Marc Angenot, Les Grands récits
militants : religions de l’humanité et sciences de l’histoire, un
ouvrage chez L’Harmattan, collection « Ouverture philosophique » €
18,30 -- Chapitre d’introduction.
Wir wollen hier
auf Erden schön
Das Himmelreich
errichten.
(Heinrich Heine, ADeutschland@, Caput I).
È Aux grands maux,
les grands remèdes
Convenons d=appeler Grands récits, les complexes
idéologiques qui se sont chargés de procurer aux modernes une herméneutique
historique totale, balayant les horizons du passé, du présent et de l=avenir B le programme utopique
qu=ils comportent y formant la pars construens d=une édification cognitive qui part d=une critique radicale de la société. Autour de ces
doctrines se sont organisées, depuis l=aube du XIXème siècle jusqu=à notre après-guerre, des croyances militantes
investies dans une solution globale aux malheurs du temps, dans un remède
ultime déduit du diagnostic des tares sociales et de leurs causes, croyances
cherchant à dissiper le scandale inhérent au monde tel qu=il va. À l=époque des prophètes
romantiques, la foi en la possession d=une solution définitive
et à portée de main s=est énoncée avec une candeur
impavide:
B Qu=est-ce que le
système de Fourier? B C=est l=exposé
mathé-matique des moyens qu=il faut employer
pour éteindre partout les misères humaines et assurer à chacun des membres de
la grande famille des garanties de bien-être, de tranquillité, de bonheur.[1]
Ces formations idéologiques B ces idéologies par excellence B ont mis en récits et arguments tous les espoirs d=émancipation, de justice et de bonheur pour lesquels
les modernes se sont dits prêts à mourir.
Elles se sont appuyées sur un axiome sans lequel aucune espérance
terrestre ne semblait possible: que l=histoire est à la
fois intelligible et maî-trisable, que la volonté éclairée et solidaire des
hommes peut l=orienter et conduire l=humanité
dans la voie du *progrès+.
Dans les deux
siècles modernes, de minces sectes aussi bien que d=immenses
partis ont identifié leur volonté et espérance col-lectives à la capacité qu=ils se donnaient de comprendre la con-joncture,
de déchiffrer le cours des choses B *l=improbable, c=est-à-dire ce qui est+
(Yves Bonnefoy), improbable que les Grands récits ont régulièrement mué en
preuves surérogatoires de leur vérité.
Au cours de ces deux siècles B de la chute de la
Bastille à celle du Mur de Berlin, 1789-1989, pourrait-on stipuler si on
cherchait un effet de dates B on peut voir se former, s=étendre
et perdurer des communautés de *croyants+ en des doctrines d=espérance
séculière, diversement établies en contre-sociétés militantes sinon
marginalisées en grou-puscules repliés sur la certitude de posséder seuls la
vérité des choses. Ces communautés ont cherché à réenchanter un monde
opaque et intolérable en communiant dans une réponse aux ultimes questions: *D=où venons-nous? qui
sommes-nous? où allons-nous?+ Elles ont procuré à leurs adeptes une justification
(au sens des théologiens comme au sens sociologique de Luc Boltanski et Patrick
Thévenot) et des raisons de vivre. Elles leur ont servi à conjurer la
déréliction, l=à vau-l=eau de toute vie en
investissant de sens le présent B inscrit entre un
passé expliqué, même dans ses irréparables horreurs, et un avenir-panacée,
assuré et immuable B et en conférant un mandat
à ses adhérents. Les Grands récits furent ces dispositifs narratifs et
argumentatifs totaux conçus pour intégrer les petits récits à
taille humaine et enserrer le vécu contradictoire et fugace entre une
explication du mal passé et une certitude pour l=avenir.
Ces formations
discursives que je nomme Grands récits présentent une spécificité cognitive.
Ils s=inscrivent dans un canevas argumentatif et narratif
récurrent et déploient un mode propre de déchiffrement de ce qui va se
désigner vers 1830 comme *le social+, partant d=un scandale
fondateur face au mal social.
La pensée militante
montre le cours des choses scandaleux pour la *conscience+, elle décrit la société présente comme un *enfer+ (ceci,
littéralement chez les penseurs romantiques de l=expiation
comme P.-J. Ballanche ou dans le *socialisme
rationnel+ de Colins), et dénonce la société telle qu=elle perdure comme ce qui ne peut plus durer.
Je caractérise les
Grands récits comme discours militants en ce sens précis qu=ils ne s=indignent du
scandale du monde que pour montrer comment, collectivement, il est possible d=opérer une trans-formation à vue: *Ayons toujours sous les yeux le spectacle de tant d=infortunes que nous pouvons instantanément guérir,
écrit un phalanstérien, et sortons de cette civilisation immonde où des êtres
faits à notre image expient le crime de notre indifférence.+[2] Ces militantismes qui vont du diagnostic et
de l=étiologie du mal social à un remède global, à
un programme de changement radical, reposent sur une manière propre de mettre
la société en discours dont il convient de dégager la logique. L=idée qu=il y a une démarche
cognitive propre (et certains paralogismes propres) aux grandes espérances
militantes modernes remonte à Vilfredo Pareto qui a développé le premier des
analyses perspicaces sur ce point dans ses Systèmes socialistes. Cette gnoséologie
n=est pas vraiment l=objet
de cette étude, mais elle va y toucher constamment. Avant d=aborder cet objet,
j=esquisserai dans les pages qui suivent des hypothèses
générales et j=y reviendrai dans les conclusions.
È Délivrez-nous du mal:
une gnoséologie de la totalité
Il s=agit,
somme toute, en abordant la topique du mal social et de ses grands remèdes, de
son mode propre de conjecturer sur la vie sociale, d=analyser
et de convaincre, de poser la question fondamentale de la culture politique des
XIXème et XXème siècles: comment la promesse Aeschatologique@
d=un Monde nouveau et le déchiffrement d=un mandat reçu de l=histoire
ont paru à tant d=esprits modernes la
précondition pour agir dans le monde empirique B
et pour simplement parvenir à le regarder en face.
De Saint-Simon,
Fourier, Cabet, Leroux et autres faiseurs de *systèmes+ romantiques (ils furent nombreux et les Azaïs, les
Colins, les Wronski sont bien oubliés) au *socialisme
scientifique+ et à son frère ennemi, l=anarchisme,
sans négliger les nombreux autres *Bismes+ qui se sont formulés, dans la cacophonie de théories
et de programmes concurrents et divergents, comme diagnostics globaux et
remèdes ultimes B féminisme, pacifisme,
esperantisme[3],
néo-malthusianisme, anticléricalisme ... B,
le long XIXème siècle (1800-1914) a été le laboratoire d=une invention idéologique foisonnante, invention qui
demeure cependant contenue dans un cadre de pensée spécifique et dans un
canevas narratif indéfiniment réutilisé.
Pour les idéologues
des grandes espérances sociales en un siècle hegelien (lors même qu=ils ignoraient le premier mot de Hegel), le vrai est
le tout et seul le tout est réel.[4] Pour
éviter d=aboutir au scandale redoublé d=une
réforme prônée dont les effets indirects seraient mauvais ou demeureraient
simplement imprévisibles, les grands systèmes, dès qu=ils
apparaissent, mais plus Anaïvement@ à leurs débuts qu=ils
ne le laisseront paraître plus tard, se contraignirent à donner aux questions
qui agitent le monde une réponse de omni re scibili. Qu=on songe à ces titres impavides d=Hyacinthe Azaïs, philosophe oublié du temps de la
Restauration, dont le but déclaré (but partagé par nombre de ses contemporains)
fut de mettre en *un système où tout se
tient étroitement, les aspects les plus divers de l=universalité
des choses+[5] : Explication
universelle (Paris: l=auteur, 1828; 2
vol.), Question philosophique de première importance: Quelle est, dans l=univers, la destinée du genre humain? (Paris: Fain &
Thunot, 1842) etc.[6] Ce que j=ai
pu appeler la naïveté des penseurs romantiques tient à leur aplomb de
régler en quelques pages et tout d=un tenant les
problèmes des origines humaines, du cours des choses et des fins dernières, la *raison+, héritée des
Lumières, étant cette faculté qu=ils invoquent pour
se permettre le court-circuit de rapides *solutions+ à de vastes problèmes:
Tâchons
donc de découvrir, écrit allègrement Azaïs, quelle peut être l=œuvre de l=humanité sur la terre et comment, en s=acquittant de sa tâche spéciale, elle aide à l=accomplissement des fonctions du globe...[7]
Tous les militantismes ont
cherché le bonheur dans une idéologie qui éclairerait la totalité des
intérêts humains, mais au *Temps des prophètes+[8], entre 1800 et
1848, certains esprits de bonne volonté se sont convaincu sans peine qu=un seul *homme de génie+ venait d=offrir à l=ingrate humanité un savoir moderne, démontrable et
définitif qui dégageait l=essence de l=homme, expliquait le présent et montrait la direction
fatale de l=avenir. Colins, écrira avec enthousiasme un de
ses disciples, *ne fut pas seulement un
sociologue, un économiste de génie, il se mêla aussi, pour le malheur de sa
popularité auprès de certains socialistes, de cette science fondamentale, la
plus essentielle de toutes, l=anthropologie.+[9]
Les prophètes
sociaux qui vont susciter autour d=eux des communautés
militantes construiront très diversement dans le cours du siècle, sous la
pression de changements subreptices dans le régime discursif du pensable (et du
scriptible), et de ce qui va en être peu à peu écarté comme inconnaissable, un
discours holomorphe et moniste, un discours qui se donne mandat de
parler de tout ce qui intéresse les humains dans une même (apparence de)
cohérence déduite d=un seul principe. Dans la
génération des Fourier, Saint-Simon, Leroux et Colins, ce discours holomorphe
conjoint une métaphysique et une cosmogonie à la critique de la société, il
disserte des crimes du commerce et de l=agriculture
morcelée sur la même page où il conjecture sur la pluralité des mondes et la
migration des âmes B ou sur l=éternité par les astres comme fera l=Enfermé, Auguste Blanqui, ou sur la vie éternelle
passée-future comme le *pape+ saint-simonien Prosper Enfantin.[10]
Les obsolescences
dans le régime du dicible (la lente et pénible prise de conscience,
entrevue par Kant, de l=étendue de l=inconnaissable) qui font que les rêveries cosmiques
des *vieilles barbes+
de 1848 paraîtront extraordinairement dépassées trente ans plus tard aux yeux
des militants socialistes *scientifiques+, libres penseurs et *matérialistes+, tiennent au mouvement global de l=hégémonie discursive. Les grandes idéologies qui ne
maîtrisaient pas cette évolution, s=y sont adaptées en
retapant leurs espérances et en remettant au goût du jour leurs phraséologies,
en refoulant certains enthousiasmes, sans céder sur l=essentiel
B c=est à dire sur la
gnoséo-logie. Lors même que le socialisme déclarera être devenu *scienti-fique+, il continuera à
parcourir les trois horizons d=une histoire
englobant passé, présent et avenir B et expliquant le
passé et le présent par l=avenir. Le
socialisme, définit le sociologue belge Hector Denis en 1884, est *une critique de l=état
social actuel et un essai de philosophie de l=histoire
dans lequel cet état social est un moment de l=évolution
de l=humanité+[11].
L=un des moins spéculatifs et abstraits pourtant des
réformateurs de la décennie de 1840, François Vidal, s=exclame:
moi aussi, j=apporte au monde un *système+. Et
justifiant sa démarche, il nous permet de comprendre quelle nécessité logique
(trop logique) invitait le penseur, dans son état de culture, à systématiser
(à éliminer lacunes, doutes et antinomies) pour être sûr d=expliquer congrûment le social et persuader de ses
solutions. *Un système, écrit-il, c=est
la solution intégrale de tous les problèmes partiels dont une science se
compose; c=est le lien qui les comprend et les enchaîne d=une manière indissoluble et harmonique; c=est la clef, c=est
le mot de la grande énigme. Sans un système, rien ne s=explique;
à l=aide d=un système complet,
tout peut être expliqué sans contradiction, toute question peut être résolue.+[12]
S=il y a eu un bonheur propre aux adhésions militantes,
une forme de bonheur durable qui va des fouriéristes aux communistes, il a tenu
à ce sentiment enthousiasmant, à cette confiance absolue, impavide, d=avoir trouvé réponse à tout. Que ce soit dans
le Diamat, dans le matérialisme dialectique des staliniens, ou dans la
théorie sociétaire, la phraséologie change, une attitude mentale demeure. Je
cite encore un fouriériste enthousiaste:
L=École sociétaire n=est pas seulement en possession d=une doctrine sociologique. Elle possède encore
une doctrine psychologique et une doctrine métaphysique, non moins certaines,
non moins capitales...[13]
Plus tard dans le siècle
passé, ce ne seront pas seulement les théosophes et autres occultistes qui maintiendront
l=ambition de pos-séder un discours total. Si
seul le tout est réel, seul un discours total B
stade suprême de l=idéologie B peut être approprié et véridique. Cette nostalgie se
décèle encore dans les propos d=esprits plus *modernes+ à notre sens. Il
me semble lire encore cette appétition pour la synthèse d=un *discours des
discours+ où tout convergerait dans la cohérence, dans cette
proposition de Barbusse dans son Zola (1929): *Le
vrai savant, le littérateur clairvoyant et le vrai socialiste ne sont séparés
que par la loi de division du travail+[14]. Ce qui vers 1930
s=exprime comme la nostalgie d=une
totalité demeurée seulement virtuelle, se posait sereinement, deux tiers de
siècle plus tôt, chez Auguste Comte, comme l=acquis
positif du progrès: *La religion positive [que
Comte vieillisant livrait au monde] embrasse à la fois, écrivait-il, nos trois grandes
constructions continues, la poésie, la philosophie et la politique.+[15] Il n=y a guère de doute B
disons-le en passant B qu=il y a un
rapport entre l=ambition totalisatrice des grandes synthèses militantes et le totalitarisme
des applications pratiques auxquelles elles ont abouti.
È Le paradigme des Trois
âges
Les systèmes totaux ont formé de Grands récits,
des narrations de l=histoire des hommes des origines
à l=accomplissement des temps, des historiosophies (le mot n=est pas
très élégant, mais il connote le caractère systémique et conjectural de ces
machineries). Ils ont enserré l=obscurité du présent (*De quel
nom te nommer, heure obscure où nous sommes?+
versifie Victor Hugo) entre une explication globale du passé et une prédiction
démontrée pour l=avenir. Vision générative, maïeutique de l=histoire:
le présent, *engendré du passé, est gros de l=avenir+,
énonçait Leibniz. L=histoire qui ne pouvait plus être
pour un moderne post-religieux, comme elle l=avait
été pour Bossuet, un drame dont la Providence réglait les péripéties, devait
cependant se déployer comme une intrigue comportant sinon un Narrateur
transcendantal, du moins un sens immanent, une orientation intelligible et un
dénouement, de sorte que puissent rhétoriquement, argumentativement, s=y
inscrire la pars destruens d=une critique radicale de
l=iniquité passée et pré-sente, et la pars construens d=une
démonstration de la chute inévitable de l=ancien monde et de l=apparition
d=un monde délivré du mal.
Le paralogisme latent était que,
dans ce cadre narratif et spéculatif, le *remède+ allait
être déduit du constat de l=abus. *Destruam et ædificabo+: c=est l=épigraphe
des livres de Proudhon, mais cette règle vaut pour toute la modernité
militante. *Tout progrès commence par une abolition, toute réforme s=appuie
sur la dénonciation d=un abus+[16].
C=est pourquoi
les systèmes que je vais considérer en bloc, tant ce qu=on a pu
désigner comme l=*immatérialisme
historique+ des vieux rationalistes logocrates, disciples d=Hippolyte
de Colins de Ham,[17] que
le matérialisme historique des plus modernes marxistes, travaillent dans
le cadre d=un paradigme historique par stades, paradigme ternaire, avec un
stade ultime à venir ou en train d=émerger.
Ce paradigme qui est au cœur de
ce que Karl Popper définit comme l=historicisme sans le dégager
cependant expressément, est l=avatar moderne du
millénarisme de Joachim de Flore. Il y aura trois Règnes, dissertait l=abbé
calabrais du XIIème siècle et toute sa postérité d=antinomianistes
et de libertins spirituels: celui du Père, le règne de la Colère, celui du
Fils, le règne du Rachat, lequel s=achève, et celui de l=Esprit
dont on relève déjà les intersignes, l=Esprit qui va régner
avant que les Temps ne soient accomplis[18]. Ante gratiam, lex
mosaica. Sub gratia, lex evangelica. Sub ampliori gratia, tempus sub
spirituali intellectu. Dans le présent qui est un interrègne, des
tribulations, des guerres entre les forces de l=Esprit,
soutenues par les Homines intelligentiae (par l=intelligentsia?),
et celles de l=Antéchrist précèdent le Troisième Règne et, paradoxalement, en promettent l=avènement
prochain. (D=où la perspicacité littéraire d=un
J.-K. Huysmans qui, dans Là-bas [1890], fait divaguer Durtal, des
Hermies et Carhaix sur l=avènement prochain du
Paraclet tandis qu=au bas de la Tour de
Saint-Sulpice, la foule parisienne de ce soir de janvier 1889, ayant élu son
moderne sauveur pré-fasciste, gueule *Vive Boulanger!+)
Mort en 1202 en odeur de
sainteté, l=abbé de Flore sera condamné posthumément (1259) par l=Église,
affolée par les mouve-ments millénaristes qui se réclamaient de lui B
mouvements qui interprétaient le Troisième Règne comme jouissance terrestre
promise aux misérables et non, au contraire du Calabrais qui était orthodoxe,
comme bonheur contemplatif, et qui dénonçaient Rome, la Grande Prostituée.
La *Science
nouvelle+ du XIIème siècle allait se transmuer une première fois au début
du siècle rationaliste dans la Scienza nuova de Vico, avec ses trois
Époques de l=histoire: des dieux, des héros et des hommes.[19]
Les Grands récits de la modernité
forment de fait une narration avec un héros transcendant, l=humanité
en marche, exorcisant la déréliction du présent confus et incertain. *Je
crois que ce qui est contient le
résumé de ce qui fut, dont il est le tombeau, et le germe de ce qui
sera dont il est le berceau, et que l=union progressive de ce
résumé et de ce germe, c=est à dire de notre vie
passée et de notre vie future, constitue la vie présente, nommée plus
précisément la vie. (...) Chacune
des vies qui ont précédé nos vies actuelles, chaque génération de nos ancêtres,
vit au milieu de nous, en nous. Si cela n=était pas, nous n=aurions
aucun souvenir du passé. (...) N=entrevoyez vous pas combien
il faut aimer alors, comprendre et pratiquer la vie future dans la vie
présente?+[20] Ceci, c=est,
sous la plume du saint-simonien Prosper Enfantin, la version que j=ai
appelée naïve, c=est à dire native, du Grand Récit, B historiciste et
métempsychique à la fois. Elle forme un instrument heuristique avec le recul
du temps qui suggère d=apprécier les avatars *matérialistes+ de
cette narration comme de rationalisations ultérieures.
Auguste Comte (avec son
épistémologie des trois Âges, théologique, métaphysique, positiviste) fait le
passage avec une formation de compromis pour qui cette *métaphysique+ est
devenue obsolète, mais pour qui cependant le positivisme va demeurer la
doctrine qui incorpore tout le passé dans le présent pour préparer dignement l=avenir.
Chez Comte comme chez tous autres, les trois stades forment les trois
chapitres, qualitativement différenciés, d=une
évolution asymptotique vers le mieux:
L=évolution humaine est surtout caractérisée par sa
tendance constatée à faire de plus en plus prévaloir les divers attributs
essentiels qui distinguent l=humanité
proprement dite de la simple animalité.[21]
Le récit de l=humanité
en marche est le récit d=une destinée qui s=accomplit
nécessairement, celui d=une marche fatale. Les
étapes antérieurement franchies induisent la preuve-promesse de l=étape
finale prochaine. L=historicisme se ramène à la certitude
d=être entraîné par une force transcendante vers un But ultime qui sera pour
l=homme la conquête de son essence B et non, comme pour le
petit homme concret, la mort et la décomposition. L=histoire des hommes est alors l=histoire de l=Homme
en marche et leur liberté s=abolit dans la soumission
au sens de cette histoire et dans la volonté d=en
favoriser le bon dé-roulement. Pas besoin de lire ceci dans de tardives
brochures stali-niennes, il suffit d=ouvrir, un siècle
auparavant, des journaux fouriéristes. *Si l=homme,
écrit Victor Considerant, n=est pas plus maître d=arrêter
le développement de la vie universelle et la marche de l=histoire
que le cours des grands fleuves, ces forces naturelles et sociales qu=il ne
peut comprimer, il peut les régler+[22]. Coupons court: le discours de la nécessité
historique comme *morale+ immanente au monde s=exprime, d=emblée,
en des termes d=autant plus rationnels qu=ils sont inquiétants:
Du moment qu=il est prouvé: que l=ordre moral [historique] existe; tout ce qui arrive est
juste et n=a plus rien de terrible.
Il est certain alors que le sang humain, socialement versé, ne peut l=être que comme expiation; et, tant qu=il coule, c=est une preuve
que l=expiation n=est pas
complète.[23]
Tous les Grands récits modernes ont donc recours
au paradigme ternaire. La doctrine de la science et de son évolution chez
les colinsiens s=organise selon *les trois grandes phases de l=intelligence
qui sont: celle de la foi, celle du doute [l=interrègne
présent] et celle de certitude [l=avenir imminent]+.[24]
L=histoire des formes de sociétés est formée sur le même patron triadique: théocratie,
démocratie, [future] logocratie.[25] Le récit de l=évolution
religieuse de l=humanité selon Saint-Simon est moulé sur ce même schéma progressiste: *il y a
eu, dans la science religieuse, trois degrés qui ont marqué le progrès: l=idolâtrie,
le polythéisme, le théisme+.[26] À l=intérieur même du grand
paradigme ternaire de Comte, âges théologique/métaphysique/positif, on trouve
des sous-évolutions ternaires marquant des *progrès+
partiels; ainsi, dans l=évolution des religions: *fétichisme,
polythéisme, monothéisme+, B modèle
commode que Comte légue à l=histoire mo-derne des
religions. Ou prenez les histoires de la famille que rédigent à la fin du
siècle des socialistes libres penseurs: on y trouve trois stades encore, le
dernier, émergent, étant un dépassement bienheureux des deux premiers: horde
primitive, mariage bourgeois, enfin union libre, *forme
supérieure+ de l=avenir.[27] L=histoire de l=exploitation
selon le marxisme orthodoxe forme trois étapes: esclavage, servage, salariat, B avec
il est vrai, une quatrième étape prochaine qui est l=abolition du salariat même dans une société sans classe.[28]
Remarque. On pourrait discuter plus
avant de ce point: ce qui précède n=est qu=une esquisse.
Ainsi, seul élément de com-plexification que je donnerai en passant, le
paradigme ternaire est presque toujours quinaire quand on y regarde de
près. Les Trois Âges de Joachim étaient encadrés d=un état
primitif, adamique, avant la chute, et d=une fin des temps avec le
retour du Christ en gloire B ce qui fait cinq. Ici
aussi, les grandes idéologies modernes se calquent sur le vieux modèle
eschatologique. Il y a toujours un stade antérieur au Premier. Chez Fourier, *la
société primitive ou Eden (...) était le régime des séries passionnelles qui
fut praticable par circonstance et découvert par instinct aux premiers âges du
monde.+[29] Cet état alpha
précède, dans la doctrine sociétaire, le Premier stade proprement dit, ou *Sauvagerie+. Chez
les marxistes, le *communisme primitif+ est
antérieur aux modes de production successifs et il se trouvera recomposé et
dialectiquement dépassé par le stade ultime de l=Histoire,
le *stade communiste+ correspondant à la fin des temps
historiques, au delà du futur régime collectiviste.
Le règne promis et prochain de l=Esprit,
la *certitude pour l=avenir+ comme
s=exprimait le vieux Lukàcs dissertant sur Soljenitsyne dans les ruines de
son socialisme réel, démontraient que la société actuelle était d=autant
plus mauvaise que le mal omniprésent ne tenait qu=à une *mauvaise
organisation+ des choses. Toute historiosophie forme cette pétition de principe inscrite
dans la durée historique. C=est cette pétition de
principe qui permet de croire connaître et de se donner les moyens d=agir
dans le siècle. Lisez ce propos du vieil anarchiste Pierre Kropotkine, il
exprime en termes condensés ce que d=autres énonceront avec
plus de précautions: *Sous le nom d=anarchie
surgit une interprétation nouvelle de la vie passée et présente des sociétés en
même temps qu=une prévision concernant leur avenir+[30].
È Fondations
Les grandes espérances historiques se
caractérisent encore comme des fondationnalismes. Partant d=un doute
radical sur le monde empirique et sur sa légitimité, passant au soupçon qu=il y a
un principe vicieux sous-jacent au mal omniprésent, ils partent à la recherche
d=une vérité des choses qui transcendât ce monde mauvais et aboutissent
à d=éclatantes
certitudes sur la nature de l=homme et sur sa destinée,
desquelles ils vont déduire de proche en proche le souverain bien social et
prophétiser l=imminence d=un changement ultime qui sera un retour à la nature des choses.
Une fondation anthropologique,
des prémisses indéniables sur la nature de l=homme,
et, au sens large, sur la bonté de
l=homme et sa vocation naturelle à vivre dans une harmonie égalitaire, sont
censées former la base de la critique sociale et de l=argumentation
par l=histoire. Tous les grands militantismes se sont heurtés avec in-dignation
aux réfutations d=une *science officielle+ qu=ils
voyaient au service de l=ordre social mauvais. Les
socialistes de la fin du siècle dénoncent ces savants positifs comme Ernst
Haeckel qui prétendent constater *que l=égalité
des individus est une impossibilité, qu=elle est, cette égalité
chimérique, en contradiction absolue avec l=inégalité
nécessaire et existant partout en fait, des individus+[31]. Le socialiste qui
dénonce ce *darwinisme social+ ne songe même pas à réfuter ces
propositions scandaleuses (et intéressées). Il est vrai en effet que les
esprits chagrins, hostiles aux grandes espérances, ont eux aussi invoqué une
vision, pessimiste elle, de la *nature humaine+ contre
la thèse rousseauïste de la bonté et la thèse rationaliste de la perfectibilité
indéfinie de l=homme: *tous
vos cris ne changeront pas la nature humaine: il faut l=accepter
telle qu=elle est+, cupide et égoïste, crient à qui mieux mieux les réactionnaires et les
sceptiques repus aux révolutionnaires de 1848.[32]
Quant aux objecteurs catholiques, ils savaient eux, bien loin certes de
Rousseau comme de Darwin, que les sept péchés capitaux donnent la mesure de la
nature humaine peccamineuse B et comment comptait-on
instaurer un paradis sur terre avec des cupides, des paresseux, des luxurieux,
des envieux, des colériques et des ambitieux?
Sans doute doit-on ajouter que,
des systèmes sociaux romantiques au marxisme, la nature de ce qui venait fonder
la critique et garantir le programme d=avenir, de ce qui était
mis hors de tout doute, a subi des avatars décisifs. Jamais dans
les temps modernes, une fondation philosophique n=a
durablement résisté à la critique B mais les pensées fondationnalistes
ont trouvé des ruses adaptatives, s=efforçant inlassablement
de recommencer en élaborant un dispositif plus résistant face aux délétères
scepticismes du libre examen. C=est au delà de ces
avatars, que la persistance du recours à une fondation anthropologique
et transhistorique dégage un canevas propre, qui résiste aux mutations
épistémiques et mentalitaires en s=y adaptant vaille que
vaille.
Les Grands récits partent du mal
social omniprésent, ils dévoilent son principe vicieux, montrent la discordance
avec la *nature+ de l=homme de laquelle ils extrapolent son destin manifeste et, prenant le
contrepied du mal empirique, ils formulent un contre-programme, qui doit être
(en toute logique) absolument bon, inaccessible aux perversions et dégradations,
et donc indépassable. Un discours totalement justifié exige de s=appuyer
sur des prémisses inébranlables, et un discours qui trouve sa source dans un scandale
doit détourner l=attention de ce point de départ en feignant de s=être
appuyé sur des évidences premières sur l=homme et la vie en
société.
Pour analyser ces pensées
éminemment modernes que sont les Grands récits, les historiens des
idées, dès le siècle passé et plus encore dans le nôtre, ont resorti de très
vieux mots: prophéties, millénarisme, pensée chiliastique, eschatologie,
apocalypse B et bien sûr, religions (politiques), religiosité. Devait-on parler
des Grands récits militants comme d=eschatologies modernes? C=était
cela et ce n=était plus cela. Dans les théories des coupures épistémologiques, il manque
une théorie des avatars (au sens précis de ce mot), des métamorphoses
cognitives, où tout demeure pareil en son essence tout en étant rendu
méconnaissable. De Gustave Le Bon à Erich Vœgelin, à Jules Monnerot et à Régis
Debray, de bons esprits et de moins bons ont théorisé ce qu=ils ont
désigné comme des *religions politiques+, ils
ont étudié des *croyances+ politiques, analysé des *cultes+
séculiers, taxant ainsi les adhérents des Grands militantismes d=imposture
ou de mensonge à soi-même car ceux-ci avaient réclamé pour leur doctrine et
leur programme, dès le milieu du siècle passé, un statut contraire, devenu vers
cette époque antagoniste de la religion, celui de science, de *science
de l=histoire+ et de *science sociale+.
On ne saurait oublier cependant
que les premiers systèmes romantiques de réforme sociale se sont présentés au
public comme des religions nouvelles, des *religions
de l=avenir+. Tel est l=objet de cette étude: les légitimations successives des Grands récits
autour des formules de *religion de l=humanité+ ou *de l=avenir+, et de
*science de l=histoire+.
È
[1] St. Aucaigne, Espérance et bonheur,
Cluny, Lyon: Union phalanstér., 1841, 75. Les livres, brochures et périodiques
cités, de la Restauration à la Première Guerre mondiale, font l=objet d=une simple note
bibliographique; mais, trop nombreux et divers, ils ne sont pas repris dans la
bibliographie à la fin de cet ouvrage,
laquelle ne comporte que les principaux ouvrages de référence.
[2] Jean Journet, Documents
apostoliques et prophétiques, Paris: Moreau, 1846, 20.
[3] Et autres
militantismes développés autour de langues auxiliaires universelles.
[4] C=est ce que pose la préface de la Philosophie de l=esprit.
[5] H. Azaïs, Constitution
de l=univers; ses conséquences philosophiques. Paris: Desessart,
1840, v. H. Azaïs poursuit *car telle est la grandeur du cadre entrevu que toute
chose, toute question physique et morale s=y
trouve d=avance avoir sa place et ses rapports certains avec
tout le reste.+
[6] Ou encore: Constitution de l=univers: ses conséquences philosophiques. Paris: Desessart,
1840; Cours de philosophie générale, ou Explication simple et graduelle de
tous les faits. Paris: Boulland, 1824. On citerait encore le début du Messianisme
d=Hoéné Wronski, qui énonce : *Dans
ce prodrome du messianisme, par lequel commence la publication de cette
doctrine absolue, l=ensemble des destinées de l=espèce humaine se trouve dévoilé.+ Messianisme, ou réforme absolue du savoir humain. Paris: Didot, 1847, vol. I, iii.
[7] A. Tamisier, Coup
d=œil sur la théories des fonctions, Paris: Librairie
sociétaire, 1846, 7. De même, l=Almanach phalanstérien de 1847 recommande au
lecteur *une doctrine qui touche à tout et donne des solutions
sur tout+, p. 59.
[8] L=expression est de Pierre Bénichou: voir son grand
essai Le temps des prophètes, Paris: Gallimard, 1977.
[9] La question
sociale, 4: 1894, 1.
[10] Prosper Enfantin, La vie éternelle
passée, présente, future, Paris : Dentu, 1861.
[11] *Sur la définition du socialisme+, La société nouvelle, 1: 1884, 22.
[12] P. Vidal, De la
répartition des richesses, Paris: Capelle, 1846, 11.
[13] Hippolyte Destrem,
in La Rénovation, 20.11.1890, 277.
[14] Zola, Paris:
Gallimard, 1932, 293.
[15] Aug. Comte, Catéchisme
positiviste, éd. Paris, 1891, 59.
[16] P.-J. Proudhon, Œuvres,
Paris: Rivière, 1923-, II, 178.
[17] L=expression, tout à fait adéquate au colinsisme, est de l=historien du socialisme rationnel, Ivo Rens dans son Introduction
au socialisme rationnel de Colins. Neuchâtel: La Baconnière, 1968. Voir
aussi sur cette école mon livre paru en 1999 aux Presses de l=Université de Montréal, Colins et le socialisme
rationnel.
[18] *Cette théologie de l=histoire
n=est pas seulement trinaire mais trinitaire+, remarque Henri de Lubac, s.j. dans son AJoachim
de Flore@, Exégèse médiévale, 2ème partie. Paris: Aubier, 1961. Vol.
I, 456.
Les trois personnes de la Trinité sont projetées en quelque sorte sur le
cours de l=histoire. Les deux principaux traités de Joachim (1132-1202)
sont la Concordia novi et veteris Testamenti et l=Expositio in Apocalypsim.
[19] C=est Michelet qui traduit et publie Vico dans les
années 1840.
[20] Prosper Enfantin, La
vie éternelle passée, présente, future, Paris: Dentu, 1861, 10.
[21] Cours de philosophie
positive. Paris: Société positiviste, 1892-1894, VI, 519.
[22] Victor Considerant,
Le socialisme devant le vieux monde, ou le vivant devant les morts,
suivi de Victor Meunier, Jésus Christ devant les Conseils de guerre,
Paris: Librairie phalanstérienne, 1848, 2.
[23] Hippolyte Colins
[de Ham], Société nouvelle, sa nécessité. Paris: Didot, 1857, I, 133.
[24] Louis-Joseph de
Potter, Catéchisme rationnel à l'usage de la jeunesse. Bruxelles, s.e.,
1854, 5.
[25] Voir Revue du
socialisme rationnel, sept. 1902, 75-76.
[26] Œuvres, II,
30.
[27] Exemple : Ch. Vérecque, Histoire de la
famille des temps sauvages à nos jours. Paris: Giard & Brière, 1914.
[28] Fatalité en
séquence et preuve par les abolitions successives : *L=esclavage antique a disparu (...). À son tour le
servage a été brisé (...) L=esclavage moderne,
le salariat fera place à l=organisation du
travail en vue du seul bien être de tous.+
P. Constans, Le Combat (Allier), 10.2.1907, 1. On verra sur ce point l=exposé de la pure doctrine Amarxiste@ dans: Jules Guesde, État, politique et morale de
classe. Paris: Giard & Brière, 1901.
[29] Théorie de l=Unité universelle, chap. III, B dépouillée dans les Œuvres complètes de Charles
Fourier. Paris, 1841.
[30] L=Anarchie, sa philosophie, son idéal, Paris:
Stock, 1896, 16.
[31] Émile Gautier, Le
darwinisme social, Paris: Dervaux, 1880, 5.
[32] L. B. Bonjean, Socialisme et sens commun,
Paris: Le Normant, 1849, 19.