TRANSFERT DE MÉMOIRE.
AUTOUR DU MÉMORIAL DE BERLIN
Il s'agit d'une réflexion sur les problèmes de la
mémoire collective aujourd'hui qui prend la suite de mon livre de 1989[1],
de deux articles préparatoires à un second ouvrage sur la mémoire, La
mémoire saturée[2],
et La honte nationale comme malédiction [3].
Cette réflexion s'inscrit également dans le cadre d'une recherche collective.[4]
Elle nous conduira à mettre l'accent sur quatre éléments fondamentaux de ce
problème. Dans un premier temps, la notion d'absence comme encadrement
théorique général, nous retiendra. Dans un second temps, le contexte général et
principalement allemand dans lequel s'inscrivent les problèmes de la
construction du Mémorial de Berlin sera évoqué, ensuite, les réalisations
artistiques qui tentent d'inscrire le vide et l'absence à même de l'oeuvre, et
enfin, les discussions suscitées par le projet d'édifier en plein centre de
Berlin un mémorial aux victimes juives de l'holocauste et par les projets
architecturaux eux-mêmes. Quatre moments donc qui nous mènent tout prés du
Reichstag flambant neuf de la nouvelle " République de Berlin".
I- Faire surgir, dans le visible, ce qui est
absent.
Je voudrais partir de cet apologue que nous rappelait
récemment Gérard Wajcman dans son livre récent[5].
La mémoire n'est pas simplement effet de temps, de
transformation, d'usure ou de déformation, elle est d'abord liée à l'espace.
Wajcman rapporte la scène inaugurale du mémoriel comme mémoire-lieu: Simonide
de Céos l'a inventé quelque part en Grèce. Il sortait d'une maison où se tenait
un banquet quelques minutes avant qu'un tremblement de terre ne la détruisît.
Tous ses compagnons étaient morts ensevelis sous les décombres. Il était
l'unique rescapé. S'il put ensuite, aux
familles éplorées, accourues à l'annonce du drame, désigner par leur nom les
cadavres défigurés, méconnaissables, c'est bien sûr qu'il se souvenait de la
place occupée par chacun durant le banquet. Il portait la mémoire en tête. Par
une tragique nécessité, il se livrait à une opération mentale, désignant chacun
à sa place, précisément selon celle qu'il occupait durant le banquet.... Sauf
que pour cela, pour que cet exercice, si simple, fût seulement possible, il y
fallait une condition, majeure, une condition trop inaperçue et parfaitement
indépendante de tous les mystères mentaux de la mémoire. Une trace matérielle.
Les ruines. Des débris, des objets, donc des morceaux. Plus, il y fallait des
objets, même en morceaux, mais à leur place. Afin de pouvoir indiquer à chaque
famille, ici le frère, là l'époux, il était nécessaire, outre le souvenir des
personnes et des noms, que demeurent les éboulis de la maison, et les restes du
banquet, l'amphore de vin que l'hôte venait de faire servir, et les coupes et
les plats et les fruits et les meubles et les vêtements. Et les cadavres de
chair eux-mêmes. Evidemment. Tout fracassé en mille morceaux mais à leur
place.....
« Avoir eu lieu, c'est avoir un lieu » [6].
.... Et puis, "une image, un plan de Shoah,
le film de Claude Lanzmann; un champ, et plus loin une forêt, quelque part en
Pologne. Rien d'autre. On dit que naguère s'étendait là le camp de
Treblinka." [7].
G. Wajcman poursuit:
" Peut-être le XXe siècle a-t-il inventé le
concept de "crime parfait", pas celui qui reste impuni--aussi vieux
que le crime lui-même--, mais celui dont nul ne saura jamais qu'il a même eu
lieu. Un acte blanc, entièrement sans mémoire. Oubli supérieur. L'Oubli absolu.
Forger une mémoire qui ne dit pas " je ne me souviens plus", mais
impeccable, sans tache, sans ombre, qui se souvient au contraire sans cesse de
tout: que " rien N'a jamais eu lieu". " là il n'y eut jamais
rien". Invention de la mémoire vierge. Sans trace. Mémoire blanche,"
initialisée." Ou mémoire intégrale . Sans perte ou sans défaut. C'est la
même chose. Un mémoire qui n'oublie pas. Où rien n'est jamais advenu.". [8]
Gérard
Wajcman oppose la ruine, objet de la destruction mais qui est exposé au temps
et qui se trouve amoncelé en général à l'endroit où cela a eu lieu, où il s'est
passé quelque chose qui a entraîné la mort, la dégradation, la lente
décomposition, à un autre objet, qui ne serait plus celui des temps de la ruine
mais des temps de l'effacement absolu, du rien n'a eu lieu. Au refoulement qui
serait le temps de la ruine, il conviendrait d'opposer celui de la forclusion,
pas simplement de l'oubli comme dans le couple infiniment ressassé aujourd'hui:
mémoire/oubli, mais du néant, du rien, du jamais advenu, du pas de traces. Il
rappelle ce passage de Primo Levi rapportant les paroles d'un SS à leur arrivée
au camp:
" De quelque façon que cette guerre finisse, nous
l'avons déjà gagnée contre vous; aucun d'entre vous ne restera pour porter
témoignage, mais même si quelques uns en réchappaient, le monde ne les croira
pas. Peut-être y aura-t-il des soupçons, des discussions, des recherches faites
par les historiens, mais il n'y aura pas de certitudes parce que nous
détruirons les preuves en vous détruisant. Et même s'il devait subsister
quelques preuves, et si quelques uns d'entre vous devaient survivre, les gens
diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être
crus".[9]
Distinguée du refoulement, oubli qui
laisse des traces, l'oubli du temps des ruines, cela nomme ( la forclusion) une
" abolition" radicale, la négativité absolue de "ce qui n'est
pas venu au jour du symbolique". Sans mot. ce qui coupe donc court à toute
réminiscence, parce qu'il ne laisse, en lieu de trace qu'une
"béance". Un trou.
Que
peut en effet, Simonide devant un lieu vide? Que peut-il, si, en plus de la
mort, les ruines elles-mêmes sont mortes? Quand il n'y a plus trace de la
moindre trace? Comment rappeler ce qui est sans reste? La mémoire même est
morte. Simonide le poète est réduit au silence. On pourrait prétendre qu'il n'y
eut là jamais rien, ni tremblement de terre, ni personne. Cela sera devenu
impensable, inimaginable. Plutôt que des ruines, c'est de leur absence qu'il faudrait faire cas.
On vient bien qu'on se situe ici dans le paradigme du
"sans", de l'absence. A la recherche de ce nouvel objet qui serait
véritablement celui du siècle, au niveau de l'art, Gérard Wajcman, évoque à la
fois la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp, un ready made, et le Carré
noir sur fond blanc de Malevitch.
Duchamp
présente bien une roue de vélo mais brute, nue, dépouillée de son pneu, sa
gomme ou de sa chambre à air. Outre que cette absence rend ostentatoire
l'indisponibilité de la roue à tout emploi. Du vide partout, dedans, dehors,
autour. L'objet, c'est ce qui manque, la chambre à air. l'objet qui vide le
vide. Une place vide.
Quant
à Malevitch, en 1915, il disait: " Ce n'était pas un simple carré vide que
j'avais exposé, mais plutôt l'expérience de l'absence d'objet".[10]
Il s'agit d'une mise en présence de l'absence et non
pas de ce qui viendrait remplacer l'absence.
Le
tableau de Malevitch fait surgir, dans le visible, ce qui manque.
Tout
ce vers quoi les oeuvres qui orientent l'art du siècle semblent le plus
formellement et le plus obstinément tendues, c'est: inscrire le manque au coeur
absolu de l'oeuvre; le vide, l'absence, les montrer; montrer le trou. Donc,
plutôt que de venir comme ce qui bouche, ce trou, elles semblent n'avoir en vue
que de l'exhiber, voire de le creuser elles-mêmes.
A un
art qui bouche il s'agit d' opposer l'art qui troue.
II- Le moment mémoriel.
Tout ceci nous amène à nous poser le
problème de la période actuelle, au
moment où le problème du Mémorial de Berlin se pose avec acuité.
La
"mémoire" est à la mode, au devant de la scène. Mémoire collective,
devoir de la mémoire, travail de la mémoire, abus de la mémoire etc. A la
limite, on ne parle plus que de cela, on n'écrit que sur ce sujet. Quand il
n'est pas directement question de "mémoire" c'est la Commémoration
qui vient au premier plan de l'actualité, le Patrimoine, les "Journées du
patrimoine", toutes les formes de muséification du passé, ce passé, comme
l'a écrit un des historiens de l'Historikestreit, qui ne veut pas passé,
formule reprise par Henri Rousso et Eric Conan,[11]
il y a quelques années. Le passé vient nous visiter en permanence, à l'échelle
mondiale. Vichy, le procès Barbie, le procès Touvier, l'assassinat de R.
Bousquet, la révélation des idées de jeunesse de F. Mitterrand, ses liens
d'amitié avec Bousquet, la fameuse gerbe de roses sur la tombe de Pétain,
l'impossibilité où était Mitterrand d'admettre que la France avait sa part de
responsabilité dans les persécutions antisémites du régime de Vichy, le
discours de Chirac reconnaissant cette responsabilité, le procès Papon et ses
péripéties, la déclaration de repentance des Evêques de France etc etc font la une de notre quotidien
depuis une quinzaine d'années.
Ces
discours sur la mémoire forment une immense cacophonie de bruit et de fureur,
un concert assourdissant de thèmes, un ensemble d'images, de polémiques et de
controverses, des argumentations symétriques ou congruentes, à propos
desquelles, nul ne reste indifférent. Il en serait de même en Allemagne, où le
discours a eu à faire à l'immense problème de la culpabilité collective, son
acceptation, ( Willy Brandt s'agenouillant au Mausolée du Ghetto de Varsovie),
ou ses récentes dénégations ( la querelle des historiens). Mais il en serait de
même, sur un autre plan, avec d'autres formes aux Etats-Unis où le discours
traditionnel sur la fondation des Etats-Unis et son développement, sa vocation
ou sa destinée ( Pères fondateurs, idéologie de la frontière, mythe de l'ouest)
ont été récemment mis à mal par la promotion de la mémoire des différents
groupes victimes de la société américaine à un moment donné de leur histoire et
de leur trajectoire: mémoires amérindiennes, mémoires des Noirs, mémoires des
femmes etc. Pour ne pas parler du torrent d'images et de discours à l'Est après
les événements de 1989 et la chute du Mur de Berlin.
Une
violente polémique fut déclenchée en Allemagne par le discours de Martin
Walser, discours de réception du prix de la Paix qui lui fut décerné à
Francfort le 11 octobre dernier. Au coeur de cette polémique, le problème des
modalités du souvenir de la Shoah. Plus d'une dizaine d'années après la fameuse
" querelle des historiens", c'est une querelle sur la mémoire
collective qui a défrayé la chronique durant près de deux mois. Le déplacement
n'est pas mince et marque un changement d'époque. Il ne s'agit plus d'établir
les faits ou de s'opposer sur l'interprétation de ces douze années tristement
décisives, mais de s'interroger sur la façon dont l'Allemagne doit
collectivement se souvenir de son passé nazi et de sa responsabilité dans
l'extermination de près de six millions de juifs.
Rappelant
le poids de "notre honte nationale", Martin Walser récusait la façon
dont les médias "instrumentalisaient" Auschwitz, routinisaient la
mémoire collective, banalisaient le passé. Au nom de la liberté personnelle il
réclamait le droit de choisir ses propres modalités du souvenir. En tant
qu'écrivain, il n'avait pas à se faire dicter la façon dont il fallait
commémorer ce passé "honteux" pour reprendre ses termes. Le rappel
constant d'Auschwitz agissait comme une "massue morale" , un
matraquage permanent qui faisait de l'Allemagne un condamné toujours en sursis.
Dans son dernier roman Ein springender Brunnen, son jeune héros traverse
les années fatidiques 1933-1945 dans le cadre d'une enfance heureuse, dans un
cadre idyllique, ruraliste, dialectal.Le narrateur, lorsqu'il intervient en
première personne aux deux-tiers du livre revendique le droit de parler du
passé sans conscience de l'après-coup, sans modifier sa narration, sans le
réaménagement que pourrait imposer la connaissance de ce qui s'est passé;
attitude qui ne laisse pas de poser des problèmes.
Dans
son discours du 11 octobre, Walser s'élevait contre l'édification prochaine
d'un Mémorial aux juifs d'Europe assassinés, ce "cauchemar bétonisé de la
taille d'un stade de football" au centre de Berlin.( j'y reviendrai). Il
serait temps de voir dans le peuple allemand, un peuple normal, un peuple comme
les autres. C'est d'ailleurs ce que répètent à l'envi le nouveau Chancelier et
ses ministres, en particulier Michael Naumann. Bien ancrée au sein de la
construction européenne, après plus de quarante ans de démocratie et près de
dix ans après la réunification, l'Allemagne serait devenue un pays convivial et
décontracté.
Ignatz
Bubis, le Président du Conseil central des juifs en Allemagne, répondant à M.
Walser lors de la cérémonie de commémoration de la nuit de cristal, le 9
novembre 1998, le traitait de boute-feu, d'incendiaire,( Bubis, par la suite
devait retirer ces termes lors d'une rencontre organisée par la Frankfurter
Allgemeine Zeitung, dont le compte rendu est paru sur trois pages le 14
décembre, mettant quasiment fin à la polémique). Il lui reprochait de développer une culture de l'indifférence,
de vouloir tirer un trait sur le passé, de développer des idées qui n'étaient
pas éloignées de celles de l'extrême-droite, de se choisir dans l'histoire
allemande certains épisodes, ceux qui lui convenaient et de vouloir occulter
les pages noires, en particulier les années de nazisme. En outre, il se
demandait pourquoi Walser parlait sans cesse de "honte" et jamais de
crime. "Quant à moi, je n'ai jamais pensé qu'il était possible de quitter
le camp des coupables" avait dit Walser.
Bubis de se demander de quoi Walser se sentait
coupable, à moins de remettre en avant la vieille notion de "culpabilité
collective". Walser est né en 1927. Comme Kohl, il peut se prévaloir de
" la grâce d'être né tard". Et en quoi, poursuivait Bubis, le rappel
d'Auschwitz est-il une "massue morale", en quoi les images que Walser
ne peut pas supporter lorsqu'il regarde la télévision, dont il détourne ses
regards, constituent-elles une "Instrumentalisation"? C'était une
charge violente à la mesure des problèmes soulevés.
Walser
croit faire l'économie des rites, de l'inscription collective du geste de la
mémoire, de la portée sociale de celle-ci, de ses cadres sociaux.
Le célèbre égyptologue Jan Assmann[12]
affirme que Walser, par l'utilisation du mot *honte+, ne peut pas *construire
une relation normale avec le passé+. *Vous ne pouvez pas vous positionner face
à la honte. C'est une notion qui échappe au travail de mémoire, politique,
social, personnel+[13]. Walser, à
ses yeux, croit faire l'économie des rites, de l'inscription collective du
geste de la mémoire, de la portée sociale de celle-ci, de ses *cadres sociaux+,
aurait dit Maurice Halbwachs[14]. I. Bubis
lui a, lui aussi, reproché cette méconnaissance. Tout le monde va voir la Neue
Wache à Berlin a-t-il déclaré. Nous avons tous besoin de rituels. Jan et Aleida
Assmann vont plus loin: la mémoire est
toujours collective, elle suit des lois, elle a ses propres périodisations,
elle est fondamentalement culturelle. On peut ainsi expliquer le mutisme, le
blocage de la génération qui a vécu la guerre, le temps qu'il a fallu pour en
parler; *On observe que, dans l'Histoire, après un effondrement traumatique,
après une catastrophe historique, l'extinction de la génération des témoins de
l'époque constitue toujours un seuil. C'est pour cette raison que - par exemple,
dans les écrits bibliques - la période de quarante ans joue un rôle si décisif.
Et ce n'est certainement pas un hasard si, quarante ans exactement après la fin
de la guerre, avec le discours de Weizsäcker et la querelle des historiens peu
après, le passé a ressurgi avec une telle force. Les témoins de cette époque,
considérant qu'ils vont bientôt disparaître, témoignent dans cette phase+[15].
Si la mémoire collective obéit à une inévitable périodisation, on peut
comprendre qu'il ait fallu tout ce temps pour qu'une vraie culture du souvenir
émerge. Walser, en tant que romancier, a bien le droit de revendiquer le
travail individuel personnel de la mémoire, mais il méconnaît ces cadres
sociaux auxquels nul n'échappe. De là, la question brûlante du Mémorial.
III- Les contre-Monuments.
Depuis
longtemps, artistes et architectes, qu'ils soient Juifs, Allemands,
Juifs-Allemands ou d'autres nationalités se sont attelés à la tâche de faire
avec l'infigurable, avec l'irreprésentable.
Ils ont remis en question la construction du Mémorial sur de toutes
autres bases. Il s'agissait dans leur esprit de penser la transmission de la
mémoire et non sa visibilité apparente. Andreas Huyssen a même suggéré
qu'aujourd'hui, à l'âge de la production de masse de la mémoire et de la marchandisation
du passé, la mémorialisation de ce passé pouvait être inversement
proportionnelle aux efforts obsessionnels qu'on met à l'incarner, à l'imager.
Certains artistes de la mémoire ont conçu des contre-monuments qui remettent en
question les monuments traditionnels.
Comme on le voit toute une réflexion s'est faite
autour de la représentation non pas de l'événement mais du rapport de la
mémoire à cet événement.
J'évoquerais ici les travaux de Jochen Gerz, de Daniel
Libeskind, de C. Boltanski et de Shimon Attie.
On se
souvient d'une des premières expérimentations expérimentales de Jochen Gerz. le
Transsib-Prospekt de 1977. Il a été convenu avec les organisateurs d'une
exposition le projet suivant: assis dans un compartiment du célèbre Transsibérien,
Jochen Gerz parcourrait le trajet Moscou-Khabarovsk-Moscou. Pendant la durée du
voyage, les fenêtres seraient non seulement fermées mais recouvertes de papier
ou de tissus et de ce fait, on ne pourrait rien voir de l'extérieur. Jochen
Gertz traverserait ainsi la Sibérie européenne et asiatique, aller et retour
soit plus de 16000 kilomètres. pendant les 16 jours que durerait le voyage, il
aurait 16 plaques d'ardoise, il y poserait les pieds, une plaque par jour de
façon à ne pas laisser de traces de son passage dans le compartiment. Tous les
éléments qui pourraient témoigner de sa présence dans le train, billets,
contrôle etc. seraient brûlés à l'arrivée. Si bien qu'à son retour, on ne
saurait plus très bien si le voyage s'était vraiment effectué ou non.
Disparition des traces, fragilité du témoignage,
présence ténue de l'absence.
Puis, Jochen Gerz et sa femme érigent en 1986 le
" Mahnmal gegen Faschismus" ou monument contre le Fascisme. Il s'agit
d'une colonne de 12 mètres, recouverte d'une couche de plomb sur laquelle les
passants pouvaient graver leur signature.Ils sont en effet invités à inscrire
leur nom ou une réflexion sur le monument. ce dernier s'enfonce tout doucement
dans la terre .Le 10 novembre 1993, il devait disparaître tout à fait et à l'endroit
qu'il occupait,une place vide. Notons que Jochen Gerz n'utilise pas le mot
Denkmal mais de Mahnmal pour parler de ses contre-monuments. Le Denkmal qui est
souvent du ressort de l'Etat, de la mémoire officiel commémore les hauts- faits
d'une nation. Le Mahnmal fait allusion à un passé négatif, inassumable, ce que
les Etats passent sous silence ou refoulent. Le contre-monument pourrait être
considéré comme une tentative pour regarder le passé en face en mimant
l'amnésie et le refoulement. Outre l'aspect intéractif durant sept ans (
inscriptions violemment hostiles, tir au pistolet contre le monument
parallèlement à des signatures qui approuvaient l'opération) on voit que là
également à la fin, le monument s'efface, il n'y a plus de traces. "Les
habitants devront, que ce soit pour leurs amis étrangers à la ville ou leurs
enfants, raconter le monument, le décrire, faire le récit de son enfoncement
etc, en somme, à la disparition visible du monument à la mémoire, répondra la
transformation insensible des spectateurs en mémoire du monument." [16].
"Le
Monument invisible" de
Sarrebruck ou Monument contre le racisme inauguré le 23 Mai 1993. Il
s'agit de la partie centrale de la place aux 8000 pavés du Château de
Sarrebruck. Jochen Gerz et son équipe, enlèvent "en secret" 2164
pavés et inscrivent à la base le nom d'un cimetière juif profané par les nazis.
le pavé est ensuite replacé, l'inscription étant invisible puisque marquée à la
base du pavé, et comme seuls 2164 des 8000 pavés portent des inscriptions, il
est impossible de savoir si l'on marche sur les pavés gravés ou non. Là encore
c'est l'absence comme présence, la disparition, la mémoire retournée sur elle
même. L'artiste s'explique à plusieurs reprises sur le sens de son entreprise.
"face à un passé, un certain nombre de gens de mon âge ( et même ceux qui
sont nés plus tard) ont toujours eu le sentiment de ne pas avoir su bien se
comporter. C'est une forme de refoulement sublime. de là m'est venue l'idée de
refouler l'oeuvre. depuis Freud, on sait que le refoulé nous hante toujours. Je
veux rendre public ce rapport au passé, qui pourrait être le mien ". [17]
C'est
comme si comme le dit un des intervieweur, le geste d'enterrer la mémoire
produisait l'effet de lever la mémoire.
Jochen Gertz dit encore en réponse
à un journaliste de Libération qui lui demandait:"Enfin pourquoi un
monument invisible?", ' Ce n'est pas une ruse esthétique.... Ce passé on
ne peut le vivre, c'est un héritage impossible. Il est impossible d'établir une
relation juste avec l'absence, il y a même un non-sens là-dedans. L'oeuvre dans
toute l'opulence de ses qualités visuelles, de sa visibilité même ne peut pas
traiter l'absence de façon adéquate. Cette oeuvre doit donc trouver le moyen de
s'absenter à son tour. Pourquoi? Pour nous permettre de porter notre passé et
d'en parler. Il faut que l'oeuvre fasse le sacrifice de sa présence afin que
nous puissions nous rapprocher du noyau central de notre passé. Nous ne pouvons
pas rester à la périphérie de notre passé. Nous ne devons pas devenir les
simples accessoires de notre propre histoire. Il faut retrouver la place de la
responsabilité."[18]
Geste
paradoxal! Jochen Gerz mise sur l'invisibilité qui rend visible,car la
visibilité en tant que telle est un leurre, l'absence qui travaille en creux
pour solliciter un autre type de mémoire et de présence.Il s'agit d'une mémoire
active, d'un vrai travail du deuil qui sait composer avec l'oubli, qui sait
aussi que les gens qui ont le plus le mot "mémoire" à la bouche sont
aussi ceux qui se mettent à l'abri de toute déstabilisation, du travail de
l'effacement qui travaille en nous de l'effondrement de notre univers.
La
maison manquante de Christian Boltanski, est un autre exemple de ce travail
du deuil, de ces oeuvres paradoxales. Il s'agit d'une installation d'octobre
1990, à Berlin, dans l'ancien quartier juif, à Orianenburgerstrasse. Au milieu
des façades d'une rue, il y a un trou, un vide, une maison qui manque. Sur le
mur de la maison mitoyenne, le nom des familles disparues avec l'appartement
qu'elles occupaient. Leur nom, leur métier, la date de leur mort. Lynn Gumpert
commente cette installation de la façon suivante:
Les
organisateurs de cette exposition montée en toute hâte pour marquer la
réunification des deux Allemagnes avaient demandé aux artistes invités de
réagir à la chute historique du mur de Berlin. Boltanski trouva un complexe
immobilier situé dans la partie est de la ville, dont la section médiane,
détruite durant la Seconde guerre mondiale, n'avait jamais été reconstruite. Il
demanda à des étudiants d'une école d'art allemande de l'aider à réaliser cette
installation, intitulée fort à propos, la Maison manquante. Selon ses
instructions, ils identifièrent plusieurs des anciens occupants du bâtiment
détruit. Chaque occupant fut représenté par une plaque indiquant son nom, son
métier ainsi que la date de sa mort; les plaques furent ensuite fixées sur les
deux murs mitoyens des maisons voisines intactes, au plus près de là où se
tenaient leurs anciens appartements[19].
Les renseignements obtenus par une équipe de recherche
sur les anciens habitants disparus avaient été disposés dans des petites tables
vitrines dans la partie-ouest de la ville. Elles ont été vandalisées et ne sont
plus visibles aujourd'hui. Quant à la maison manquante, sur la Grosse-Hamburger Strasse, elle a perdu le
panneau qui expliquait l'originalité de l'entreprise. Le visiteur n'a plus de
commentaires à sa disposition, il ne voit plus que des plaques avec le nom des
anciens habitants, leur profession et la date de leur "départ",
presque toujours "1942". A elle seule, cette date est parlante. Elle
permet en outre cette confrontation solitaire avec le passé, la méditation, non
pas la communication, mais la transmission, par la mise en visibilité de
l'absence et du manque.
Shimon
Attie, quant à lui a pris l'ancien quartier juif de Berlin,non pas celui des
juifs assimilés, mais celui des juifs qui arrivaient de l'est en particulier de
Galicie, le Scheunenviertel, pour objet. Ce quartier, non loin de l'Alexanderplatz
se trouvait dans la partie est de Berlin. C'est l'absence même qui est au coeur
de ce projet. Le long de ces rues désolées et vidées de leurs habitants, il a
crée une installation originale. Il a d'abord retrouvé des photos anciennes de
ce quartier avec les devantures des boutiques juives et leurs enseignes, des
habitants qui posaient pour ces photos des années 20 et du tout début des
années 30. Il les a transformées en diapositives, et ensuite avec un
appareillage assez complexe, les a projetées la nuit, in situ, sur les
lieux mêmes où elles avaient été prises. Le passant qui se trouve là reçoit un
choc, voyant littéralement des images spectrales sur les murs de la rue. C'est
ainsi qu'on voit sur un mur lépreux d'aujourd'hui, à côté d'une porte-cochère: Hebraische
BUCHHANDLUNG, la même indication en hébreu, et la silhouette d'un homme vu
de dos portant un chapeau comme nombre de juifs en portaient. Ou encore, à
l'intérieur d'un porche: Conditorei. Cafe, avec là-encore, des
silhouettes de juifs pieux, en chapeau. Ces photos sont saisissantes par le
contraste qui s'établit entre l'obscurité des rues et ces zones puissamment
éclairées, puits de lumière venant trouer la nuit de l'oubli.
L'artiste
a commencé ses projections en Septembre 1991 et a continué à les faire durant
un an quand le temps le permettait. L'installation elle-même fut photographiée
avec ses contrastes de lumière, de façon à ce qu'il y ait une trace de
l'installation éphémère par définition. L'artiste a pu enregistrer les
réactions des habitants du voisinage et des passants. Au début, ils étaient
plutôt favorables à son installation, mais peu à peu, il sentit croître
l'hostilité contre lui. Un des hommes, voyant la projection sur son propre
building lui cria qu'il allait appeler la police parce que ses voisins allaient
croire qu'il était juif.... Ces installations ne sont pas bien accueillies,
elles dérangent. Les créateurs de contre-monuments exaspèrent souvent leurs
contemporains qui préfèreraient "oublier". [20]
Daniel
Libeskind, enfin, a beaucoup réfléchi sur ce problème d'une architecture de
l'irreprésentabilité" en particulier à propos du musée juif de Berlin.Il
s'agit en fait d'une extension du Musée historique de Berlin, avec une
extension consacrée à ce que fut la vie juive à Berlin avant l'avènement du
nazisme. La première partie du Musée est installée dans un bâtiment de l'époque
baroque ayant été détruite par les bombardements et reconstruite à l'identique
dans les années 60. Il y avait à côté un terrain vide. C'est là que l'extension
du musée est installée.Pour Libeskind, l'architecture doit être porteuse de
l'idée philosophique sous-jacente et pas seulement un support neutre. Toute sa
construction est fondée sur un vide, une béance, une discontinuité liée à la
béance et à la discontinuité introduites par l'histoire. Il ne fallait donc pas
que cette aile du musée, ou son extension fût un simple supplément. Il fallait
que les deux ensembles jurassent l'un avec l,autre et que le tout rendre visible ce vide, cette discontinuité.
De là. la ligne totalement fragmentée de la construction, tout en obliques, en
fragments, en segments qui ne se relient pas les uns aux autres. Le vide ne
doit pas être rempli ni par des symboles, des emblèmes. des métaphores. Il y
aura bien sûr des sections avec des objets, des restes, des reconstitutions,
mais l'essentiel sera dévolu au vide, à ce qui ne peut être rempli, vide et
silence. Il s'agit de faire apparaître le trauma affligé à la société allemande
dans son ensemble par la perte de sa communauté juive et non de refaire une
nouvelle lecture de ce que fut la société juive allemande d'avant 1933. La
tâche était double: ne pas montrer le
vide comme une espèce de manque anthropologique ou ethnologique, un musée de "la
race éteinte" comme les Allemands avaient tenté de le faire avec les
objets du musée juif de Prague. D'un autre côté, il fallait montrer les liens
entre la judéité allemande, berlinoise et l'histoire allemande: liens et
décrochements, continuité et hiatus. Comment parler des 200 000juifs berlinois
de l'avant-guerre? L'entrée de l'extension se fait par le musée baroque, la
seule entrée. Pourtant les deux musées sont séparés et d'esthétique totalement
différente. Ils se touchent en sous-sol. A partir de l'entrée du musée baroque,
trois chemins conduisent le visiteur vers le nouveau musée. Une voie représente
l'extermination des juifs. Elle représente la fin du Berlin d'autrefois, elle
mène vers le vide. Elle sera couverte de la signature des juifs berlinois
exterminés. Des murs de noms et de signatures. Le second chemin qui traverse le
premier, représente l'exil et l'émigration de milliers de berlinois. Elle
conduit à un jardin, Le jardin E.T.A Hoffmann. Il est composé de 49
colonnes pleine de terre dans lesquelles la végétation croît à l'envers,
la cime vers le sol. Le jardin représente 48, la formation de l'état d'Israël.
La plus longue des routes vers le nouveau musée mène à la structure en tant que
telle, avec des marches indiquant le fil d'une fragile continuité dans
l'histoire de Berlin. On entre ainsi, de façon souterraine dans le nouveau
musée avec le vide et les murs fragmentés dont l'ensemble dessine une étoile de
David brisée. Le vide central est traversé par des ponts, des passerelles, qui
relient les diverses parties du building et les salles d'exposition. Tout est
fait pour souligner le double aspect des éléments de la construction. S'il y a
une exposition des peintures de Max Lieberman, par exemple, il faut nous dit
David Libieskind qu'il y ait aussi les lettres désespérées que la femme du
peintre envoya au chef de la Gestapo pour tenter de le faire sortir
d'Auschwitz. Sans succès. D'autres motifs ont présidé à sa construction: Sens
unique Einbahnstrasse de W. Benjamin, l'opéra inachevé de Schoenberg, Moïse
et Aaron. Comme le dit Daniel Libeskind: " To conclude, the
museum is about more than Berliners and jews, It is about more than things of
the past. These issues are important for all human beings. I am aware that my
view of the building is from the inside of Berlin's jewish history. I have
never stepped out of it. I am a kind of Berliner. Ernst Reuter, in 1945 just
after Berlin was liberated by the Allies. made the famous speech from the
Brandenburg Gate " Look to the world. We are the free Berlin". Years
after Kennedy sais " Ich bin ein Berliner", and signalled that
everyone had become a Berliner somehow.
I have sought to create a different
architecture for a time which would reflect and understanding of history after
world catastrophe. The Holocaust was the premonition and of course Nagasaki and
Hiroshima came soon after. I am also seeking a new understanding of what a
museum is, an altered relationship between program, the function of
architecture, and architectural form. The museum is not only a response to a
particular program with a very specific intent, it is a new emblem of hope. It
underscores the neccesity to create a different--and by different I mean
ethical--architecture for the twenty first century which is based on a
fundamentally transformed political, cultural, and spiritual experience of the
twentieth century" [21]
IV- Construire deux fois les monuments.
Oskar Negt et Alexander Kluge se demandaient au début
des années soixante dix, s'il ne fallait pas bâtir chaque fois deux exemplaires
de chaque monument. Le premier pour
fixer un état historique malgré toutes les erreurs, approximations ou errances
des acquis de l'histoire, le second
destiné à être déformé, transformé et corrigé par la suite, portant en
permanence la trace de l'attitude des nouvelles générations à son égard. Berlin
ressemblerait ainsi au Panthéon romain imaginé par Freud où l'on pourrait voir
à la fois la place et le monument dans sa forme actuelle, mais aussi ce qu'il y
avait avant l'édification du Panthéon et ce qu'il y avait avant la construction
antérieure à celle qui précédait le Panthéon et ainsi de suite.
Un événement comme celui du génocide de près de 6
millions de juifs pendant la dernière guerre mondiale est-il pensable,
mémorable, narrable, peut-il être mis en texte, en film? Est-il simplement
figurable? Peut-il s'inscrire dans le paysage urbain, dans la pierre, le béton?
Peut-il être l'objet d'un rituel, d'un cérémonial collectif, peut-il être lieu
de mémoire, objet de mémoire?
Il
faudrait de long développement pour répondre à chacune de ces questions.
Cinquante quatre ans se sont écoulés depuis ce 8 mai 1945 qui marque la
capitulation sans conditions du régime hitlérien. Depuis cinquante ans, les
régimes de mémoire ont beaucoup évolué, et en ce qui concerne l'édification de
monuments ou de mémoriaux, leur conception s'est infiniment transformée. Il
suffit de comparer le Monument édifié à Varsovie, à l'emplacement de l'ancien
Ghetto par N. Rappoport avec la façade du Musée juif que Libeskind est en train
de terminer à Berlin pour comprendre que nous sommes entrés dans un
"nouvel âge de la mémoire". Il convient de s'attacher ici au destin
singulier du Mémorial dédié aux Juifs victimes de l'holocauste qui doit être
édifié en plein coeur de Berlin et qui n'est toujours pas là. Pour le moment,
il occupe une place vide.
Il s'agit d'un projet vieux de plus de dix ans. Il fut
décidé qu'il y aurait à Berlin, un monument ou mémorial ( Manhmal) dédié
aux juifs d'Europe assassinés et il serait édifié dans l'ancien " Jardin
des ministres" entre la Pariser Platz, la Porte de Brandebourg et la
Leipziger Platz, à l'époque un no man's land en bordure du mur. Un premier
concours d'architecture eut lieu et 528 projets furent soumis. C'est le projet piloté par Léa Rosh, une
animatrice très connue de la télévision, celui de Christine Jacob-Marks qui
sembla l'emporter. Il s'agissait d'une immense plaque de béton de 100mètres sur
100 mètres, sur laquelle seraient gravés le nom des 4,2 millions de victimes juives identifiées par le Yad Vashem à
Jérusalem. Dès que ce projet fut connu, il déchaîna de vives controverses. Dans un article consacré à ce problème B. H.
Levy résume bien l'ensemble des arguments du débat récent: " Reste le
" Mémorial". Il y a,si l'on essaie de résumer, cinq arguments en
circulation contre le principe même de sa construction"1- On ne verra que
lui; il écrasera la ville de tout son poids de culpabilité, de honte. Réponse:
heureuse honte! deuil béni! rien de plus beau qu'un peuple qui, comme le peuple
allemand, décide de regarder ses crimes. 2- On ne le verra pas; on ne voit,
très vite, plus les monuments. Réponse: il faudrait s'entendre; mais,
admettons;les monuments, à la limite, sont autant faits pour être là que pour
être vus; c'est un marquage symbolique; un témoignage; ce sera, osons le
mot--comme une circoncision de la ville. 3-Pourquoi un monument nouveau? N'y
a-t-il pas déjà--c'est l'argument de Schroder--les ruines des camps, celles de
la villa Wannsee, le Musée juif de Berlin? Ne tient pas, là non plus. Car ceci
n'empêche pas cela. Et l'on voit mal en quoi la présence de ces éclats brisés
du Témoignage interdirait de bâtir, dans la ville capitale, un grand monument
national. 4- L'argument d'une partie de l'extrême gauche et, notamment, de
Günter Grass: oui au principe d'un Mahnmal, mais à la condition qu'il commémore
aussi les autres victimes du nazisme: homosexuels, Tsiganes, Slaves, esclaves
divers. Ne s'aventure-t-on pas, en raisonnant ainsi sur le terrain ô combien
périlleux de la concurrence des victimes, et de la négation non seulement de la
Shoah mais aussi de proche en proche des crimes dont elle est l'étalon?
5-L'argument d'Helmut Schnidt enfin, mais repris par beaucoup d'autres: un
monument pareil, c'est un pousse-au-crime; il faudra des dispositifs de
sécurité formidables pour empêcher les gens de venir pisser dessus. Souci, on
en conviendra, bien étrange,dont il est permis de se demander s'il exprime un
risque ou un fantasme...." [22]
Le
Mémorial pourrait-il être ce langage commun qui manque aux Allemands surtout
depuis la réunification? Pourtant, de Henryk Broder à G. Konrad, de R.
Seligmann à G. Mattenklott, de nombreux intellectuels ( juifs et non juifs) se
sont posés le problème des modalités de la mémoire collective et de son
inscription matérielle dans l'espace urbain sous la forme d'un Mémorial
obéissant ou non à une esthétique monumentale.[23]
Le projet fut refusé par Kohl qui tenait cependant à un mémorial. Nouveaux
débats, colloques d'historiens, de spécialistes de monuments, nouveaux concours
d'architecture.
Parmi
les projets qui n'ont pas été retenus, je voudrais en évoquer deux. Horst Hoheisel est un artiste allemand qui a
proposé une "solution" originale et provocante pour la question ( non
encore tranchée en septembre 1998) pour le Mémorial de l'Holocauste de Berlin.
Devant la porte de Brandebourg, il y aurait à même le sol, devant les deux
pavillons qui encadrent la porte et devant chacun des six piliers, les noms
suivants: Auschwitz, Treblinka, Maïdanek, Stutthof, Sobibor, Kuhlmof, Belcek.
Voisineraient ainsi le monument qui incarne " la grandeur de
l'Allemagne" et l'horreur du siècle dont le IIIe Reich s'est rendu
responsable. Puis, dans un deuxième temps, on ferait sauter l'ensemble à la
dynamite. Les ruines de la Porte de Brandebourg entrelacées avec les noms des
camps de la mort, seraient le Memorial de l'Holocauste. On laisserait ces
ruines à la méditation des passants et habitants de Berlin.
On
comprend aisément que le projet de Hoheisel n'ait pas été retenu. Il consistait
non pas à représenter l'infugurable ou à inscrire le vide, mais à refaire de la
ruine avec le monument de la gloire allemande pour refaire trace, pour que le
pays des bourreaux ait le spectacle visible de ce qui n'a pas laissé de traces.
Un
autre projet, non retenu pour le Mémorial, mérite qu'on le mentionne. Il s'agit
du Bus-Stop de Renata Stih et Frieder Schnock. Ils prévoyaient de faire partir
régulièrement de la porte de Brandebourg des bus menant aux musées et aux
mémoriaux de l'époque nazie ainsi qu'aux anciens camps de concentration et
d'extermination en Allemagne orientale et en Europe de l'Est. Constructions
éphémères, paradoxales, mobiles, elles tentent de faire travailler la mémoire,
non de l'exposer de façon figée. On trouve à Berlin, du reste, nombre de petits
mémoriaux qui rappellent l'extermination des Juifs: panneau à la Wittenberg Platz en face du KAWEDE avec le nom des
principaux camps d'extermination, Spiegelwand de Steglitz avec le nom des
déportés du quartier, ou, plus original encore, les panneaux que Remata Stih et
Frieder Schnock ont placés en haut des lampadaires de la Bayerische Platz. Ils
rappellent les lois raciales et leur application aux Juifs du quartier, comme
par exemple celui qui rappelle (règlement de 1939) que les Juifs, sur la
Bayerische Platz, ne peuvent s'asseoir que sur les bancs jaunes, que les
enfants juifs ne peuvent pas jouer avec les enfants aryens, que les Juifs ne
sont pas admis à la chorale du quartier, à la bibliothèque, etc.
Pour le mémorial quatre projets furent finalement
retenus avant le choix définitif.
Ceux
de Jochen Gerz, de Gesine Winmiller, de D. Libeskind, de P. Eisenman, tous
adeptes des contre-monuments ou d'une esthétique déconstructiviste.
Le
projet retenu en 1997 fut celui de Eisenman et Serra. Il s'agissait d'un
ensemble de 2700 stèles et pierres tombales ( à l'origine il y en avait 4000)
d'inégale hauteur. Comme le terrain du site est concave, l'ensemble dessinait
un vaste champ de pierres évoquant l'ancien cimetière juif de Prague.
Le
projet de Gesine Weinmuller est tout
entier fondé sur l'idée que l'horreur de l'Holocauste ne peut pas
s'inscrire dans un Memorial quel qu'il soit. Elle vise un lieu de méditation
permettant à chacun de vivre individuellement son deuil, convoquant des
associations individuelles de la part des promeneurs sans qu'une vision de
l'événement ou de la commémoration ne soit imposé. Elle prévoyait pour ce faire
un plan incliné bordé sur trois côtés par des murs. Durant la descente du
visiteur vers le Mémorial proprement dit, le reste de la ville, ses bruits et
son paysage serait comme mis entre parenthèses. Weinmuller proposait que sur le
mur le plus élevé, celui qui s'enfonçait le plus profondément dans le site, on
puisse lire des inscriptions, non pas des poèmes, mais de courts extraits
d'historiens. 18 murs de grès formeraient le dessin d'une étoile de David, le
tout dans une esthétique de fragmentation et de brisure. Esthétique de la
fragmentation et de la brisure encore, chez Daniel Libeskind, un des maitres de
l'esthétique decontructiviste et post-moderne. Il voulait un espace avec cinq
segments de murs de béton de 21 mètres de hauteur. Ils seraient érigés en
direction de Wannsee, l'endroit où se tint en 1942 la conciliabule qui décida
de l'extermination des juifs d'Europe. Les segments de mur pointeraient
également vers le monument Goethe du Tiergarten afin de lier en un ensemble
indissociable "Civilisation et barbarie" de façon à ce que le
visiteur ne puisse finir par avoir le sentiment que tout cela était bel et bien
du passé. Une illustration si l'on veut de la phrase qu'un personnage de Günter
Grass dans " Toute une histoire" "Tout me dit: fiche le
camp de ce pays dans lequel, à tout jamais, Buchenwald est en face de Weimar,
ce pays qui n'est plus ou ne peut plus être le mien" [24]
Les segments de mur chez Libeskind représentent des couches stratifiées les
unes au-dessus des autres symbolisant les couches complexes de la mémoire et le
danger de l'oubli. Daniel Libeskind comme Gesine Weinmuller partait de ce
paradoxe: on ne peut construire un mémorial qu'en prenant comme point de
départ, l'irreprésentabilité de l'événement.
Le
projet de Jochen Gerz était encore plus original. Il se composait de deux espaces distincts en fonction de la
question suivante: Pourquoi est-ce arrivé? L'oeuvre collective serait d'une
part une réponse écrite par les visiteurs à cette question. Le premier espace
de 15000 mètres carrés serait une place légèrement incurvée. Elle serait dallée
. Il y aurait 39 lampadaires. Tout en haut de ces 39 lampadaires, un panneau
avec une inscription : Pourquoi? écrite dans toutes les langues qui étaient
celles des déportés. Les réponses aux questions de 120 signes à peu près (
deux/trois phrases) seraient inscrites par les visiteurs, grâce à une machine
spéciale. L'ensemble de la dalle ne seraient pas remplies d'inscriptions, avant
longtemps. Le second ensemble se situe à un angle de la place. Il s'agit de
l'Oreille, construction à trois espaces: la Chambre de la mémoire, la chambre
des réponses, la chambre du silence. La première chambre de la mémoire sera
celle devant abriter les quelques 50 000 témoignages recueillis par la
fondation Spielberg. La seconde est la chambre des réponses. C'est là que les
visiteurs pourront consulter des documents, s'entretenir avec des historiens et
discuter les uns avec les autres. La troisième est une endroit circulaire toute
noire sans lumière, ou plus exactement, où l'éclairage, grâce à un "verre
intelligent" se règle par lui-même en fonction de la lunière extérieure.
Plus rien. Ni art représentatif, ni symbolique. Chacun est laissé à lui-même, à
sa méditation, à sa confrontation avec la dimension de l'événement et son
horreur.
Après
le retrait de Serra, la maquette d'ensemble du projet Eisenmann a encore été modifiée. Le projet est
aujourd'hui en attente, perpétuellement différé. Dans l'interview qu'il a donné
au Monde Michael Naumann, le secrétaire d'état allemand de la culture
développe deux arguments contre la construction du mémorial. D'une part,
l'Allemagne ferait exception. Aucun peuple ne se rappelle volontiers le plus
grand crime de sa propre histoire, affirmait-il. [25]
Par ailleurs, il pourrait être dangereux de refermer ce chapitre de l'histoire
allemande avec une grosse pierre
tombale. Les partisans du Monument insistent au contraire sur la nécessité de
ce mémorial en Allemagne. Aleida Assmann affirme que ce monument serait le premier vrai monument national. Il
signalerait que sur le plan du droit, l'Etat allemand assume la responsabilité
des crimes commis sous le nazisme.
Michael Naumann pense que le futur mémorial,
si mémorial il y a, sera l'une des composantes de trois éléments. D'une part,
le musée de la Topographie de la Terreur, qui retrace l'histoire des
acteurs du crime d'état: la Gestapo, La Sûreté du Reich, la SS; ensuite le
musée juif que Daniel Libeskind est en train de terminer à Kreuzberg, puis le
mémorial proprement dit.
Le 21
janvier 1999, le journal Die Zeit faisait état d'un compromis qui
semblait définitif. Eisenman reverrait à nouveau son projet (il ne resterait
plus que 1500 stèles occupant un espace plus restreint), l'ensemble serait
fermé au Nord par cinq constructions dont la " Maison de la mémoire"
chère à Naumann, " un mur de livres" une bibliothèque et un centre de
documentation consacrés à l'Holocauste, et sous le champ de stèle, un hall
d'exposition, semi-souterrain. Est-ce que l'idée de fermer le mémorial alors
qu'il constituait un espace sans saturation explicative ouvert aux méditations
de chacun fait vraiment avancer le problème?
Rien
ne prouve cependant que cette nouvelle proposition se rendra jusqu'au Bundestag
ni qu'une nouvelle polémique ne viendra pas encore une fois remettre à plus
tard la construction du Mémorial, édifice virtuel manifestement destiné à venir
hanter la mémoire allemande.
Nous étions partis de la question: comment
inscrire le manque, l'absence dans le tissu même de la cité, au coeur de la
cité infernale, celle-là même qui fut au centre du dispositif de
l'extermination. Nous avons vu que depuis longtemps, de nombreux artistes
s'essaient à inscrire cette absence de traces, ce blanc de notre histoire. Mais
peut-on sur le plan social se passer de monuments, de mémorial, même dans le
malentendu?. Peut-on se passer de la commémoration même aux prises d'une
histoire réifiée, simplifiée?
Tous
les artistes qui ont soumis un projet pour le fameux mémorial sont conscient de
ce problème, de cette aporie. Il en allait de même des membres du jury parmi
lesquels on note la présence de James Young, le spécialiste des
contre-monuments.
Berlin, ville de fantômes qui rôdent, ville d'ombres
qui ne peuvent tomber dans l'oubli se prête particulièrement à ce genre
d'expériences, mais lui faut-il aussi le fameux mémorial?
Dans un article violemment ironique et
désanchanté, Imre Kertész se demande " A qui appartient Auschwitz"?. ( Die Zeit, 19 novembre
1998). Il parle de la génération des survivants qui
est en train de s'éteindre, de leurs paroles qui ne leur appartiennent plus. Il
part en guerre contre le conformisme, la routinisation d'Auschwitz, le
sentimentalisme, le canon officiel, la vulgate, la marchandisation, le tourisme
culturel qui se sont développés autour de ce nom. Il y a, autour
d'Auschwitz du trop plein et non du
trop peu. Il envisage par anti-phrase le
futur mémorial comme un " Holocaust-Park" où les touristes
japonais se promèneraient, les oreilles et les yeux saturés par les 48239
interviews que Spielberg a recueillies et qui feraient partie de la visite.
Vision d'horreur! Pour Kertész, la génération des témoins disparaît et avec elle
ses propres paroles, la singularité de son expérience.
Cette
génération a été expropriée de sa mémoire. Nous entrons dans un nouveau régime
du mémoriel.
Si
Libeskind construit le musée juif de Berlin en fonction du vide, du blanc, du
silence et de l'absence, en fonction de la césure historique radicale des
années 1939-1945, si Jochen Gerz, Horst Hoheisel, Renata Stih et Frieder
Schnock imaginent des dispositifs intéractifs qui obligent à s'interroger sur
la volatilité de la mémoire collective c'est que tous savent que la seule
représentation possible de la Shoah aujourd'hui consiste à montrer
l'impossibilité même de sa représentation et, par le même geste, à trouver des
dispositifs qui matérialisent cette impossibilité et l'inscrivent dans l'espace
public. C'est une réponse à Walser aimant se réfugier dans sa pure conscience
et son monde intérieur, c'est une réponse à Eberhard Diepgen, le maire
chrétien-démocrate de Berlin qui n'a jamais voulu de Mémorial, mais c'est aussi
une réponse à tous ceux qui trivialisent la Shoah. Faudra-t-il construire deux
mémoriaux? Le premier pour rendre hommage aux victimes, aux disparus, à ceux
que Primo Levi appelait les "vrais témoins", le second pour inscrire
la fugacité de la mémoire et son devenir fragile. En attendant, le Mémorial
n'est toujours pas là. Le parlement allemand ne l'a toujours pas voté. Engagée
avec l'Otan dans la guerre contre la Yougoslavie , L'Allemagne est du haut de
ses bombardiers redevenue tout à fait "normale".
Le
vide, le manque, l'absence, le creux peuvent certes aider notre postmodernité à
laisser ces marques dans l'espace public et dans la pensée d'un siècle
naufragé, mais à condition de ne pas devenir à leur tour, un trope, une figure,
un "must" toujours prompts à être routinisés et instrumentalisés.
Rendre visible l'absence, mais comment? Le mémorial a-t-il pour fonction de
relancer par le vide, le jamais construit, le toujours à construire,
l'impossibilité de figurer l'holocauste? Faudra-t-il que Christo enveloppe une
place vide, un trou? Ou va-t-il nous faire entrer avec les lumières aveuglantes
de la nouvelle Potsdamer Platz dans un nouvel âge de la mémoire, celui où les
témoins auront disparu?
[2] Régine Robin, " la mémoire saturée" in l'Inactuel,
No 1, nouvelle série, automne 1998, pp 33-54.
[3] Régine Robin, " la honte
nationale comme malédiction. Autour de l'affaire Walser/Bubis en
Allemagne". Revue internationale et stratégique, no 33, Printemps
1999, pp 45-69.
[4] Subvention FCAR pour le projet:
Ecritures, représentations artistiques de la mémoire brisée dans l'horizon
contemporain.
[11] E.Conan, et H.Rousso, Un passé qui ne passe pas. Paris,
Gallimard, 1996. Voir également: Henry Rousso, Le syndrome de Vichy.
Paris, le Seuil, 1987 et du même auteur: La hantise du passé.Paris
Textuel, 1998.
[12] Voir son livre, Jan Assmann Das
kulturelle Gedachtnis, Verlag C. H. Beck, 1999, où il développe dans la
première partie sa conception de la mémoire collective, de la mémoire
culturelle.
[13] Entrevue entre Die Zeit, Jan
et Aleida Assmann, *Personne ne vit
dans l'instant+, Die Zeit, no 50, 3
décembre 1998, p. 44.
[14] M. Halbwachs, Les cadres sociaux
de la mémoire, nouvelle édition, PUF 1952 et La mémoire collective.
Paris, Albin Michel, réed 1997.
[15] Entrevue entre Die Zeit, Jan et Aleida Assmann, *Personne ne vit dans l'instant+, Die Zeit, no 50, 3
décembre 1998, p. 44.
[17] Jochen Gerz 'la place du monument
invisible". Interview par Jacqueline Lichenstein et Gérard Wajcman, in Art
Press no 179, avril 1993 p 11.
[18] Gerz, sous les pavés la
mémoire", propos recueilli par Miriam Rosen in Liberation mardi 17
Mars 1992.
[20] En ce qui concerne
le travail de Jochen Gertz, et d'autres créateurs de Contre-monuments, voir les
travaux de James E, Young "Écrire
le monument : site, mémoire, critique", Annales ESC, 1993, no
3, mai‑juin, 729-743.
The Texture of Memory :
Holocaust Memorials and Meaning, Yale University Press,
New Haven, London, 1993.
"The Counter-Monument: Memory against
itself in Germany Today" in Critical Inquiry, 18,1992, pp 267-296.
" Germany's Memorial Question. Counter-Memory
and the end of the Monument" in The South Atlantic Quaterly, 96-4 Fall
1997, pp 853-880.
Voir aussi, Régine Robin, " Traumatisme et transmission" in Ecriture
de soi et trauma, sous la direction de Jean-François Chiantaretto, Paris,
Anthropos, 1998, pp 115-131.
[22] Bernard-Henri Levy, " La
tentation de l'oubli" Le Monde samedi 6 février 1999, p 13. On verra
sur le même sujet, mon article paru également dans le même journal. Régine
Robin, "Figer la mémoire allemande dans le béton?" Le Monde, 12
février 1999 p 27.
[23] On trouvera de nombreux articles sur
le bien fondé ou non de la construction du Mémorial dans Michael S Cullen (sous la direction de ) Das
Holocaust-Mahnmal. Dokumentation einer Debatte.Pendo, Zürich, München,
1999.
[24] Gunter Grass, Ein Weites Feld, cité par Olivier
Mannoni, Gunter Grass, un écrivain à abattre. Paris, Odile Jacob,
1997.
[25] Joscha Fischer, le nouveau ministre
des Affaires étrangères va jusqu'à dire : " Toutes les démocraties ont une
base, un socle fondateur, un "Boden". La France, c'est 1789. Les
Etats-Unis, la Déclaration d'indépendance. L'Espagne, la guerre d'Espagne. Eh
bien l'Allemagne, c'est Auschwitz. Ce ne peut être qu'Auschwitz. C'est le
souvenir d'Auschwitz, le " plus jamais ça" d'Auschwitz, qui est le
seul fondement possible à mes yeux de la nouvelle République de berlin" in
Bernard-Henri Levy, article cité p 13.