LE PASSÉ COMME DÉPOTOIR, OU LES FANTÔMES DU RÉALISME SOCIALISTE

                    

 

Régine Robin    

 

Lorsque j'ai écrit Le réalisme socialiste. Une esthétique impossible (Plon 1986) surtout consacré à la littérature soviétique des années 1930 j'étais loin de me douter que les débuts du règne de Gorbatchev allait se terminer non seulement par le renversement des régimes communistes dans toutes les démocraties populaires mais également par la disparition comme un château de cartes de l'URSS, qui apparaissait encore, au-delà de toutes les contradictions qui la minaient comme une superpuissance indestructible. Avec le recul du temps, il est bon de s'interroger non seulement sur l'encadrement esthétique qui présida à l'évolution de ce régime et qui eut pour nom le réalisme socialiste, mais sur les restes, les déchets monumentaux, les traces de ces régimes promis aux nouvelles poubelles de l'Histoire. On sait assez, nombre d'analyses en ont parlé longuement, que cette esthétique monumentale représentait une utopie qui tentait d'occulter les contradictions du social, de faire comme si une société socialiste s'était véritablement édifiée, avait réussi à vaincre l'ancien monde. L'homme nouveau répondait à ce fantasme qui confondait les aspirations et le monde réel. On a parlé de "Kitsch" pour définir cette esthétique. Je ne le crois pas. Si l'on me permet ce détour, le kitsch, le goût de pacotille me semble parfaitement représenté par une tentative de recherche du goût moyen entrepris par deux peintres ex-soviétiques devenus Américains. Un étrange sondage a été publié dans le numéro du 14 mars 1994 du magazine américain The Nation. Ce sondage accompagnait une exposition de peintures donnée dans un musée du Lower Broadway à Manhattan. Sondage sérieux s'il en fut qui, à partir d'un échantillon représentatif de 1001 personnes choisies à l'échelle des États Unis cherchait à connaître les goûts esthétiques des américains en particulier en matière de peinture. Au delà des questions objectives sur le niveau de fortune et le bagage culturel, la plupart des questions avaient trait au goût des gens interrogés. Quelle est la couleur préférée des Américains? A 49% ils répondent tous le "bleu" et juste après le "bleu", le "vert". Préfèrent-ils des toiles modernes ou classiques? Là encore, grosse préférence pour le classique. Qu'aimeraient-ils voir représenté? Le choix qui leur était donné allait de la représentation des lacs, des rivières, de la mer, de l'océan, des paysages de champs ou des paysages urbains. L'immense majorité se prononce pour des paysages de lacs. Veulent-ils que le paysage soit tel quel ou aiment-ils y voir figurer des personnages? des personnages. Ces personnages peuvent-ils être nus ou habillés? Ils ne peuvent être qu'habillés. Doivent-ils être sérieux ou sereins? Ils doivent être sereins. Sont-ils au travail ou au repos?, ils sont au repos, en plein loisir. En quelle saison faut-il que ce paysage de lac avec groupe doit-il être figuré? En automne ou en été. Un certain nombre de questions portent sur la taille de la toile idéale: pas trop petite mais pas trop grande non plus, de la taille d'une grosse télévision ou de la surface d'une machine à laver, mais plus petite que la surface d'un frigidaire par exemple. Le questionnaire continue ainsi, car c'est plus de 90 questions qui sont posés aux gens sélectionnés par le sondage. Jusque là, rien de bien particulier. On se trouve dans le cadre d'une sociologie des goûts à la manière de P. Bourdieu. ce qui est moins banal, c'est l'exposition  qui accompagne ce sondage. Il était en effet piloté par deux peintres, ex dissidents soviétiques Komar et Melamid, vivant aux États‑Unis depuis quelques années.  Ils ont décidé, à partir du sondage de peindre deux toiles:l'anti-toile en fonction de ce que les Américains aiment le moins, et à l'inverse, la toile idéale correspondant à ce que les Américains préfèrent en matière de peinture.Le tout est accompagné de justificatifs idéologiques claironnés sans qu'on sache s'il faut prendre ces énoncés au premier degré ou comme une affirmation cynique de peintres qui ne s'en laissent pas conter. depuis longtemps, la publicité a recours à des sondages pour savoir ce que le public aime, ce qu'il préfère en matière de couleur, de goût, d'emballage, de dessin et de disposition des messages. Personne ne trouve cela scandaleux. depuis longtemps, également, les politiciens ont recours aux sondages pour connaître également les désirs de la populations, et, parfois, ils ajustent leur programme en fonction des désirs majoritaires du public. On considère que cela fait partie de la démocratie et personne ne trouve cela scandaleux non plus. Pourquoi l'art échapperait-il à la loi des grands nombre et de l'espace majoritaire? Les peintres se veulent ici les exécutants directs du peuple et ils pensent trouver dans ce populisme de la représentation la racine de la démocratie artistique. les râleurs seront forcément des Modernistes attardés qui n'ont pas compris que la société avait changé et qu'il n'existait plus aucune hiérarchie dans le domaine des goûts, des valeurs et des représentations.

            La toile idéale ressemble à ces "croûtes" que l'on peut trouver sur les marchés ou Place du Tertre. Elle est de taille moyenne et représente un paysage de lac aux eaux bleues et calmes entouré de vallonnements verts avec ça et là une touche d'orange léger pour montrer qu'on se trouve à la fin de l'été et au début de l'automne. Sur les berges du lac, un groupe de personnes, manifestement en vacances. Une famille sans aucun doute. On les voit mal mais on les imagine sereins. Rien de grimaçant, rien d'inquiétant. la toile est lisse et léchée sans trace de peinture grasse, sans que l'acte de peindre soit inscrit dans le tableau. Il fait penser à une photo d'un album de famille. C'était d'ailleurs une  réponse majoritaire: Plus ça ressemble à une photo, mieux c'est. Il s'agit de la banalité, de la médiocrité dans l'art, mais surtout de la conformité du kitsch puisqu'on cherche quelque chose de rassurant, une image plate, mièvre et quiète du bonheur, d'un bonheur sans ombre. L'anti-toile est toute petite, avec des jaunes et des oranges, et est une toile non figurative avec des triangles et autres formes géométriques. la toile idéale est du très mauvais Corot, tandis que l'anti-toile peut faire penser à Klee. Et, bien entendu, ce modernisme est totalement rejeté. Comment peut-on penser l'art  comme réponse populiste, comme résultante du goût moyen, synthèse de la conformité de la demande? Ce bonheur mièvre résulte de la négation de ce qui opère dans l'art et qui n'est pas directement soumis à des déterminations lourdes: logique du champ  artistique, critères institutionnels, goûts du public, réponse consciente de l'artiste en fonction de sa formation etc. Tout ce qui est de l'ordre de l'anticipation à une demande rêvée imaginée, tout ce qui est débat avec soi même, dialogue avec un interlocuteur imaginaire, formations de l'inconscient, tout ce qu'il peut y avoir dans l'art de subversif de transgressif, d'invention formelle donc difficiles à comprendre dans un premier temps, tout ce qu'il peut y avoir de destruction des clichés, des stéréotypes, tout ce qui combat le kitsch est éliminé. On voit rarement un tel rabattement de l'horizon au sens d'Ernst Bloch sur un pragmatisme bon enfant et mortifère. Dérive consumériste et populiste de la démocratie qui est son effet pervers à l'âge des sondages. Car, pour reprendre les mots de Jacques Derrida appliqués à un autre objet, l'art n'est pas un programme mais une promesse. A ce kitsch consumériste du nivellement culturel, il faut opposer l'image de l'héroïsme utopique qui loin d'être mièvre ne laisse pas d'être inquiétant par son irréalité, son gommage des contradictions, sa demande d'un homme nouveau à la fois tendu vers l'avenir et toujours déjà réalisé.

            Au coeur de cet immense échec les statues du moins celles qui n'ont pas été détruites ont le regard vide et n'arrivent plus à communiquer leur message.        

                         

            Ces restes, ces déchets de ce qui fut une esthétique monumentale, propagandiste de la nouvelle société et de la marche vers un futur "radieux" qu'en faire? En règle générale, ils ont été en grande partie détruits ou livrés à la spéculation. Dans son dernier film Le regard d'Ulysse, Theo Angelopoulos montre une statue monumentale de Lénine qui, placée sur un bateau remonte le Danube de Constanza à bien au-delà de Vienne pour être déchargée en Allemagne à quelque riche collectionneur. Sur la rive, les gens se signent comme s'ils croisaient le diable. Les yeux vides, Lénine en morceaux le long de ce fleuve carrefour de l'Histoire n'est plus qu'une marchandise. Triomphe du marché sur l'utopie héroïque, et effacement dans la dérision de l'histoire. Aux autorités qui demandent au capitaine s'il transporte des passagers ( en fait il a bien à bord le personnage principal du film), ce dernier  en face de sa statue brisée répond:" personne".

            Je prendrai, dans cet article l'exemple de la Hongrie et du choix qui a été fait à ce sujet à Budapest.

            Je suis arrivée au Szoborpark de Budapest le vendredi 1 Septembre 1995.

            La limousine du Gellert, ce grand hôtel "art nouveau" m'a conduite moyennant 2000 forints au Parc des statues" qui se trouve dans le XXII e arrondissement, au sud ouest de Budapest, assez loin du centre. Pour y aller seule, il aurait fallu que je me rende par tramway place Kostollany puis, près de l'hôtel Flamenco, le bus jaune de banlieue qui se rend à Erd, un village de banlieue. Toute une expédition! C'était une matinée de mauvais temps, un ciel couvert, des nuages lourds mais sans pluie, un temps qui convenait au lieu étrange que j'allais visiter. Un lieu absolument désert à l'heure de l'ouverture, à dix heures du matin avec en dehors de moi une concierge, vieille dame à l'entrée qui veillait sur le site comme sur des reliques, vendait les billets d'entrée ainsi que des statuettes de plâtre représentant Lénine, Marx Engels et écoutait des marches soviétiques et hongroises de l'ancien régime comme on a coutume désormais d'appeler le régime socialiste d'avant les événements de 1989-1990. Elle écoutait aussi, en alternance, en hongrois, bien sûr, des discours de dirigeants hongrois, de Racosi m'a-t-il semblé, les yeux perdus dans les lointains. Au milieu du parc, autour d'une étoile rouge faite de fleurs, la réplique de celle qu'on trouvait à l'entrée du Pont  des Chaînes, sur l'Adam Ter (Ter signifie Place), juste en face du Parlement, de l'autre côté du Danube, un vieux jardinier s'affairant autour de l'étoile et veillant sur ses fleurs comme on le fait dans un cimetière, un arrosoir à la main.

            On arrive sur un terre-plein où s'arrêtent les voitures et les cars, une place presque déserte quand je suis arrivée. Faisant face à ce terre-plein, un fronton néo-classique  de briques avec deux énormes niches sur les côtés occupées par deux statues monumentales dans ce style héroïque du réalisme socialiste qui, depuis 34 était devenu le style imposé en Union soviétique, et qui, après la seconde guerre mondiale fut également de rigueur dans les Démocraties populaires. A gauche, un bronze de Lénine de 4 mètres qui se trouvait  le long d'une immense avenue où les parades du premier mai avaient lieu. Statue classique, Lénine à le bras gauche souplement le long du corps et la droite tient un livre. Elle s'érigeait au sommet d'un socle de 15 mètres fait en béton recouvert de granite de Suède qui accentuait encore le caractère monumental de l'ensemble et la solennité du lieu. Le hasard a voulu qu'ayant eu besoin de réparations (n'y voir aucun symbole politique), elle fut enlevée pour être rénovée. Les événements la surprirent dans son atelier de réparation et, bien entendu, elle y resta. Son socle n'eut pas cette chance, il fut démantelé tant la valeur symbolique de ce piédestal même vide gênait dans la nouvelle conjoncture. La seconde niche est occupée par une ensemble monumental constitué du "couple" inséparable: Marx et Engels, grand granite de 4m,2, celle-là même qui se dressait devant le siège du parti communiste hongrois du côté Pest du pont Marguerite. Ces deux statues monumentales regardent les visiteurs qui s'apprêtent à pénétrer dans ce musée en plein air et non le parc où se déploient les autres statues. Cela produit une étrange impression quasi surréaliste comme si le peuples des statues dans le jardin-musée avait été abandonné par les fondateurs du marxisme et du léninisme et que leur solitude et leur exil dans ces lieux loin de tout en étaient encore accrus. Entre les deux niches, pas d'entrée. Un mur à la place de ce qui serait normalement un porche avec un poème gravé dans la pierre, de Gyula Illyes (1902-1983), grand poète et dramaturge, lié depuis son adolescence au mouvement ouvrier qui prit ses distances avec le stalinisme dans les années 50. Les extraits du poème qui figurent sur la pierre sont une dénonciation de la tyrannie.

            On entre dans le parc des statues par le côté et on se trouve devant la caisse où se tient la vieille dame dont je parlais précédemment. On débouche sur le Parc des statues. A l'origine c'est Laszlo Szorenyi qui, dans un article de Hitel, du 5 Juillet 1989 qui eut l'idée d'un " Jardin des Lénine" suggérant de placer dans un endroit consacré à cet effet toutes les statues de Lénine qui se trouvaient dans les parcs, sur les places des villes ou dans les édifices publics de Hongrie. Le débat fit rage en 1989-1990. Finalement, le 5 Décembre 1991 l'Assemblée nationale prit la décision de laisser à chaque quartier ou arrondissement le choix de conserver sur place les statues de l'ancien régime ou de les déboulonner. On lança un concours concernant l'aménagement d'un "Parc de statues". C'est l'architecte Akos Eleod du studio Vadasz  qui l'emporta. Il fut inauguré à l'automne 1993 sans être totalement terminé. L'architecte avait prévu un mur de briques qui aurait couru tout le long du parc, le délimitant précisément et sur lequel les différentes statues plaques et mémoriaux se seraient détachés tout en étant reliés entre eux. Il avait aussi prévu des indications et des explications qui auraient guidé le visiteur. Au lieu de quoi ce dernier, s'il n'a pas en main le petit guide imprimé qu'on achète à l'entrée se trouve complètement perdu. On trouve dans le journal Le Monde  le compte rendu de son ouverture :" La Hongrie a symboliquement immortalisé non sans humour, quarante années de son histoire: dimanche 27 juin [1993] à l'occasion des festivités qui devaient marquer le deuxième anniver­saire du départ des troupes soviétiques, la ville de Buda­pest, dirigée par le dissident de longue date Gabor Demszky, a inauguré le premier musée en plein air des statues socialistes dans un ancien État du bloc soviétique.

            A l'ombre du monument aux martyrs et sous le regard bienveillant de deux colosses de l'armée rouge, une troupe parodiant une cérémonie officielle des années 50, avec son cortège de pionniers, de héros du travail et ses discours en jargon commu­niste, a joyeusement célébré la naissance de ce parc d'attractions d'un genre particulier qui sera ouvert au public le 1er août.

            Étalé sur 4 hectares à la périphérie de la ville le musée regroupe une quarantaine de statues et une dizaines de plaques commémoratives de l'ancien régime.  C'est d'ailleurs l'un des rares endroits en Hongrie où il est encore possible d'exhiber sans crainte des drapeaux rouges, depuis la récente interdiction de l'utilisation publique des sigles communistes sauf à des fins *culturelles+ ou *éducatives+.

            Histoire oblige, les statues des pères fondateurs du socialis­me, Marx, Engels, Lénine, sont nichées au deux extrémités du panthéon néo-classique dressé à l'entrée du musée.  Les autres reliques ont été réparties en trois groupes: les événements histori­ques, les figures politiques, et le monument *AUX LIBÉRA­TEURS+ de 1945, revenus en 1956 pour mater l'insurrection hongroise.  Au milieu des fleurs en forme d'étoile rouge qui ornaient jadis l'entrée du Pont des chaînes, et pour terminer la balade, un autre clin d'oeil: un mur.

            L'ouverture du parc a été précédée d'une vive polémique entre les partisans de la destruction et les partisans de la conserva­tion de ces statues, sans que soient mentionnés ceux qui voulaient les vendre ─ A qui? ─ pour reverser les fonds aux *victimes du communisme+.  *Nous avions voulu éviter deux extrêmes, insiste Miklos Marschall, le maire adjoint de la capitale, chargé de la culture: faire un Disneyland socialiste qui aurait tourné en dérision l'Histoire et créer un lieu trop sérieux, trop forcé.  Le résultat est typiquement hongrois: un compromis teinté de sagesse ironique+[1].

                        Un historien d'art, Tibor Wehner tente en 1994 de préciser ce que l'architecte a voulu faire. Ce dernier déclara qu'"il y a une joie certaine à l'absence des bûchers de livres. Le plan en fut dressé avec cette idée en tête: il fallait se faire son chemin dans le terrain miné des objections, d'arriver à une présentation adéquate des statues, sans arrière-pensée sous-jacente. Il ne s'agit pas d'un "parc de plaisanteries". Absolument pas.Il se voulait une critique de l'idéologie qui a présidé à l'érection de ses statues à travers l'atmosphère générale du parc et à travers l'utilisation de certains éléments"[2].

            L'ensemble du jardin est constitué de trois grands ovales (celui du centre étant plus grands que les deux autres) qui se referment quelque peu au centre pour laisser place à une allée et à la grande étoile rouge faite de fleurs en plein milieu. Tout le long des courbes, des statues, des mémoriaux, des plaques commémoratives avec tout au fond, fermant le tout deux grandes statues brandissant toutes les deux un drapeau rouge devant un mur de briques qui ne donnent sur rien, sinon sur la route qui longe le parc. Aucune explication n'est fournie au visiteur, mais ce dernier de toute façon doit vouloir se rendre dans ce coin perdu qui est déjà presque en banlieue et se trouve par là même, motivé.

            La première statue que l'on rencontre en entrant  à droite (no3 sur le dessin) a "toute une histoire". C'est le soldat soviétique libérateur de Budapest en 1945. Il se dresse solennellement en tenant de son bras droit le drapeau de la libération, son fusil en diagonale sur son torse. Il s'agit d'un bronze de six mètres. Il a l'air égaré dans cet espace. La statue faisait partie du "Monument de la libération" devenu "la Liberté" qui se dressait au sommet du mont Gellert dominant le Danube à Budapest. Ce monument édifié en 1947 comprenait ce soldait en haut d'un piédestal de 7 mètres, et, le surplombant, un second piédestal de 22 mètres en haut duquel la Liberté de 13 mètres 50, figure féminine tenant une palme veillait sur la ville. Des inscriptions en l'honneur de l'armée soviétique ainsi qu'une étoile rouge ornaient le monument. Des rumeurs ont circulé tout de suite après la guerre concernant cet ensemble. On racontait qu'en fait, il avait été commandé avant l'arrivée des troupes soviétiques et qu'il devait honorer un des fils de Miklos Horty qui mourut en mission de pilotage au front, c'est à dire du côté des armées allemandes . Toujours est-il que c'est le sculpteur Srolb qui l'édifia dans l'esthétique conforme au réalisme socialiste et non dans le style néo‑classique prisé par les fascistes même si le monumentalisme se retrouve dans les deux esthétiques. La statue du soldat fut déboulonnée durant les événements de 1956. Une version identique la remplaça en 1958. C'est donc la réplique de la statue initiale qui se trouve dans le Parc des statues et non l'originale. La figure féminine fut recouverte d'un voile en 1992 puis, dévoilée, elle incarna comme dans une renaissance, le nouveau génie de la liberté. Il n'empêche que les débats avaient fait rage pour savoir si l'ensemble du monument devait être démoli, finir ses jours au Parc des statues ou, s'il fallait garder la figure féminine portant une palme en lui assignant une nouvelle identité. C'est cette seconde solution qui fut acceptée, le soldat, quant à lui, ouvre la visite de cette "décharge" d'un nouveau style, de cette "exposition" ou "installation" des déchets de l'Histoire. Puis viennent des monuments à l'amitié sovieto-Hongroise où l'on se sert la main, où l'on tend les bras, des statues à la libération édifiées soit par les pionniers, soit par les syndicats. Il en est de même pour la boucle de gauche en entrant: tous des monuments à la gloire des héros soviétiques. Du no 13 au no 20, le long de la seconde boucle à droite de l'étoile rouge en fleurs, des héros individuels. Un petit bronze de Lénine qui se trouvait sur le "Lenin Korut"( Korut signifie Boulevard), aujourd'hui le "Erzébet Korut"; un petit bronze de Dimitrov retiré de la place Dimitrov devenue la Fovam Ter juste en face de l'Hôtel Gellert au bout du pont de la liberté. Cette statue avait été endommagée durant les événements de 1956 mais elle avait été restaurée. C'est du reste une statue bien plus grande de Dimitrov qui l'avait remplacée en 1984. Au Parc, la petite a retrouvé la grande. Au bout de la boucle, au no 16, un Mémorial à trois leaders de la Commune de 1920: Bela Kun, Jeno Landler, Tibor Szamuely. Puis, de l'autre côté de la boucle de 17 à 20, des leaders du mouvements ouvriers et du parti communiste. Un monument à Imre Sallai et à Sandor Fürst qui furent exécutés après un semblant de procès par le régime fasciste qui régnait en Hongrie en 1932. Ce monument avait été édifié pour commémorer le centième anniversaire de la fusion de Buda et de Pest en une seule ville, donc en 1974. Puis, il fut retiré à cause de travaux de construction de la ligne bleue du métro, placé dans un entrepôt d'où il ne ressortit plus avant d'être conduit au Parc des statues. Il est constitué de deux bronzes pathétiques, la main brandie. Puis trois militants dont l'un est mort exécuté par les nazis(plaque à la mémoire de Robert Kreutz), et dont le second est mort en 1956 en train de défendre le siège du comité central contre les assaillants ( plaque à la mémoire de Janos Asztalos) et dont le troisième Joszef kakamar fut tué en 1956, alors qu'il se cachait dans les bois de Kiraly et mis à mort sans doute pour son rôle répressif durant le régime de Rakosi.  De l'autre côté de l'étoile de 21 à 23 une plaque et un buste en l'honneur de Bela Kun et  un bronze de deux mètres représentant Arpad Szakasits, militant communiste qui fut lui même emprisonné en 1950 et réhabilité par la suite. Au bout de cette seconde boucle, au no 24 se dresse un monument qui est d'une toute autre facture que ceux que l'on a rencontrés jusque là. Il s'agit d'un grand monument, un mémorial à Bela Kun dans un style moderniste, voire avant-gardiste et non pas réaliste socialiste comme tous les autres. Il s'agit d'un groupe réalisé par Imre Varga fort connu. Bela Kun surplombe un groupe de fantassins en pleine action. On dirait qu'ils volent à même le ciel. Au milieu du groupe constitué de tubulures de fer, un lampadaire surréaliste. Le mouvement a un rythme, une présence tout à fait extraordinaire. La statue avait été peu avant son enlèvement recouverte de papier d'aluminium et peinte en rouge sans doute pour rappeler la terreur rouge des années 20 ou pour souligner qu'elle s'élevait à " Vermezo", le champ sanglant, nommé ainsi en l'honneur des Jacobins exécutés à cet endroit en 1795.

            Terminant la boucle  au no 25 un bronze de 2m40 en hommage à Ferenc Münnich. Militant de la première heure il fut un des fondateurs du parti communiste. Il participa à la Commune de Bela Kun où il était commissaire politique. Après la chute de Bela Kun il trouva refuge en Union soviétique où il entra dans l'armée rouge. Il joua un rôle important dans la guerre d'Espagne. Il revint à Budapest avec les troupes soviétiques ayant fait toute la guerre dans leurs rangs, et en particulier la bataille de Stalingrad. En 1945 il devint chef de la police. En 1956 il était un des proches de Kadar et mourut en 1986 toujours à la tête de l'État sous des fonctions diverses. La statue fut en 1990 peinte en rouge, puis on scia ses bottes et elle fut démantelée. Suivent cette statue, le buste en bronze de Ede Chlepko, militant réfugié en Union soviétique après la défaite de la Commune et victime des purges de 37, une plaque de marbre à la mémoire de Kalman Turner, militant mort en 1956 en défendant le siège du parti communiste en 1956, et une plaque de marbre à la mémoire de Kato Haman, une militante du mouvement ouvrier morte dans les années 30 dans les prisons de Horty. Un premier marbre en l'honneur des ouvriers et des soldats de la commune de 1920 ouvre la boucle droite de la troisième section du Parc. Des monuments à la gloire du prolétariat dont un qui a fière allure, les bras tendus, la casquette de l'ouvrier sur la tête. Tout au bout, un disque de bronze magnifiant les combattants hongrois des brigades internationales pendant la guerre d'Espagne. Sur le côté sont gravés les noms des villes espagnoles où se sont illustrées la résistance héroïque des Républicains et celle des 1200 Hongrois des Brigades internationales. Puis  des bronzes à la République des Conseils c'est à dire au gouvernement insurrectionnel de Bela Kun. De l'autre côté, une plaque qui était apposée à l'endroit où en 1919 fut crée le parti communiste Hongrois et une plaque évoquant l'imprimerie clandestine du parti ouverte en 1922. Symétrique du disque à la gloire des Brigades internationales, sur le côté gauche du dernier ovale, Le Mémorial du pouvoir ouvrier qui a été érigé à la gloire de ceux qui, en 1956, restés loyaux envers la République populaire  sont tombés en défendant les valeurs du socialisme. Il s'agit d'un vaste ensemble de pierre. Un autre de ces monuments qui se dressait devant le siège du parti communiste à Budapest. Enfin, le mémorial au régiment de Buda dont les 2500 membres libérèrent la ville de concert avec l'armée soviétique.

            Restent les deux dernières statues qui ferment le parc se détachant sur fond de ciel très nuageux, tragique au moment de ma visite, devant un muret de briques, les deux brandissant un drapeau rouge. Il y a d'abord celle du capitaine Steinmetz, bronze de 4,m 3 un militant qui mourut en regagnant les lignes soviétiques en 1944 après une mission en territoire ennemi. A l'origine il s'agissait d'un ensemble comportant deux statues toutes les deux brandissant le drapeau. Le monument fut détruit en 1956 parce que Steinmetz, intégré aux forces soviétiques, négocia en tant que Soviétique et non en tant que Hongrois la reddition de l'armée nazie. Enfin, la statue très connue en Hongrie de Osztapenko, un bronze de plus de trois mètres. Là encore, les événements de 1956 eurent raison de ce monument à la gloire de ce capitaine de l'armée rouge qui mourut en service commandé en 1944  qui s'avança drapeau à la main  pour demander la reddition des troupes allemandes  à l'approche de Budapest. La statue fut remplacée. Lors des débats qui firent rage en 1989-1990 on se demanda ce qu'il fallait faire du bronze d'Osztapenko. les gens y étaient attachés car sur l'autoroute Budapest-Vienne, elle semblait dire un au revoir aux voyageurs. Elle fut obligée de quitter son site et se retrouve à fermer la visite du Parc des statues. Derrière ces deux négociateurs, le petit mur de briques et plus rien. Quand je suis partie à la fin de la matinée, un groupe de jeunes Américains arrivaient, l'appareil photo en bandoulière, débarquant comme de la planète Mars.

             

            Bientôt il faudra inventorier les ruines: les mausolées, les monuments, les statues, les drapeaux, les hymnes, les médailles, les insignes, les emblèmes, les devises, les slogans, les symboles. mais est-ce que l'Histoire déchue peut s'exposer ou tout simplement s'installer au sens artistique du terme? Peut-on mettre l'histoire déchue en vitrine, la transformer en hologramme? mais alors ne pourrait-on pas lire autrement la phrase de Marx qui ouvre le Manifeste du parti communiste:" un spectre hante l'Europe, le communisme". Enfouir les emblèmes?les recycler? les réutiliser? aller s'acheter des médailles à la porte de Brandebourg ou revenir avec des dépouilles, un pan du mur de Berlin pour le mettre au bout de son jardin? Il y a du reste à Budapest, deux grands pans du Mur de Berlin se dressant comme des statues. Parions que ces emblèmes, d'une façon dont nous n'avons pas la moindre idée viendront nous revisiter. Car enfin, on aura beau  mettre ce passé en ruine, en déchet, en vestige, en relique, inverser les signes et les emblèmes, mettre le passé entre parenthèse, s'en inventer un autre un faux, fabriquer du simulacre, on aura beau muséifier ce passé , le parodier, en faire la dérision, le pasticher, on aura beau le criminaliser, lui trouver des responsables, des boucs émissaires, on aura beau détruire les statues, en mettre des morceaux dans les musées, s'acharner sur les symboles, les exhumer, les réenterrer, la fabrique de ruine ne pourra rien contre la nécessité du travail du deuil et de la relecture critique et non hystérique du passé.           Relire aujourd'hui le Monument qu'Elsa Triolet fit paraître en 1965. Elle avait entendu parler d'un sculpteur qui chargé de faire la statue de Staline en 1956, à Prague s'était suicidé tant son oeuvre lui avait semblé hideuse. Il avait légué  l'argent reçu pour ce travail aux aveugles qui, eux ne verraient jamais leur ville déshonorée par cette statue. Les temps présents fécondent de nouveaux aveugles qui ne voient ni la hideur des statues déboulonnées, ni la hideur des nouvelles effigies.    

Dans un roman plus récent:  le Porc épic.   de Julian Barnes, un ancien dictateur d'un pays de l'est genre Hoenecker passe en jugement et le procureur général est aussi un ancien communiste. Règlements de compte, misères du temps, personne n'est innocent.           Dans ce roman, on démonte les monuments. On a commencé par les statues de Staline qu'on a alignées le long de la gare de triage. Puis, les statues de Staline ont eu de la compagnie, celles de Brejnev, celles de Lénine, puis le héros du roman, Stovo Petkanov les rejoint.La fin du livre est poignante:           

            " Devant le mausolée vide du premier guide se tenait une vieille femme solitaire. Elle portait une écharpe de laine enroulée autour d'un bonnet également de laine, tous deux trempés. Dans ses mains nues tendues elle serrait un petit chromo encadré de Lénine. La pluie déformait l'image mais le visage indélébile poursuivait chacun des passants. De temps à autre un ivrogne invétéré ou quelque étourneau d'étudiant braillait des invectives à l'adresse de la vieille femme et de la lueur ténue vacillait sur le verre humide. Mais quels qu'en fussent les termes, elle ne bronchait pas et restait murée dans le silence."[3] Je pense aussi au film Gorilla Bathes at Noon de Dusan Makavejev. Un officier russe  après la chute du mur. En chômage, il erre dans Berlin. Il explore les ruines, cherche à vendre son uniforme, rencontre une statue de Lénine encore debout. Grande méditation sur la fin d'un Empire et sur la nouvelle fabrique de ruines. "Fin du Communisme: l'hiver des âmes 25 décembre 1991" écrit Danièle Sallenave qu'on ne peut pas taxer de nostalgique de l'ordre ancien.[4]  Une mémoire-kitsch ? Est-ce tout ce qui nous reste pour penser le passé et  sa symbolique.?

            A ce passé mis en musée sans explication, sans qu'on sache pourquoi des militants anti-fascistes et des héros de la guerre d'Espagne se trouvent ainsi relégués, amalgamés aux responsables de la répression qui suivit 1956, à Lénine et à Marx et Engels, sans qu'on sache pourquoi l'imprimerie clandestine du parti des années 20 et Bela Kun sont ainsi voués au Parc alors qu'on a fait des nouvelles funérailles quasi officielles à Horty [5], à ce passé revisité sans ordre , il faut opposer je crois le travail d'interrogation sur la mémoire d'un Jochen Gertz.

            Il m'a reçue dans son atelier parisien il y a deux ans. J'ai pu ainsi prendre connaissance de l'ensemble d'une oeuvre qui pose des questions gênantes en ces temps de simulacres du passé, de muséalisation de l'histoire et de transformation de tout reste, de toute relique en patrimoine.

            Car la mémoire est devenu un objet fétiche, le recours ultime de ceux qui refusent le vrai travail du deuil qu'une culture doit faire pour pouvoir assumer son passé. La Mémoire contre l'Histoire, On pense aux  fameux Lieux de Mémoire, l'entreprise titanesque de P. Nora. [6]

            P. Nora explique fort bien les bougés, les décentrements que son entreprise fait faire à l'Histoire.

*Mais de la minute où l'on se refuse à cantonner le symbolique à un domaine particulier pour définir la France comme une réalité elle-même symbolique - c'est-à-dire, en fait, à lui refuser toute définition possible qui la réduirait à des réalités assignables-, la vie est ouverte à une tout autre histoire: non plus les déterminants, mais leurs effets; non plus les actions mémorisées ni même commémorées, mais la trace de ces actions et le jeu de ces commémorations; pas les événements pour eux-mêmes, mais leur construction dans le temps, l'effacement et la résurgence de leurs significations; non pas le passé tel qu'il s'est passé, mais ses réemplois permanents, ses usages et ses mésusages, sa prégnance sur les présents successifs; pas la tradition, mais la manière dont elle s'est constituée et transmise.  Bref, ni résurrection, ni reconstruction, ni même représentation; une remémoration.  Mémoire: pas le souvenir, mais l'économie générale et l'administration du passé dans le présent.  Une histoire de France, mais au second degré. [7]      

            Jochen Gertz prend le travail du deuil au sérieux sans aucune concession. Né en Allemagne en 1940 il est marié à une israélienne avec laquelle il travaille et vit à Paris depuis 1966. De l'ensemble de ses réalisations je ne retiendrais  que quelques oeuvres marquantes pour illustrer mon propos.

            Prenons le Transsib-Prospekt de 1977. Il a été convenu avec les organisateurs d'une exposition le projet suivant: assis dans un compartiment du célèbre Transsibérien, Jochen Gertz parcourrait le trajet Moscou-Khabarovsk-Moscou. Pendant la durée du voyage, les fenêtres seraient non seulement fermées mais recouvertes de papier ou de tissus et de ce fait, on ne pourrait rien voir de l'extérieur. Jochen gertz traverserait ainsi la Sibérie européenne et asiatique,aller et retour soit plus de 16000 kilomètres. pendant les 16 jours que durerait le voyage, il aurait 16 plaques d'ardoise, il y poserait les pieds, une plaque par jour de façon à ne pas laisser de traces de son passage dans le compartiment. Tous les éléments qui pourraient témoigner de sa présence dans le train, billets, contrôle etc seraient brûlés à l'arrivée. Si bien qu'à son retour, on ne saurait plus très bien si le voyage s'était vraiment effectué ou non.

            Disparition des traces, fragilité du témoignage, présence ténue de l'absence. Comment ne pas évoquer à propos de cette esthétique de l'absence, La Disparition de Georges Perec , livre consacré "en creux" à la disparition tragique de sa mère, arrêtée le 17 Janvier 1943 à Paris et disparue à Auschwitz où l'avait conduite le train du 11 Février 1943. Dans l'ouvrage, on lit:

            "Pourtant, tout avait l'air normal : il n'y avait pas d'indication qui signalât la disparition d'un in-folio (un carton, *a ghost+ ainsi qu'on dit à la National Gallery) ; il paraissait n'y avoir aucun blanc, aucun trou vacant.  Il y avait plus troublant : la disposition du total ignorait (ou pis masquait, dissimulait) l'omission : il fallait la parcourir jusqu'au bout pour savoir, la soustraction aidant (25 dos portant subscription du *un+ au *vingt-six+ soit 26 moins 25 font un) qu'il manquait un in-folio ; il fallait un long calcul pour voir qu'il s'agissait du *cinq+.[8]

ou encore :

            Il y avait un manquant.  Il y avait un oubli, un blanc, un trou qu'aucun n'avait vu, n'avait su, n'avait pu, n'avait voulu voir.  On avait disparu, ça avait disparu [...] Tout a l'air normal, tout a l'air sain, tout a l'air significatif, mais, sous l'abri vacillant du mot, talisman naïf, gris-gris biscornu, vois, un chaos horrifiant transparaît, apparaît : tout a l'air normal, tout aura l'air normal, mais dans un jour, dans huit jours, dans un mois, dans un an, tout pourrira : il y aura un trou qui s'agrandira, pas à pas, oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc.  Un à un, nous nous tairons à jamais.[9]

            Puis, Jochen Gertz et sa femme Esther Shalev-Gertz s'attaquent à la nature du "monument" comme activité mémorielle et érigent en 1986 le " Mahnmal gegen Faschismus" ou monument contre le Fascisme. Il s'agit d'une colonne de 12 mètres, recouverte d'une couche de plomb sur laquelle les passants pouvaient graver leur signature.Ils sont en effet invités à inscrire leur nom ou une réflexion sur le monument. ce dernier s'enfonce tout doucement dans la terre .Le 10 novembre 1993, il devait disparaître tout à fait et à l'endroit qu'il occupait,une place vide. Notons que Jochen Gertz n'utilise pas le mot Denkmal mais de Mahnmal pour parler de ses contre-monuments. Le Denkmal qui est souvent du ressort de l'État, de la mémoire officiel commémore les hauts- faits d'une nation. Le Mahnmal fait allusion à un passé négatif, inassumable, ce que les Etats passent sous silence ou refoulent. Le contre-monument pourrait être considéré comme une tentative pour regarder le passé en face en mimant l'amnésie et le refoulement. Outre l'aspect intéractif durant sept ans ( inscriptions violemment hostiles, tir au pistolet contre le monument parallèlement à des signatures qui approuvaient l'opération) on voit que là également à la fin, le monument s'efface, il n'y a plus de traces.

            Troisième exemple "Le Monument invisible"  de Sarrebruck ou Monument contre le racisme inauguré le 23 Mai 1993. Il s'agit de la partie centrale de la place aux 8000 pavés du Château de Sarrebruck. Jochen Gertz et son équipe, enlèvent "en secret" 2160 pavés et inscrivent à la base le nom d'un cimetière juif profané par les nazis. le pavé est ensuite replacé, l'inscription étant invisible puisque marquée à la base du pavé, et comme seuls 2160 des 8000 pavés portent des inscriptions, il est impossible de savoir si l'on marche sur les pavés gravés ou non. Là encore c'est l'absence comme présence, la disparition, la mémoire retournée sur elle même. L'artiste s'explique à plusieurs reprises sur le sens de son entreprise. "face à un passé, un certain nombre de gens de mon âge ( et même ceux qui sont nés plus tard) ont toujours eu le sentiment de ne pas avoir su bien se comporter. C'est une forme de refoulement sublime. de là m'est venue l'idée de refouler l'oeuvre. depuis Freud, on sait que le refoulé nous hante toujours. Je veux rendre public ce rapport au passé, qui pourrait être le mien"[10]

            C'est comme si comme le dit un des intervieweur, le geste d'enterrer la mémoire produisait l'effet de lever la mémoire.  Jochen Gertz dit encore  en réponse à un journaliste de Libération qui lui demandait:"Enfin pourquoi un monument invisible?", : ' Ce n'est pas une ruse esthétique.... Ce passé on ne peut le vivre, c'est un héritage impossible. Il est impossible d'établir une relation juste avec l'absence, il y a même un non-sens là-dedans. L'oeuvre dans toute l'opulence de ses qualités visuelles, de sa visibilité même ne peut pas traiter l'absence de façon adéquate. Cette oeuvre doit donc trouver le moyen de s'absenter à son tour. Pourquoi? Pour nous permettre de percer notre passé et d'en parler. Il faut que l'oeuvre fasse le sacrifice de sa présence afin que nous puissions nous rapprocher du noyau central de notre passé. Nous ne pouvons pas rester à la périphérie de notre passé. Nous ne devons pas devenir les simples accessoires de notre propre histoire. Il faut retrouver la place de la responsabilité."[11]

            Geste paradoxal Jochen Gertz mise sur l'invisibilité qui rend visible,car la visibilité en tant que telle est un leurre, l'absence qui travaille en creux pour solliciter un autre type de mémoire et de présence.Il s'agit d'une mémoire active, d'un vrai travail du deuil qui sait composer avec l'oubli, qui sait aussi que les gens qui ont le plus le mot "mémoire" à la bouche sont aussi ceux qui se mettent à l'abri de toute déstabilisation, du travail de l'effacement qui travaille en nous,de l'effondrement de notre univers. Ils se reconstituent de L'Un, du plein sans s'exposer au travail de l'entame et de la nécessaire connaissance de la fragilisation de notre culture. Il s'agit aussi d'un travail de l'éphémère un peu à la manière des installations qui remettent en question "la vocation d'éternité et la valeur marchande de l'objet d'art"[12].

            A l'heure de la télé-présence, du temps réel et de l'obsession du visible et du direct, Jochen Gertz , par ses "contre-monuments", nous rappelle que les aèdes grecs étaient aveugles et que les voyants d'aujourd'hui sont peut-être ceux qui travaillent dans la distance, l'invisibilité, l'écart, la distorsion,la fragilité,l'oubli et la mémoire naufragée. Contre les mémoires spectrales, hologrammatiques, les mémoires-prothèses,les mémoires virtuelles qui ne discriminent pas le vrai du faux, contre les "Reality-Shows" de la mémoire, Jochen Gertz renoue avec un temps et une distance qui retrouvent leur épaisseur et qui ne peuvent pas faire l'économie de toute la charge de leur inquiétante étrangeté.  Alors, dans ce contexte, les restes du réalisme socialiste?

            Ruines, décombres, déchets accumulés à la manière de Arman ou "installés" comme dans le Parc des statues de Budapest,muséifiés sans explication peut-être sont-ils encore capable de raconter dans leur silence une saga en creux d'une promesse qui s'est perdue, vite dévoyée dans la tyrannie mais qui n'a pas fini de recouvrir de son ombre morte les nouveaux dévoiements de sociétés vouées aux nationalismes, aux fondamentalismes ou aux dérives d'un marché redevenu sauvage.



    [1]Yves-Michel Riols, *Hongrie, les statues socialistes au musée+, Le Monde, 30 juin 1993.

    [2] Tibor Wehner," Public Statue cemetery from the recent past" in Szoborpark Muzeum, brochure qui sert de guide à la visite du Parc, Budapest  sans date ni pagination, traduit par moi (R. R).

    [3] Julian Barnes, Le porc épic, Paris Denoël, 1992, 202-203.

    [4] Danièle Sallenave Passages de l'Est. Carnets de voyages 1990-1991 ,Gallimard 1992 p 309.

    [5] Septembre 1993 a vu en effet le retour en Hongrie des cendres de l'amiral Miklos Horty qui fut de 1920 à 1944, après l'écrasement de la révolution hongroise de Bela Kun, le dictateur quasi fasciste du pays.  La monnaie a imprimé une médaille à l'effigie du régent et la droite radicale  a appelé la population à faire de cette cérémonie *une grande manifestation de continuité nationale+.  De cette façon, le régime communiste n'aura été qu'une parenthèse et le pays, effaçant cette parenthèse, pourra renouer avec son *glorieux passé+.

    [6] P. Nora (ed.) Les Lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, 7 vol.

    [7] P. Nora, Les Lieux de Mémoire.  Série la France, t. 3, Paris, Gallimard 1993, *Comment écrire l'histoire de France, p. 24.

    [8] Georges Perec, La Disparition, Paris Denoël, 1969, p. 27.

    [9]  Georges Perec, op cit p28 et 31-32.

    [10] Jochen gertz 'la place du monument invisible". Interview par Jacqueline Lichenstein et Gérard Wajeman, in Art Press no 179, avril 1993 p 11.

    [11] "Gertz, sous les pavés la mémoire", propos recueilli par Miriam Rosen in Liberation mardi 17 Mars 1992.

    [12] Manon Regimbald "Générique" in Un siècle éventré. Les nuits de vitre. La nuit des masques de Paul Emile Saulnier. Publication de la Galerie d'art de l'Université de Moncton 1991 p41.  L'exposition d'installations de paul-Emile Saulnier Un siècle de cendres à la galerie de l'UQAM du 17 Septembre au 6 Novembre 1993 est une autre façon de donner à voir le travail du deuil.A partir de planches de bois peintes en noir, de pièces violonées avec des cordes et des amas de petits paquets ficelés représentant des journaux et livres calcinés, certains passés au goudron, avec des amas de chiffons brûlés sortis de caissons, de boîtes portant des noms ou des numéros matricules, l'artiste figure l'infigurable, le naufrage du siècle. Voir également sous le même titre, Régine Robin, Le Naufrage du siècle, Berg international et XYZ 1995.