shoah. Faudra-t-il construire deux mémoriaux? Le premier pour rendre hommage aux victimes, aux disparus, à ceux que Primo Levi appelait les "vrais témoins", le second pour inscrire la fugacité de la mémoire et son devenir fragile. En attendant, le Mémorial n'est toujours pas là. Le parlement allemand ne l'a toujours pas voté. Engagée avec l'Otan dans la guerre contre la Yougoslavie , L'Allemagne est du haut de ses bombardiers redevenue tout à fait "normale".

            Le vide, le manque, l'absence, le creux peuvent certes aider notre postmodernité à laisser ces marques dans l'espace public et dans la pensée d'un siècle naufragé, mais à condition de ne pas devenir à leur tour, un trope, une figure, un "must" toujours prompts à être routinisés et instrumentalisés. Rendre visible l'absence, mais comment? Le mémorial a-t-il pour fonction de relancer par le vide, le jamais construit, le toujours à construire, l'impossibilité de figurer l'holocauste? Faudra-t-il que Christo enveloppe une place vide, un trou? Ou va-t-il nous faire entrer avec les lumières aveuglantes de la nouvelle Potsdamer Platz dans un nouvel âge de la mémoire, celui où les témoins auront disparu?

 

 

 

Régine Robin 

 

 

 

 

 

 

 



    [1] Régine Robin. Le roman mémoriel. Montréal, Le Préambule, 1989,

    [2] Régine Robin, " la mémoire saturée" in l'Inactuel, No 1, nouvelle série, automne 1998, pp 33-54.

    [3] Régine Robin, " la honte nationale comme malédiction. Autour de l'affaire Walser/Bubis en Allemagne". Revue internationale et stratégique, no 33, Printemps 1999, pp 45-69.

    [4] Subvention FCAR pour le projet: Ecritures, représentations artistiques de la mémoire brisée dans l'horizon contemporain.     

    [5] Gérard Wajcman.  L'Objet du siècle.Paris, Verdier, 1998.

    [6] G. Wajcman, op cit p 15.

    [7] G. Wajcman, op cit p 19.

    [8] G. Wajcman, op cit p 19.

    [9] Primo Levi, cité par G. Wajcman, op cit p 18,

    [10] G. Wajcman, op cit p 94.

    [11] E.Conan, et H.Rousso,  Un passé qui ne passe pas. Paris, Gallimard, 1996. Voir également: Henry Rousso, Le syndrome de Vichy. Paris, le Seuil, 1987 et du même auteur: La hantise du passé.Paris Textuel, 1998.

 

 

    [12] Voir son livre, Jan Assmann Das kulturelle Gedachtnis, Verlag C. H. Beck, 1999, où il développe dans la première partie sa conception de la mémoire collective, de la mémoire culturelle.

    [13] Entrevue entre Die Zeit, Jan et Aleida Assmann, *Personne ne vit dans l'instant+, Die Zeit, no 50, 3 décembre 1998, p. 44.

    [14] M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, nouvelle édition, PUF 1952 et La mémoire collective. Paris, Albin Michel, réed 1997.

    [15] Entrevue entre Die Zeit, Jan et Aleida Assmann, *Personne ne vit dans l'instant+, Die Zeit, no 50, 3 décembre 1998, p. 44.

    [16] G. Wajcman, op cit p 193.

    [17] Jochen Gerz 'la place du monument invisible". Interview par Jacqueline Lichenstein et Gérard Wajcman, in Art Press no 179, avril 1993 p 11. 

    [18] Gerz, sous les pavés la mémoire", propos recueilli par Miriam Rosen in Liberation mardi 17 Mars 1992.

    [19] Lynn. Gumpert, Christian Boltanski, Paris, Flammarion, pp. 144-145.

    [20] En ce qui concerne le travail de Jochen Gertz, et d'autres créateurs de Contre-monuments, voir les travaux de James E, Young  "Écrire le monument : site, mémoire, critique", Annales ESC, 1993, no 3, mai‑juin, 729-743.

The Texture of Memory : Holocaust Memorials and Meaning, Yale University Press, New Haven, London, 1993.

"The Counter-Monument: Memory against itself in Germany Today" in Critical Inquiry, 18,1992, pp 267-296.

" Germany's Memorial Question. Counter-Memory and the end of the Monument" in The South Atlantic Quaterly, 96-4 Fall 1997, pp 853-880.

Voir aussi, Régine Robin, " Traumatisme et transmission" in Ecriture de soi et trauma, sous la direction de Jean-François Chiantaretto, Paris, Anthropos, 1998, pp 115-131.

 

    [21] D. Libeskind in Kenchiku Bunka. vol 50 no 590 dec 1995, p 44.       

    [22] Bernard-Henri Levy, " La tentation de l'oubli" Le Monde samedi 6 février 1999, p 13. On verra sur le même sujet, mon article paru également dans le même journal. Régine Robin, "Figer la mémoire allemande dans le béton?" Le Monde, 12 février 1999 p 27.

    [23] On trouvera de nombreux articles sur le bien fondé ou non de la construction du Mémorial dans  Michael S Cullen (sous la direction de ) Das Holocaust-Mahnmal. Dokumentation einer Debatte.Pendo, Zürich, München, 1999.

    [24] Gunter Grass, Ein Weites Feld, cité par Olivier Mannoni, Gunter Grass, un écrivain à abattre. Paris, Odile Jacob, 1997.

    [25] Joscha Fischer, le nouveau ministre des Affaires étrangères va jusqu'à dire : " Toutes les démocraties ont une base, un socle fondateur, un "Boden". La France, c'est 1789. Les Etats-Unis, la Déclaration d'indépendance. L'Espagne, la guerre d'Espagne. Eh bien l'Allemagne, c'est Auschwitz. Ce ne peut être qu'Auschwitz. C'est le souvenir d'Auschwitz, le " plus jamais ça" d'Auschwitz, qui est le seul fondement possible à mes yeux de la nouvelle République de berlin" in Bernard-Henri Levy, article cité p 13.