À l’occasion du lancement de trois de ses livres, parus
presque simultanément, – Colins et le socialisme rationnel (Presses de l’Université de Montréal),
La critique au service de la Révolution (Louvain: Peeters et Paris:
Vrin) et Les Grands récits militants des XIXème et XXème siècles: Religions
de l’humanité et science de l’histoire (Paris: L’Harmattan), Marc Angenot a
réuni ses amis à la Librairie Olivieri
et il a ouvert une vive discussion sur le travail intellectuel avec le petit
discours qui suit[1]:
“Que faire ?”
Quelles sont les tâches du chercheur dans la
conjoncture actuelle?
Je ne veux pas
profiter du très provisoire piédestal où me place le lancement de trois de mes
livres, fort malencontreusement parus simultanément, pour vous asséner une
doctrine ou une éthique du travail intellectuel, doctrine qui apparaîtrait
fatalement comme un plaidoyer pro domo.
Je voudrais au contraire ouvrir un débat (ou une série de monologues, ce
serait déjà très bien!) où chacun pourra avoir sa vérité à dire sur “Que
faire?” – quelles sont à votre avis les tâches de l’intellectuel dans la
conjoncture présente – ou plus modestement et plus précisément, quelles peuvent
être les tâches du chercheur universitaire qui intervient dans la vie
intellectuelle par des analyses savantes et des synthèses théoriques? Je n’ai donc aucune intention de jouer au
directeur de conscience, mon questionnement relève plutôt d’une curiosité, j’ai
envie de poser et de me poser, puisque l’occasion s’en présente, une question
suffisamment indiscrète et gênante pour n’être guère posée dans un milieu comme
le nôtre où la bénigne indifférence et le désir de “vivre et laisser vivre”
sont la règle.
Les futurs surréalistes de Littérature
avaient mis vers 1920 les pieds dans le plat du milieu littéraire avec une
fameuse enquête “Pourquoi écrivez-vous?” Il y eut quelques réponses réjouissantes
de sottise grandiose et quelques échappatoires habiles ... Quelques années plus
tard, les communistes de Monde corrigeaient la question avec “Pour
qui écrivez-vous?” À part quelques écrivains militants qui savaient qu’ils
écrivaient “pour le prolétariat mondial”, les réponses non plus ne furent pas
limpides et l’enquête s’acheva dans la confusion.
Pourquoi faites-vous de la
recherche, chers amis et collègues, et en vue de quoi? Pourquoi, sinon pour qui, publiez-vous
livres et articles? (Le “pour qui?”
appelant certes des réponses modestes, mais tout à fait intéressantes). –– Et
pourquoi surtout ce genre de recherche que vous pratiquez, pourquoi
approfondir ce secteur, pourquoi le choix de ces objets et de ces thèmes? Il y a bien quelque chose qui nous fait
courir et surtout quelque motif qui nous a fait choisir tel ou tel chemin –
chemins évidemment divergents l’un de l’autre.
Sur ce point, chacun dira, s’il le
veut, un bout de sa vérité. Cette vérité, je le conçois, pourrait être d’un
ordre tout à fait personnel: il n’y a guère de doute qu’il faudrait que chacun
raconte sa jeunesse et sa petite enfance pour expliquer certaines choses. Elle
peut être aussi existentielle: je nous dispense de dire que nous sommes tous en
train de conjurer la mort et l’oubli.
Comme rien n’est plus déplacé en
effet que de demander aux gens, plus encore à des amis, ce qui leur paraît les justifier
– ou même, plus modestement, expliquer ce qu’ils font – je vais
commencer en répondant à ma propre question. Je vais me placer sur un terrain
moins intime et moins ontologique et dire comment je justifie ce que je fais à
mes propres yeux, dans les disciplines auxquelles je touche et dans le
mouvement des idées tel que je le vois. Et je terminerai en soumettant à vos
commentaires trois règles ou trois thèses heuristiques.
J’ai mis
longtemps à comprendre et plus longtemps à accepter que le chercheur,
sous-catégorie de l’intellectuel, est quelqu’un de nécessairement
solitaire, que la solitude du travail intellectuel n’était pas une sorte de
malheur contingent ou la punition de l’individualisme du petit bourgeois, mais
la condition même à assumer pour faire
du travail – et bien plus, un signe que ce travail progresse. Toute recherche
un peu prometteuse ne se pose jamais qu’en s’opposant aux paradigmes répandus
et aux idées qui sont dans l’air du temps, elle ne devient intéressante qu’en
approfondissant avec plus ou moins de vigueur un écart avec les problématiques
disponibles. Toute recherche valide a toujours pour point de départ une
insatisfaction et souvent une exaspération, insatisfaction à l’égard de l’état
des conclusions admises en un secteur, des paradigmes prédominants, même et surtout des pensées qu’on admire, mauvaise humeur contre les
idées chics et les idées reçues. Se
formuler une question, la creuser, c’est
s’isoler et quand on est arrivé à une problématique dont on sent
intimement la pertinence, on se retrouve seul avec ses questionnements et ses
débuts de réponses et on ne doit attendre de ses amis mêmes qu’un mélange de
bienveillance incompréhensive accompagné de contresens, soupçons et
malentendus. Une fois que vous vous dites que c’est comme ça et pas autrement,
il vous reste à vous y faire.
Face à cette situation tant soit peu
solipsistique, l’attente du lecteur bienveillant est peut-être d’ordre en
quelque sorte esthétique: faites en tout cas des choses qui vous passionnent et
nous le sentirons bien! Communiquez-nous votre passion et ça nous intéressera.
Qu’il s’agisse des socialistes romantiques, des critiques littéraires
staliniens, des marxistes orthodoxes et des libertaires de la Belle Époque, des
idéologies nationalistes, de la rhétorique antisémite, du ressentiment, je vous
garantis que ce que je fais me passionne et que je me sens porté à continuer, à
persister et signer par toute la “logique de ma vie”. Tout ce que je souhaite,
c’est de rencontrer ici et là (de façon très phalanstérienne) d’autres
monomanes susceptibles de partager mes passions et avec qui je puisse
m’entendre à demi mot.
Depuis bientôt vingt ans, j’ai
avancé, de mes travaux sur le discours social en 1889 à des recherches sur les
doctrines et propagandes du mouvement socialiste et à des travaux, aujourd’hui,
sur le fait même de la “critique sociale”, sur les maux sociaux et leurs multiples
remèdes dans les deux siècles de la modernité.
J’ai aussi étudié les progrès
des “idéologies du ressentiment” dans la culture politique actuelle, j’ai
analysé le pathos de la fin chez les essayistes contemporains, – fin du
social, fin de l’histoire, fin de la culture etc. J’en ai fait beaucoup, mais j’ai suivi certaines pistes et j’ai
l’impression d’aller quelque part.
La première évidence est que je me
suis éloigné constamment des études littéraires au sens traditionnel –
convaincu qu’il est permis d’entretenir l’amour des lettres en le tenant
distinct de l’intérêt pour les études littéraires, telles surtout qu’elles sont
devenues. Il me semble que ce secteur était prometteur au tournant des années
soixante-dix avec ses grands programmes sémiotiques, herméneutiques et
sociocritiques, mais qu’il s’est épuisé en recyclant in-lassablement des
paradigmes tarabiscotés et des problématiques exsangues. Il me semble vraiment qu’en ce domaine, tout
est dit et l’on vient trop tard. Seule une vigoureuse réévaluation, une
critique sans compromis du maniérisme ambiant, de la pédanterie carriériste et
une recomposition des problématiques d’analyse des textes permettraient
d’abattre les murs du cul-de-sac. L’éternel retour du relativisme post-moderne
(il serait à propos de dire post-rationnel) a transformé les études
littéraires nord-américaines en un salon de Mme de Cambremer – je cite Proust:
«Au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle
mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire une bonne position.»[1] J’ai l’impression d’être parti à temps. Et
j’en suis parti en emportant avec moi toutes sortes de notions, de procédures
et de méthodes qui m’ont été utiles ailleurs, confrontées aux problématiques
des historiens et sociologues.
Ainsi, je me suis intéressé à
théoriser la question du discours social non pas pour l’avoir inventée, mais
tout au contraire parce qu’il me semble que le problème de l’hégémonie dans les
langages sociaux, celui de la coexistence en synchronie de formations
discursives diverses, celui des prédominances et des récurrences
interdiscursives étaient depuis toujours posés sans que personne n’ait testé
cette problématique sur un terrain concret et n’ait suffisamment approfondi ses
enjeux théoriques.
Je suis passé il y a bientôt dix ans
à l’histoire des militantismes modernes, des grandes critiques sociales, des
grands remèdes et des grandes illusions et, avec un manque d’à propos certain,
je l’ai fait au moment où ce terrain se vidait de ses occupants légitimes,
historiens et politologues. Les éditeurs vous le diront: le socialisme, le
mouvement ouvrier, l’étude des grandes idéologies ne sont plus à la mode. Il y
a une lassitude qui, de la vie publique, s’étend aux intérêts de recherche. Or,
moi je trouve que le moment est justement venu, je me suis mis à contretemps à
l’histoire des militantismes et des systèmes politiques avec le sentiment que
les questions que je me posais en abordant ce domaine n’avaient guère été
posées par les historiens, que j’étais par exemple le premier à vouloir
déchiffrer globalement, avec mon genre de méthode, l’immense matériau de
l’imprimé socialiste, doctrines et propagandes, et à essayer d’en interpréter
les arguments et les récits. Je pense que j’ai suivi cette voie par hostilité
aux amnésies historiques actuelles et parce que je ne veux pas “mourir idiot”,
sans avoir cherché des réponses à des questions qui m’ont accompagné depuis ma
jeunesse.
Enfin, me voici avec un nouveau
projet pour les prochaines années, où je cohabiterai avec Régine Robin – un
nouveau projet alors que mon second livre sur Le mal social et ses remèdes
n’est pas encore écrit,[2]
mais soit, allons de l’avant! – qui me ramène à l’analyse des faits
contemporains et se rattache à tout ce qui précède. Il s’agit d’étudier la
chute du Mur de Berlin “dans les têtes”, la fin des Grandes espérances, étudier
notamment une douzaine d’années de discours, les uns crépusculaires, les autres
triomphalistes qui ont accompagné cette mutation culturelle.
J’ai fini
par me formuler au fil des années deux ou trois règles heuristiques qui
synthétisent ce que je crois avoir appris et que je suis prêt à soumettre à
l’examen.
La première est que, sur ce
vingtième siècle désormais révolu, tout est à reprendre et à repenser, que de
vastes questions n’ont jamais été posées et que ce ne sont pas les tâches qui
manqueront à qui voudra suivre avec l’obstination requise, certains fils. Une
des tâches du chercheur dans une société qui a des intérêts solides à l’amnésie
et qui a remplacé les langues de bois de jadis par du langage de vent, est de
conjurer l’oubli et de se faire mémorialiste systématique de tout un «passé qui
ne passe pas»[3].
La seconde règle découle du constat
que la conjoncture intellectuelle présente est exceptionnellement philistine,
prompte à la censure des idées téméraires. Jamais autant qu’aujourd’hui le
conformisme et notamment le conformisme de campus n’ont fait peser une aussi
lourde chape de plomb, étouffant les idées critiques, dissuadant les
questionnements dissidents, récompensant au contraire la banalité et la
conformisme. Des obstacles insidieux et multiples se dressent devant la pensée
libre, que ni l’édition, ni les institutions de recherche, ni l’opinion
n’encouragent et dont la jeunesse étudiante même a appris à se défier. C’est
sans doute facile à dire de la part de quelqu’un qui a fait sa vie et sa
carrière, qui a sans doute lutté mais en affrontant des conjonctures moins
délétères, un peu plus “porteuses”: le
jeune chercheur de ce début de siècle devra, pour pouvoir travailler, faire
d’avance avec un certain stoïcisme la part des mécomptes qui l’attendent s’il
s’éloigne des sentiers battus et avec un certain romantisme, il lui faudra
probablement adopter une attitude anti-philistine, analogue, à travers le temps,
à celle de l’artiste face au bourgeois louis-philippard, une attitude assumée
de rupture inaugurale avec les idées reçues, les idées vertueuses (car
nous sommes entrés dans une culture de la vertu) et les idées chics.
La troisième thèse, à quoi répond,
dans la limite de mes moyens, mes démarches depuis vingt ans, énonce que, dans
les lettres et les sciences humaines, les études sectorielles n’aboutissent
plus à rien que du prévisible et du non-pertinent. Une recherche valide doit se
donner pour finalité la reconquête d’une totalité et elle ne peut
dès lors que se déployer dans un espace multidisciplinaire. L’ampleur est la qualité première d’une
problématique – en ce sens que l’espace ménagé doit être suffisant pour poser de
“grandes” questions critiques, c’est à dire des questions dont on ne connaît
pas d’avance la réponse. Le risque attaché à cette exigence d’ampleur est bien
connu: c’est celui de l’éclectisme, de la spéculation et de l’approximation.
Mais l’esprit de compartimentation des disciplines et d’amincissement des
problématiques qui a dominé l’évolution des trente dernières années présente un
risque plus grand (sans avoir fait l’économie de la conjecture gratuite et de
l’innocuité snobinarde) : celui d’enfermer l’esprit dans une rationalité
restreinte, de forclore les questionnements critiques et les démarches
téméraires et de ne légitimer que de l’insignifiant.
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