LA MÉMOIRE SATURÉE

     

 

RÉGINE ROBIN

Septembre 1998

L'Allemagne n'a pas de chance avec les miroirs. En 1992, une partie de la CDU a voulu empêcher la construction d'un mémorial à la mémoire des juifs de Steglitz ( un quartier de Berlin) assassinés sous le Troisième Reich. La majorité des conseillers municipaux a décidé de renoncer à la construction du projet prévu par les architectes Wolfgang Goschel et Joachim Von Rosenberg. Le monument devait être constitué d'un miroir de neuf mètres de long, de trois mètres cinquante de haut, sur lequel seraient gravés le nom des déportés juifs de Steglitz. Quiconque voulait lire ces noms devait se pencher et se regarder dans le miroir. Les conseillers municipaux pensaient que cela allait trop loin. Aujourd'hui cependant, le miroir existe. En plus des 3186 noms des déportés juifs de Steglitz, on trouve la photo de deux enfants gravée dans le verre. Et une grande inscription: Et maintenant? La mémoire "de proximité" a réussi à s'imposer.

            En 1997, fut inauguré un mémorial sur la Bernauerstrasse pour le 37 e anniversaire de l'érection du mur de Berlin. 70 mètres de l'ancien mur ont été enfermés par l'architecte par deux plaques d'acier perpendiculaires. Le mur se reflète dans les plaques d'acier, ce qui donne l'impression qu'il se développe à l'infini. Mais, le mur d'origine avait tellement été déchiqueté par les "piqueurs de mur" qu'il avait fallu le recouvrir de béton avant d'ériger les plaques d'acier, ce qui lui donnait un aspect de "mur tout neuf", artificiel.

            Dans le premier cas on ne peut se regarder en face de ces noms dans le second, la vérité historique ne peut être conservée qu'en étant sinon falsifiée, du moins "arrangée".[1] 

                        La "mémoire" est à la mode, au devant de la scène. Mémoire collective, devoir de la mémoire, travail de la mémoire, abus de la mémoire etc. A la limite, on ne parle plus que de cela, on n'écrit que sur ce sujet. Quand il n'est pas directement question de "mémoire" c'est la Commémoration qui vient au premier plan de l'actualité, le Patrimoine, les "Journées du patrimoine", toutes les formes de muséification du passé, ce passé, comme l'a écrit un des historiens de l'Historikestreit, qui ne veut pas passé, formule reprise par Henri Rousso et Eric Conan,[2] il y a quelques années. Le passé vient nous visiter en permanence, à l'échelle mondiale. Vichy, le procès Barbie, le procès Touvier, l'assassinat de R. Bousquet, la révélation des idées de jeunesse de F. Mitterrand, ses liens d'amitié avec Bousquet, la fameuse gerbe de roses sur la tombe de Pétain, l'impossibilité où était Mitterrand d'admettre que la France avait sa part de responsabilité dans les persécutions antisémites du régime de Vichy, le discours de Chirac reconnaissant cette responsabilité, le procès Papon et ses péripéties, la déclaration de repentance des Evêques de France  etc etc font la une de notre quotidien depuis une quinzaine d'années.

            Ces discours sur la mémoire forment une immense cacophonie de bruit et de fureur, un concert assourdissant de thèmes, un ensemble d'images, de polémiques et de controverses, des argumentations symétriques ou congruentes, à propos desquelles, nul ne reste indifférent. Il en serait de même en Allemagne, où le discours a eu à faire à l'immense problème de la culpabilité collective, son acceptation, ( Willy Brandt s'agenouillant au Mausolée du Ghetto de Varsovie), ou ses récentes dénégations ( la querelle des historiens). Mais il en serait de même, sur un autre plan, avec d'autres formes aux Etats-Unis où le discours traditionnel sur la fondation des Etats-Unis et son développement, sa vocation ou sa destinée ( Pères fondateurs, idéologie de la frontière, mythe de l'ouest) ont été récemment mis à mal par la promotion de la mémoire des différents groupes victimes de la société américaine à un moment donné de leur histoire et de leur trajectoire: mémoires amérindiennes, mémoires des Noirs, mémoires des femmes etc. Pour ne pas parler du torrent d'images et de discours à l'Est après les événements de 1989 et la chute du Mur de Berlin.

            Ma réflexion vise à interroger cette mise en avant du mémoriel et ses formes de transmission, ce qui vient faire rupture dans les liens de transmission mémorielle, les pannes de transmission du passé,tout ce qui fait que notre rapport au passé, dans son appréhension, son appropriation, ses représentations, ses rituels, ses cérémoniaux semble aujourd'hui dévoyé ou rendu impossible. Mon objet touche aux modes de présence du passé, son activation et sa réactivation, sous la forme de discours publics, sous la forme de réitération ou d'antagonisme que les historiens, spécialistes de l'interprétation, de l'élucidation et de l'explication rationnelle du passé ( même et surtout lorsque l'objet en question touche à des formes sauvages d'irrationalité), sinon de sa reconstitution, développent en rapport avec la mémoire collective.

            Je n'envisagerais ici ni de discuter du très important livre de Maurice Halbwachs[3] sur la mémoire collective ni de l'entreprise titanesque de P. Nora,[4] ni même du problème conjoncturel qui met le mémoriel sur le devant de la scène[5]. Je ne voudrais ici que m'attacher à deux modalités de cette mise en avant de la mémoire, qui posent toutes problème du point de vue de la transmission: la mémoire-simili et ses avatars, et  ce que je me permettrai d'appeler la "muséification" de la mémoire juive aujourd'hui.

 

LA MEMOIRE-SIMILI.

 

J'appelle "mémoire-simili" tout ce qui dans la conjoncture actuelle, où aux Etats-Unis antérieurement, est du ressort de la mise en spectacle du passé, que ce soit à des fins ludiques de pur divertissement dans des buts commerciaux, ou que ce soit à des fins d'une instrumentalisation du passé et de sa transmission.

            Lorsque Walt Disney pense à établir un grand parc d'attraction, il a en tête une vison de l'Amérique, de son présent et de son passé. " Main street" est coeur d'une petite ville. C'est propre, léché, avec des personnages qui nous sont devenus familiers. On se croirait presque dans une maison de poupées. Disney avait en mémoire une petite ville du Missouri, Marceline à 160 kilomètres au nord-est de Kansas City. Ce qu'il voulait créer, c'était un "Disney Realism", une cité utopique d'où, comme il le disait lui-même, il retirait tous les aspects négatifs indésirables et où il ne programmait que les aspects positifs. Cette nostalgie incarnée, ce passé aseptisé, une mémoire passée à l'aspirateur comme le dit Mike Wallace est constitutif de l'entreprise de Disney. Ce n'est même pas la petite ville d'autrefois telle qu'on tenterait de la "reconstituer", mais une petite ville telle qu'il se la figure dans son désir. La falsification ne pose pas problème dans ce moment inaugural de "l'ère du faux". Il s'agit bien comme le dit Louis Marin d'une utopie dégénérée ou une idéologie réalisée sous la forme d'un mythe.[6] Walt voulait réassurer le peuple, le sécuriser. C'était réenchanter Billancourt littéralement, mais en Amérique, en fonction de l'histoire propre des Américains, une histoire qui allait être complètement reconfigurée dans l'espace de la marchandise. Main street America et les autres divisions Frontierland et Adventureland devinrent à leur tour le modèle pour la construction des grands Shopping Malls et des shoppings centers. Dans ces espaces, on est affronté à une esthétique du kitsch. Il s'agit d'un réel sans contradictions, sans apories, donc sans tragique. Le Magic Kingdom représente l'histoire du pays dans son Hall of Presidents. Les spectateurs voient un film, image d'Epinal d'un certain nombre d'épisodes de l'histoire américaine. Puis, quand le film se termine et que la lumière revient, des robots représentant les présidents des Etats-Unis prennent place sur la scène. Tous, de Washington à Reagan s'agitent, saluent les spectateurs; leurs costumes sont absolument fidèles et il ne leur manque pas un bouton de guêtres.

Tous les parcs à thème sont des mondes de la scénographie généralisée. Ils constituent une juxtaposition disparate de formes. Ils sont, du reste, presque tous semblables, comme clonés pour le pur plaisir de la reconnaissance. Pris dans le monde des "non lieux", ils en constituent l'excroissance.

            Tout un passé devenu spectacle et marchandise, commodification, se déploie , sans contradictions, lisse. La reconstitution de Williamsburg, comme le dit Walter Muir Whitehill " une fantaisie où les aspects les plus plaisants de la vie coloniale sont évoqués méticuleusement, mais où il manque les odeurs, les mouches,les cochons, la saleté et les quartiers des esclaves....Une histoire homogénéisée, aseptisée,expurgée...une recréation entièrement artificielle d'un passé imaginaire" [7]

            Le cinéma hollywoodien a produit Reagan, lequel portait en lui toute une conception de l'histoire. Habitué à incarner des personnages de fiction ou à travestir des personnages historiques, Reagan eut beaucoup de mal à établir une frontière bien nette entre le réel et l'imaginaire. C'est ainsi qu'il dit à I. Shamir, alors premier ministre israélien, en 1983, qu'il avait assisté en personne à la libération d'un camp de la mort. Rien de tel, mais en face de son interlocuteur, il aurait aimé que ce fût vrai. En fait, produit de l'industrie du simulacre, Reagan confondait le réel et le mythe. C'est si vrai qu'il en vint à incarner en lui même ce "réenchantement " de l'Amérique. Les organisateurs de sa campagne électorale en 1984 émirent l'avis suivant: " Peignez Ronald Reagan, comme la personnification de tout ce qui peut se mettre en avant dans l'héroïsation de l'Amérique. Mettez Mondale dans la position où, attaquer Reagan, c'est attaquer l'image idéalisée de l'Amérique --où un vote contre Reagan, c'est, de façon subliminale, un vote contre l'AMERIQUE mytique." [8]

            L'histoire était ce qu'il avait incarné ou vu au cinéma, un ensemble d'images de Capra à Ford, des personnages incarnés par des stars comme John Wayne. A la fin de l'homme qui tua Liberty Valance de John Ford,( 1962) un jeune reporter demande au sénateur Ransom Stoddard incarné par James Stewart ce qu'il doit faire s'il lui arrive de découvrir que ce qu'il prenait pour un fait était en réalité une légende, le sénateur lui répond: "  Quand les faits sont devenus des légendes, imprimez donc la légende".

            Se voulant rassurant auprès d'un public juif, Reagan dit que contrairement à d'autres hommes politiques de la droite américaine, il croyait que l'Holocauste avait bien eu lieu, parce qu'il l'avait vu représenté au cinéma, ce qui avait fait dire à Jules Feiffer  que s'il n'avait pas vu des films sur le sujet il aurait traité l'holocauste comme il avait traité la théorie de l'évolution de Darwin.

            Jean Baudrillard dans plusieurs de ses ouvrages[9]  rappelle que l'ère de la simulation s'ouvre par une dissolution de tous les référentiels. Il s'agit, nous dit-il, d'une substitution au réel des signes du réel, d'une dissolution du réel par son double opératoire. Il n'y a plus de différence alors entre le vrai et le faux, plus de médiatisation du réel plus de représentation. Le sens se fige, il ne peut plus circuler.

            Nous sommes en plein simulacre, mais nous le sommes également dans les grandes commémorations qui ont eu lieu récemment en France que ce soit à propos du Bicentenaire de la Révolution française ( la parade organisée par Goude) ou que ce soit, plus récemment, lors des fêtes commémorant le débarquement des troupes alliées sur les plages de Normandie. Dans les deux cas, le réel historique disparut au profit d'une mémoire simili, en toc.

            Dans le cas de la parade de Goude, l'événement historique a tout simplement disparu. On peut aimer ou non cette tentative de parler au présent d'un événement fondateur dont on a totalement évidé la factualité, la signification, mais on ne peut nier qu'il marque l'émergence d'une nouvelle modalité d'inscription du passé, lequel a tout simplement disparu comme événement. Quant aux fêtes du débarquement, elles juxtaposaient une série d'images: des villages fleuris de la côte normande, quelques bandes d'actualité de la période, des vétérans, la musique de Glenn Miller, et des récits sur les premiers chewing gum distribués par les soldats américains. On se serait cru dans un film de Diane Curtis. Le passé s'est muséifié, patrimonialisé, spectacularisé. A l'exemple de l'ingéniérie de carton-pâte de Reagan, tout se passe comme si, on ne pouvait se figurer la Rome antique qu'à travers la Cléopatre de Manskiewicz incarnée par Liz Taylor ou à partir du Ceasar Palace  de Las Vegas, ou les années noires, en France, qu'à partir de Lacombe Lucien, de Uranus ou des Guichets du Louvre. C'est bien ainsi que la mémoire collective fonctionne, mais elle finit, par la médiatisation répétée jusqu'à l'écoeurement, dans une intertextualité d'images toutes faites par se stéréotyper dans le trucage du simulacre. Mémoire-simili, contre mémoire idéologique. Il n'est que de comparer 1984 d'Orwell avec les nouvelles et romans de Philip Dick.

            Le roman d'Orwell et les premières nouvelles de Dick sont contemporaines ( les premières nouvelles de Dick datent de 1952/1953). Il ne s'agit donc pas d'opposer un texte qui, chronologiquement, incarnerait un monde obsolète à un autre qui serait au contraire notre contemporain, mais de les voir comme deux modalité de notre rapport au passé. Dans 1984, le héros est chargé de rectifier les événements du passé pour qu'ils " collent" à la vulgate du jour. C'est un faussaire, mais tout le livre est imprégné d'une croyance dans la vérité historique, du scandale devant la tentative totalitaire de contrôler les esprits, de retoucher, arranger, fausser, réviser les événements du passé. Ces manipulations politiques de l'histoire sont bien connues et ont été étudiées en ce qui concerne l'URSS stalinienne et post-stalinienne; réécriture du rapport entre les peuples russes et non russes après la liquidation de l'école historique de Prokovsky dans les années 30, réecritures périodiques de l'histoire du parti, disparition de certains personnages des photographies officielles, des manuels scolaires, élimination des noms des victimes des purges de 37 ou d'autres moments de la répression, des dictionnaires et des Encyclopédies officielles.[10] etc. En fait, la tradition est bien plus ancienne. Gregory Potemkin ( 1739-1791) était l'amant de la Grande Catherine et Gouverneur de la Crimée en 1787. Il avait organisé pour l'Impératrice, ne voulant pas la décevoir un voyage dans ses terres du Sud et dans la province de Crimée, nouvellement conquise. Il inventa le stratagème suivant: partout où l'impératrice passerait, elle aurait devant elle de belles façades de maisons paysannes. En fait, il s'agissait d'un montages de décors mobiles que des paysans des environs montaient sur le passage de Catherine II et qu'on démontaient après qu'elle eut quitté les lieux pour les remonter plus loin à son nouveau passage. L'impératrice qui faisait sa "tournée" en bateau, remontant un fleuve, pouvait ainsi se figurer la prospérité de la région. C'était bien Hollywood avant la lettre. Mais on a, présent à l'esprit, des manipulations d'un autre type. Au début de  mai 1945, les troupes soviétiques  entrent à Berlin, le drapeau rouge à faucille et marteau flotte sur le Reichstag en ruines. le soldat qui tient le drapeau est A. Khaldei. Mais, stupeur! Il a deux montres , une à chaque main. C'est donc qu'il en a volé une. Cela se voit bien sur la photo originelle. On fera rejouer la scène pour la postérité. Mais les Américains plantant le drapeau américain sur le mont Suribachi sur l'île d'Iwo-Jima  dans le Pacifique avaient déjà opéré une mise en scène. Son auteur, le photographe Joe Rosenthal, apprit que les marines allaient prendre le sommet du mont Suribachi. Il se précipite à l'endroit indiqué, mais il arrive trop tard. On lui dit que tout est fini. En fait, les troupes avaient posé à l'endroit fatidique un tout petit drapeau. Rosenthal pense qu'il faut refaire la scène avec un drapeau posé au bout d'un mât. La scène sera revue, et est devenue une véritable icône de la victoire américaine dans le Pacifique. 

             A Bergen-Belsen, les Alliés, à l'ouverture du camp, firent répéter aux déportés devant les caméras un récit " acceptable". C'était déjà une mise en scène, et à Auschwitz-Birkenau,les Soviétiques ne pouvant utilisés les survivants trop faibles, et ayant besoin d'une foule de déportés acclamant les libérateurs remplacèrent les déportés par des figurants venus des villages voisins. Ce dernier film, trop " artificiel" ne fut jamais montré. Tout se passe comme si le réel à lui seul ne pouvait être convoqué sans cadrage, sans dispositif, ces dispositifs pouvant être ceux de la fiction ou ceux de la retouche, de la manipulation explicite ou implicite, de toute façon de la mise en scène. Orwell rend compte, à sa façon et dans la fiction de cet imaginaire de faussaire à propos du passé. Chez Dick, rien de tel. Ses personnages ne savent plus où est l'original et où est la copie, dans quel monde ils évoluent, si l'un est vrai ou si l'autre est faux, ou si les deux sont vrais ou faux. De La reconstitution historique au Temps désarticulé, des Simulacres à Blade Runner, c'est l'indécision du vecteur du temps, du réel lui-même, pas seulement de son interprétation. Nous sommes en train de passer du monde de 1984, à celui des héros de Philip Dick. Ce ne sera plus le contrôle d'un passé réinventé, mais une " implantation " de fausse mémoire ", le réel ayant basculé. En ce sens les négationnistes appartiennent déjà à ce monde, puisqu'ils remettent en question l'existence même des chambres à gaz et de l'assassinat des six millions de juifs. Ils ne révisent pas l'histoire, ils en nient le référent, la factualité. 

            Histoire/mémoire simulacre, histoire/mémoire réinventée, réarrangée, révisée ou déniée, aujourd'hui elle est partout fragmentée, sinon pulvérisée.

            Lorsque Jean-François Lyotard parle de la fin des grands récits, il a en tête, non seulement l'écroulement de l'aura de la pensée marxiste et socialiste  à travers le monde mais toute trame narrative consensuelle qui a marqué les lendemains de la guerre dans de nombreux pays. C'est dans un sens, le triomphe du culturalisme et du relativisme culturel,le triomphe des modes de pensées postmodernes.

            Partout, les "Grands récits" se sont émiettés, voire effondrés, non sans résistances, retours en arrière et possibles restaurations. Ce mouvement fut lent, mais il se précipita dans les années 70, remettant en question les consensus concernant l'interprétation du passé.Sans pouvoir approfondir ici ce point, nous nous arrêterons à quelques exemples emblématiques de ces remises en questions.

            Deux expositions, ces dix dernières années ont déclenché un véritable scandale aux Etats-Unis: celle sur l'histoire de l'Ouest américain: The West as America: Reinterpreting Images of the Frontier: 1820-1920 qui fut présentée par la Smithoninan  Institution et le Musée national d'Art américain de mars à juin 1991 à washington, et la Enola Gay consacrée au largage de la bombe atomique sur Hiroshima, exposition organisée par la Smithonian 's National Air and Space Museum, en 1995. Dans les deux cas, l'organisation de l'exposition avait été l'occasion d'une relecture de mythes ou d'événements, qui, dans le nouveau contexte du développement de la culture américaine ne correspondaient plus à la vérité, ou, s'avéraient infiniment plus complexe que ce que le Master Narrative en disait. On sait que dans le cadre de ce récit, l'Amérique est un phénomène unique, l'Amérique est marquée par le destin, par une élection, celle de construire en Amérique une société nouvelle. Rien n'a été aussi central que le mythe de la conquête de l'Ouest, que la théorie de la "frontière" de Frederik Jackson Turner[11] L'histoire de l'Amérique, c'est l'histoire de la marche progressive des Américains vers l'ouest, vers la terre, la domestication des richesses naturelles, la conquête des grands espaces, la liberté et la démocratie. L'esprit d'aventure, la volonté de tout recommencer à zéro,l'âpreté au travail, expliquent cette épopée: longues caravanes en chariots bâchés, construction de villes nouvelles, rencontres tragiques avec les Indiens, ce n'est pas seulement l'histoire de la conquête de l'ouest, c'est aussi sa légende, son aura telle que les images des Westerns nous ont habitués à la voir et à l'imaginer. Mais une nouvelle histoire de l'ouest s'est écrite dont le point culminant a été l'organisation de l'exposition de 1991. Elle déconstruisait littéralement le mythe, mettant en avant ce qui avait été occulté: le massacre des populations indigènes. Dans cette remise en question, elle avait été précédée par la transformation du genre cinématographique lui-même. De Little Big Man ( Arthur Penn, 1970) à Dance with Wolfes, l'histoire de l'ouest a été revue et réecrite, re-présentée.[12] Le Soldat bleu de Ralph Nelson retrace le massacre de Sand Creek (1864). Les enfants indiens sont massacrés, les femmes violées,  et les soldats ignorent le drapeau blanc. Tout comme Buffalo Bill et les indiens de Robert Altmann( 1976), Custer ( personnage que Reagan avait incarné), Buffalo Bill et les autres, ne sont plus des héros de légende, mais des figures de l'ouest sanguinaires. Kevin Costner, parlant de Danse with Wolfes confie: "  je n'ai pas cherché en faisant Danse avec les loups, à manipuler vos sentiments, à réinventer le passé, ou à régler mes comptes avec l'histoire. J'ai simplement voulu regarder de façon romantique, une période épouvantable de l'histoire de mon pays, quand l'expansion à tout prix, au nom du progrès, nous apporta finalement très peu, mais nous coûta beaucoup. ce film est ma lettre d'amour au passé." [13] Quant à l'insuccès de Heaven's Gate de 1980, de Chimino, il montre que les relectures de l'histoire de l'ouest ne sont pas acquises. On a pu tuer des Indiens dans l'impunité des Westerns pendant longtemps. Mais ce qui parut inacceptable, c'est le fait de remplacer les Indiens par des blancs, des immigrants, et de les massacrer avec des complicités haut-placées.

            Dans l'exposition The West as America, on a accusé William Truettner d'avoir mis sur pied une entreprise " anti-patriotique", Beaucoup de journalistes, de critiques s'en sont pris aux nouveaux discours qui ménagent une pluralité de points de vue, dont l'approche est multiculturelle. Contre une histoire qui singularisait l'épopée anglo-saxonne, cette exposition mettait aussi en avant le récit des victimes. Remise en question de l'optimisme de l'ouest, mais aussi de l'ensemble de l'histoire américaine, de l'exploitation des immigrants, de l'oppression des Noirs: " Après l'assassinat de J.F.K à Dallas et le Vietnam,on pouvait difficilement continuer à vénérer les as du revolver ou les nouvelles frontières...Le vieux paysage de l'espérance s'est estompé: aujourd'hui, les nouvelles qui nous viennent de l'ouest parlent de fermes à l'agonie, de décharges de produits toxiques,ou de la dernière explosion nucléaire dit William Howarth[14].

            Non seulement l'histoire comme discipline a changé, ont changé également l'ensemble des représentations. Il suffirait de comparer le fameux Gone with the Wind et sa représentation du Sud avec Roots pour comprendre l'ampleur des transformations, du pluralismes des points de vue et des représentations. Il suffirait aussi de reprendre le fameux Hall of Presidents de Disney. Les petits robots qui représentent les présidents peuvent très bien intimider les spectateurs lorsqu'ils ont trait à des présidents du lointain passé, mais lorsque se présente celui qui incarne Nixon, par exemple, il est accueilli par des éclats de rire, des quolibets, preuve que cette ingéniérie du passé ne correspond plus aux nouvelles sensibilités. D'ailleurs, lorsque les studios Disney ont inauguré EPCOT ( Experimental Prototype Community of Tomorrow), en Floride, dans l'animation de l'histoire américaine qui est proposée aux spectateurs, avec effets spéciaux, Benjamin Franklin est chargé de mettre l'accent sur les qualités de l'aventure américaine, mais Mark Twain en contre-point dit aussi les ratés et les défaillances de cette aventure. Histoire en images d'épinal tout de même, mais moins caricaturale qu'auparavant, tant il est vrai que l'industrie culturelle américaine peut tout récupérer, tout digérer.

            Il n'empêche que les résistances, essentiellement conservatrices se font de plus en plus âpres.

            En 1994, une exposition sur le largage de la bombe atomique américaine sur le Japon se prépare à Washington: l'Enola Gay. Dès l'été 1994, des articles de presse font état d'une tentative monstrueuse de réécrire l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. On disait que l'exposition peignait les Américains comme des racistes avides de revanche et les Japonais comme des innocents, luttant pour la défense de leur culture. D'après Mike Wallace, il n'en était rien. Les organisateurs de l'exposition voulaient simplement poser la question du caractère indispensable ou non du largage de la bombe pour terminer la guerre. Il s'ensuivit une telle polémique que c'est finalement une exposition tronquée qui ouvrit ses portes en 1995. Depuis, l'establishment républicain tente de retrouver le contrôle des principales institutions culturelles, de reconstituer un grand récit, de ressusciter le mythe de l'American Dream. La notion d'American Dream, en tant que syntagme émerge en 1931 sous la plume de James Truslow Adams même si le référent imaginaire auquel elle renvoie est constitué bien avant.[15]  Elle veut connoter l'idéal de la société américaine depuis son origine, poursuite d'un idéal moral, quête du bonheur, rôle de l'individu libre.  C'est une nouvelle version de l'utopie américaine.  Adams interprète de façon utopico-poétique les grandes périodes de la société américaine et les voit toutes traversées par "ce rêve d'un pays dans lequel la vie deviendrait meilleure, plus riche, plus pleine pour tout un chacun". Crise ou pas crise, après la disparition de la guerre froide et de l'URSS, après le triomphe de l'Amérique, la tentation est grande, contre vents et marées, de Helms à Gringrich, de lutter pour une véritable Restauration.

            Pourront-ils transmettre aux Américains ce discours de "retour aux valeurs"? Imageries d'épinal contre imageries d'épinal, ce qui tente ici de se transmettre, que ce soit à travers des mémoires fragmentées, des luttes de chaque groupe pour son passé, ou à travers un "grand récit" fatigué, c'est un imaginaire de "carton-pâte", un imaginaire recyclé, Packaged, pré-emballé, au second ou au troisième degré; un passé figé en patrimoine ou en "heritage", muséifié avant que d'être vécu, à l'image de ce que certains romanciers américains décrivent à merveille, en particulier Dan Delilo. Il ne faut pas oublier  qu'aujourd'hui, la mémoire c'est d'abord le fonctionnement de la capacité de stockage de l'information dans les ordinateurs. Plutôt que de transmission, ne pouvons-nous pas parler ici d'une communication perpétuelle dont le passé serait l'objet, d'un présent sans fin qui ne peut transmettre/communiquer que sa surface?

           

LA MUSÉICATION DE L'HISTOIRE

 

Il y a des lieux-trauma comme il y a des lieux de mémoire. Ces lieux- trauma peuvent tous être désignés comme des lieux de mort et des lieux où "ça" est arrivé. Pourtant, rien ne garantit que la mémoire puisse y puiser quelque chose d'authentique, tant ils ont déjà été marqués par la "récupération" l'instrumentalisation nationale ou autre, l'amnésie, la gêne de la confrontation avec la blessure, le trauma, ou simplement l'indifférence. Auschwitz, Treblinka sont de ceux là.

            Mais qu'en est-il lorsqu'on veut "transporter" ce passé, ailleurs, dans un musée [16]consacré à l'Holocauste comme ce qui a été fait à Washington dans le musée qui a ouvert ses portes en 1993? A Auschwitz, chaque nation qui a eu des ressortissants déportés au camp avait reçu un bâtiment de briques, un de ceux qui constituaient l'ancien camp pour, y tenir une exposition permanente consacrée à la déportation de ses ressortissants. Les juifs n'avaient pas de bâtiment. Ils étaient comme expulsés de la mémoire publique alors même qu'ils formaient la majorité des victimes. Lorsque Israël voulut juger Eichmann que le Mossad avait capturé en Argentine, le Washington Post avait fait remarquer que ce jugement relevait d'un tribunal international et non d'un tribunal israélien, dans la mesure où l'état d'Israël n'était pas habilité à parler au nom de tous les juifs et au nom des six millions de morts en particulier. Ben Gourion avait répliqué qu'il pouvait admettre qu'Israël ne représentait pas la Diaspora mais il maintenait qu'il restait habilité à parler au nom de l'ensemble des victimes du Génocide: " L'état juif ( qui a pour nom Israël) est l'unique héritier des six millions des juifs assassinés; et pour ces millions là, qui se considèrent comme les enfants d'un seul peuple juif, l'attitude du washington Post est insoutenable. S'ils avaient vécu, la majeure partie d'entre-eux seraient venus en Israël. Le seul procureur légitime pour ces millions de morts, c'est Israël. Pour des raisons de justice historique, il est du devoir du gouvernement israélien, en tant que gouvernement de l'état juif dont les fondations reposent sur ces millions de juifs européens qui souhaitaient par dessus tout sa création, de juger leurs assassins".[17]

              On peut penser qu'une telle instrumentalisation des morts par l'état israélien est pour le moins douteuse, mais, à tout le moins, Israël a quelque rapport avec l'histoire juive, mais pourquoi un musée à Washington  sur le Mall, là où on trouve des monuments et des mémoriaux consacrés à l'histoire américaine, y compris dans ce qu'elle a pu avoir de désastreux, comme en témoigne le mémorial aux morts américains de la guerre perdue du Viet-Nam? Cette question, Charles Maier l'a posée de façon très polémique:

            " Il y a eu, de temps à autre,une autre fonction ou un sous-texte à la commémoration de l'Holocauste. Cela a servi à imposer une certaine unité à la communauté juive des Etats-Unis. Un peu à la manière des serments de loyauté qu'on exigeait des professeurs dans les années cinquante, le musée de l'Holocauste implique une parole affable  qui établit la cohésion du groupe, non pas par des codes serrés, mais précisément par un appel à un voeu d'allégeance qui demande si peu d'engagement, que seuls ceux qui sont vraiment déloyaux peuvent le refuser. Pour poser une question heuristique alternative: pourquoi pas un musée de l'esclavage américain? Ne serait-il pas plus approprié d'utiliser le territoire national et l'argent dans le but de rendre plus présents des crimes pour lesquels notre pays doit admettre sa responsabilité plutôt que de rappeler des crimes perpétrés par un régime que les Américains  ont contribué à détruire et contre lequel ils ont donné leur vie? Ou, pourquoi pas un musée des Indiens américains souffrant aussi bien de la variole que de la bataille de Wounded Knee, en passant par l'alcoolisme sur les réserves?..." [18]

            On aura compris que Charles Maier n'est pas un négationniste ni un révisionniste attardé, mais un historien fort connu et renommé qui posait le problème non seulement du musée de Washington, mais de sa fonction sociale. Il convient en effet de s'interroger sur les choix muséographiques adoptés, sur le dessein délibérément pédagogique du musée et sur l'efficacité de la transmission qui est ainsi proposée.

            Le musée (le United States Holocaust Memorial Museum de Washington) sert de paradigme aux musées de l'holocauste aujourd'hui[19]. Il fut inauguré par le Président Clinton le 23 avril 1993 sur le Mall de Washington, là où sont rassemblés les musées, mausolées historiques consacrés à l'histoire américaine. Le musée a dû composer avec l'esthétique environnante et y inscrire sa propre spécificité.

            Durant les premiers mois d'ouverture du musée, la carte d'identité informatique d'une personne ayant vécu l'Holocauste  était remise à chaque visiteur, dans le but de développer un sentiment d'identification.  Même si l'expérience a du être modifiée à cause des problèmes de logistique informatique et de la quantité impressionnante de visiteurs, il est intéressant de connaître la procédure utilisée pour rendre plus concrète  l'expérience de l'Holocauste, pour faire disparaître l'anonymat des victimes.  A chacune des trois étapes (l'assaut, l'Holocauste, l'après-coup), le visiteur insérait sa carte dans un ordinateur pour connaître la vie de la personne qui figurait sur cette carte d'identité à ce moment précis. A la fin, le visiteur pouvait soit *rencontrer+ la personne sur l'écran de l'ordinateur ou, si elle était morte, rencontrer une personne qui l'avait connue, savoir quel était son visage, savoir jusqu'à un certain point, avec qui il avait parcouru l'exposition. Aujourd'hui ce dispositif a été abandonné. On distribue à l'entrée une carte d'identité d'une personne disparue ou non et l'ensemble de la visite joue sur l'identification. L'architecture du musée ainsi que l'exposition permanente constituent un tout hybride. L'architecture évoque Auschwitz1, Birkenau et le ghetto de Varsovie: murs de brique, utilisation des lampadaires, tour de guet, passerelles. Au sol, une ligne brisée rappelle la fissure de l'histoire, la césure fondamentale qui fait que l'après ne peut plus être comme l'avant. L'exposition permanente est centrée sur le pédagogisme, la lisibilité la leçon historique. La documentation, souvent constituée de photos, de vidéos, d'objets déplacés renferme à peu près mille artéfacts ou objets, pris dans un récit, une orientation qui donnent des explications aux visiteurs. Mais peut-on " installer" le trauma  au sens que l'art contemporain donne à ce mot, avec le parti-pris de lisibilité et de pédagogisme qui a été adopté?  La réponse n'est pas aisée. Premier problème auquel les organisateurs ont tout de suite été confrontés, celui du degré d'horreur qu'on pouvait montrer.  Or, l'événement est horrible de part en part et l'on comprend très bien le choix d'un Lanzmann, qui dans son film, ne montre pas une seule image d'archive. Mais ici, dans le musée? Impossible. Tout est fondé, non pas sur la suggestion, mais sur des pièces authentiques, archives, films, photos, objets, témoignages. Montrer la vérité, enseigner, commémorer, autant de buts qui peuvent entrer en contradiction. D'autant plus que s'y ajoutaient des visées civiques, proprement américaines.  Le musée, comme musée américain ne devait  pas être "trop juif". Il n'était pas en concurrence avec le Yad Vashem, pas plus qu'il ne l'aurait été avec un musée édifié par l'Allemagne qui aurait mis l'accent sur les responsabilités des bourreaux. En parlant de l'exposition permanente, Sybil Milton mettait l'accent sur le rôle actif des Etats-Unis dans le monde, sur la responsabilité civique du pays, ce qui faisait dire à David Wyman: " On a trouvé un  consensus américain sur l'importance à accorder au souvenir de l'holocauste. Et, au moins, verbalement, on s'est mis d'accord sur  la nécessité, pour les Etats-Unis, d'intervenir pour arrêter de futurs génocides potentiels ou, au minimum, pour que les Etats-Unis agissent afin de réduire l'impact de semblables catastrophes".[20]

            L'idée, au départ était de montrer  des photos de ce que les troupes américaines avaient trouvé en entrant dans les camps, en particulier à Bergen Belsen et à Dachau. Il y avait un wagon avec des corps en tas à Buchenwald, et des photos de survivants émaciés. Il y eut une forte opposition à ce que l'exposition commence par ces images que le visiteur aurait trouvées juste en sortant de l'ascenseur, au 4 e étage, au début de l'exposition. Il ne fallait pas que cette visite se transformât en "musée de horreurs", en spectacle, en "horror show". Il ne convenait pas non plus de montrer des photos avec des parties génitales, comme si les morts avaient pu "poser" avec décence. L'exposition devait ménager le "bon goût". On coupa donc les photos à bonne hauteur de façon à ne pas voir le sexe des malheureux. Les films et photos les plus insoutenables, en particulier les exécutions de femmes, dénudées, par les Einsatzgruppen ( pour les quelques documents visuels qui sont en notre possession) sont quelque peu dissimulés derrière des petits murs, et présentés en vidéo, à la discrétion des visiteurs et des parents accompagnant de jeunes adolescents. Certains des organisateurs n'étaient pas d'accord avec l'idée de base qu'il fallait pouvoir raconter l'histoire de l'holocauste à l'Amérique profonde, à la famille d'une "ferme de l'Iowa". Ils étaient donc confrontés à un vrai dilemme. Si c'était trop insoutenable le bouche à oreilles écarterait les gens du musée, mais il ne fallait pas non plus banaliser l'événement, le rendre "acceptable" par ses images maîtrisables ou par son récit linéaire. La section consacrée à la montée du fascisme a fini, après maintes discussions, par montrer les assassins. Mais par où commencer cette histoire? Visitant l'exposition permanente entrain de s'organiser, le directeur du Yad Vashem, Itsrak Mais, faisait remarquer que les nazis apparaissaient comme  des "Supermen", une force surnaturelle qui avait pris le pouvoir, comme si un démon " métaphysique avait tué les juifs"[21]. Cela permit sans aucun doute des rectifications, mais cela n'effaça pas le fait que le visiteur est confronté au nazisme comme à un "deus ex machina", une force quai extra-historique.

            On eut peur que le musée laissât trop dans l'anonymat les victimes de l'holocauste, qu'on n'insistât pas assez sur l'aspect " une plus une" des victimes, chacune avec son nom et son visage. C'est une des raisons pour lesquelles on trouve cette émouvante tour avec plus de mille photos des habitants du shtetl lituanien d' Ejszyszki, photos d'avant la dernière Guerre mondiale, qui restitue de façon palpitante, la diversité, la pluralité de la vie des petites bourgades juives d'Europe centrale.

            En outre, comme  Edward T. Linenthal[22] le fait très bien remarquer, le musée est confronté au problème des objets et autres artefacts déplacés de leur contexte originel, comme dans tous les musées. Ce qui se présente comme un problème technique de muséographie devient ici insurmontable confronté qu'il est à questions éthiques. Fallait-il, par exemple enlever quelques briques de ce qui reste du vrai mur de briques qui encerclait le Ghetto de Varsovie pour les placer à washington, alors qu'on moulait ce morceau de mur pour en faire un artefact grandeur nature? Quand on se rend à varsovie, aujourd'hui, que dans une arrière-cour qu'on a atteint en entrant sous une porte cochère, on voit ce mur avec un trou et un panneau expliquant que quelques briques ont été enlevées pour les céder au musée de Washington, on reste confondu. Pourquoi ne pas laisser ces briques dans les vrais lieux-traumas ?  Par un accord spécial avec le musée d'Auschwitz, des amoncellements de valises, de parapluies, de brosses à dents, de chaussures, d'assiettes, des prothèses, des boites de Zykklon B furent fournis au musée de Washington. Il devait en outre, être question de neuf kilos de cheveux, mais la discussion fut très vive pour savoir si le déploiement des cheveux humains venus d'Auschwitz dans l'exposition permanente était licite ou non.

            Ces cheveux avaient été destinés par les nazis à l'industrie allemande et devaient servir à fabriquer toutes sortes de biens. Ils étaient entassés dans des baraquements à Auschwitz. Devant l'arrivée des troupes soviétiques en 1945, les Allemands mirent le feu à ces baraquements, mais les Soviétiques trouvèrent sept mille kilos de ces cheveux. Ils sont depuis, exposés dans les vitrines du musée d'Auschwitz, et, leur vue est un moment d'émotion indescriptible pour tous ceux qui sont venus visiter ce lieu-trauma.  Dans la discussion, tout le monde a achoppé sur la question de la différence entre le lieu-trauma, le lieu où les événements s'étaient déroulés, et, cet autre lieu, Washington: " si le musée avait été situé à Auschwitz, à Treblinka ou à Mauthausen; si on était en présente du site réel des atrocités commises et du lieu même de la mort des victimes, alors le déploiement de ces restes: cheveux, ossements et cendres seraient les témoins de leur dégradation et leur présence serait valide. Mais ici, à Washington DC, cette validité ne tient plus. Des restes humains ne sont pas une marchandise que l'on pourrait transporter, déplacer, cataloguer, et arranger en vue de les disposer de façon dramatique; nous avons l'obligation-morale- de respecter ce matériel, qui devrait être enterré rituellement, enterrement qui fut dénié aux individus.... l'horreur et l'inhumanité des assassins nazis doit être transmise mais pas aux dépens des victimes ou en exploitant l'émotion des visiteurs.". [23]  Comment dans ce cadre aseptisé, exposer ces reliques?  La discussion s'éternisa. Le comité passa aux votes et par  9 voix contre 4, décida de placer les cheveux d'Auschwitz dans l'exposition permanente. Certains poussèrent cependant au réexamen de la question. Finalement, devant l'argument que ce déploiement pourrait heurter l'identité féminine de certaines survivantes, qu'on pourrait se demander si ces cheveux n'étaient pas ceux d'un membre de sa famille, il fut décidé qu'on laisserait ces kilos de cheveux à Auschwitz, quelque part dans les entrepôts de l'oubli et qu'on se contenterait de prendre des photos des vitrines du vrai musée d'Auschwitz. S'il y a une notion qui convient parfaitement à tout se qui se jouaient dans le "transport", ou le moulage des objets, c'est bien celle de "perte d'aura" de W. Benjamin. A l'ère de la " reproductibilité technique" quelque chose s'est irrémédiablement perdu dans le déplacement, la re-production d'artefacts. Depuis les chaussures de Maïdanek jusqu'à cette oeuvre étrange moulage des phases de la machine de mort jusqu'à l'entrée dans les chambres à gaz qu'on a demandé à Mieczyslaw Stobierski de re-produire[24],  en passant par l'épisode invraisemblable des cheveux d'Auschwitz, le musée de Washington a eu fort à faire pour éviter la mémoire-simili, simulacre et kitsch.

            Quant à la fonction pédagogique, elle est partout. le musée a même organisé une autre exposition permanente pour les enfants. Mais peut-on réellement pédagogiser le Génocide? Emma Shnur ne pense pas que le Génocide puisse faire l'objet d'une transmission de masse. Elle écrit à propos d'un autre contexte que la pédagogie, en ces matières a des vertus limitées:  " il n'est pas raisonnable  en général de fabriquer de l'émotion et de l'identification à l'école, mais lorsqu'il s'agit en plus, d'identification avec des enfants victimes et martyrs, on joue  sur des affects dangereux. Il faut assurément des trésors de rigueur, de délicatesse et de respect pour faire passer une pédagogie de l'identification doloriste que, jusqu'àlors, l'école laïque avait la fierté de laisser aux écoles religieuses, et dont cent années de pensée pédagogique nous ont appris à penser la nocivité. ..." [25]

            La fin de l'exposition permanente joue sur deux registres antithétiques. D'une part, elle est le triomphe de l'instrumentalisation. Au sortir de l'exposition, le visiteur est invité à opposer l'Europe-cimetière représentée par une photographie géante de stèles et de plaques tombales des cimetières juifs de Pologne, à Israël, où fut fondé l'état juif en 1948 et aux Etats-Unis où la vie juive peut se développer librement. C'est évidemment un peu court, mais parfaitement adapté à une hégémonie discursive qui va bien au-delà des communautés  juives du monde. le second registre est beaucoup plus grave et authentique. Il consiste, à montrer sur un écran géant, dans un lieu aménagé en salle de cinéma le témoignage de survivants. On est là en face de la parole de témoins et nul n'a besoin de commentaires explicatifs.[26]

            Ces quelques aperçus ne visent pas à discréditer une entreprise qui a son mérite. la charge émotionnelle est bien présente, par la carte d'identité distribuée à l'entrée [27],  par certains objets comme les très émouvants bidons de lait dans lesquels E. Ringelblum et son équipe ont caché les chroniques du Ghetto de Varsovie, ou le wagon prêté par l'état polonais dans lequel on entre et duquel on sort en méditant. L'exposition l'exposition prend de même au sérieux certaines fautes des Etats-Unis aux conséquences tragiques comme cette histoire du navire, ayant à son bord des gens fuyant l'Europe occupée, bateau qui ne put accoster et qui s'en retourna en Allemagne avec les gens livrés au destin que l'on sait; ou comme la décision de ne pas bombardement d'Auschwitz-Birkenau. Ces remarques ne cherchent qu'à montrer les apories auxquelles on a à faire face lorsque qu'on vise à la fois, le récit de la trame chronologique de l'événement, l'installation muséale de l'événement, la fonction civique dans le cadre des Etats-unis, la fonction pédagogique permanente et la fonction commémorative, car le danger est bien de " formater" la mémoire collective, d'instituer un récit et des images officiels dont la plénitude ne transmet rien, le danger c'est de constituer une mémoire sans transmission.

 

LES OMBRES DE L'HISTOIRE

           

Est-ce qu'il y a  des modes de représentation alternatifs, des façons de chercher à transmettre autrement que dans le plein de la représentation, de la copie, de la photo, du simulacre, du parcours pédagogique, de la linéarité de l'instrumentalisation qu'elle soit au service de la fragmentation mémorielle ou au service de la mémoire officielle?

            Ce qui manque à ces musées ou mémoriaux, c'est la part d'ombre, un indicible qui ne se dissimule pas derrière l'inexplicable ou l'inintelligible, en sacralisant l'événement. Ce qui bloque la transmission dans ces bâtiments officiels, c'est le trop-plein d'images et d'explications, l'illusion d'une possible mise en contact avec ce réel du passé, un passé qui parlerait dans son horreur même, et qui donnerait, par le récit dans lequel il est pris, une leçon de morale et transmettrait des valeurs. Ces musées nous communiquent de l'information mais ne transmettent peut-être rien. Les discours autres, nous le savons bien, c'est d'abord la rigueur du travail ingrat de l'historien, bien que dans ces domaines, l'historien ne soit pas à l'abri des conjonctures idéologiques et de la pression du mémoriel. C'est aussi dans un autre ordre d'idées, la fiction, le pouvoir de l'art. C'est encore, la force de la parole des témoins, mais c'est aussi, certaines formes hybrides, qui utilisent à la fois l'histoire et sa rigueur, l'imagination, la fiction, le témoignage, des formes inclassables, souvent des installations qui ne visent pas à "installer le trauma", mais qui se donnent un espace de méditation, de remémoration au sens où W. Benjamin l'entend. La remémoration n'est ni la conscience historique rationnelle, ni la divination des sociétés antiques. Elle est à mille lieux de la réactualisation agressive de l'événement traumatique ou d'un passage à l'acte de ce qui n'a pu être symbolisé. Dans les Thèses sur le concept d'histoire, celles-là mêmes où l'ange de l'histoire est emporté par la catastrophe, Walter Benjamin écrit: "  certes les devins qui scrutaient le temps pour y découvrir ce qu'il porte en son sein ne l'éprouvaient ni comme un temps vide ni comme un temps homogène. Si l'on prend conscience de ce fait, on comprendra peut-être comment le passé était vécu dans l'expérience de la remémoration: exactement de la même façon. On sait que les Juifs n'avaient pas le droit d'interroger l'avenir. En revanche, la Tora et la prière enseignaient la remémoration. Celle-ci leur permettait de désensorceler l'avenir qui asservit ceux qui s'informent auprès des devins..."[28]

            La remémoration est une "île du temps" et permet la constitution  d'un espace de contemplation rétrospective. Elle s'installe sur le silence, les manques, les trous, les bribes, elle permet un certain travail du silence en nous, de la confrontation non pas avec des images mais avec l'absence même, avec la ruine, avec une conscience historique de l'enruinement qui ne fait pas l'économie de la perte. Loin des mémoires saturées, elle ouvre un espace tiers. Car la mémoire saturée fonctionne un peu comme cet Allemand du curieux film de Herbert Achternbusch, Das Letzte Loch, de 1981. Un homme est malade de l'holocauste. Bien qu'il ait été trop petit pour avoir connu la période et ce qui s'était produit, il se sent coupable. Il est malade. Il va voir un médecin qui lui donne une ordonnance impossible à suivre. Il s'agit de boire un verre de Whisky pour chaque victime juive, c'est à dire de boire 6.000.000 de verres de whisky en essayant de voir un visage inconnu à chaque fois. Ce que le médecin veut lui signifier sur le plan symbolique, c'est qu'on ne peut pas venir à bout de l'événement ne peut à coup de recettes, qu'on ne peut pas si facilement en faire le deuil, que la culpabilité allemande ne peut pas se guérir ainsi, qu'on en aura peut-être jamais fini. Le personnage se suicide en se jetant dans le Stomboli comme Empédocle parce qu'il ne peut plus supporter d'être Allemand.

            De la construction d'un espace-tiers, de remémoration, je ne prendrais ici que quelques exemples.

            La maison manquante de Christian Boltanski, en premier lieu. Il s'agit d'une installation d'octobre 1990, à Berlin, dans l'ancien quartier juif, à Orianenburgerstrasse. Au milieu des façades d'une rue, il y a un trou, un vide, une maison qui manque. Sur le mur de la maison mitoyenne, le nom des familles disparues avec l'appartement qu'elles occupaient. Leur nom, leur métier, la date de leur mort. Lynn Gumpert commente cette installation de la façon suivante:  

 

            Les organisateurs de cette exposition montée en toute hâte pour marquer la réunification des deux Allemagnes avaient demandé aux artistes invités de réagir à la chute historique du mur de Berlin. Boltanski trouva un complexe immobilier situé dans la partie est de la ville, dont la section médiane, détruite durant la Seconde guerre mondiale, n'avait jamais été reconstruite. Il demanda à des étudiants d'une école d'art allemande de l'aider à réaliser cette installation, intitulée fort à propos, la Maison manquante. Selon ses instructions, ils identifièrent plusieurs des anciens occupants du bâtiment détruit. Chaque occupant fut représenté par une plaque indiquant son nom, son métier ainsi que la date de sa mort; les plaques furent ensuite fixées sur les deux murs mitoyens des maisons voisines intactes, au plus près de là où se tenaient leurs anciens appartements[29].

           

 

            Les renseignements obtenus par une équipe de recherche sur les anciens habitants disparus avaient été disposés dans des petites tables vitrines dans la partie-ouest de la ville. Elles ont été vandalisées et ne sont plus visibles aujourd'hui. Quant à la maison manquante, sur la  Grosse-Hamburger Strasse, elle a perdu le panneau qui expliquait l'originalité de l'entreprise. Le visiteur n'a plus de commentaires à sa disposition, il ne voit plus que des plaques avec le nom des anciens habitants, leur profession et la date de leur "départ", presque toujours "1942". A elle seule, cette date est parlante. Elle permet en outre cette confrontation solitaire avec le passé, la méditation, non pas la communication, mais la transmission, par la mise en visibilité de l'absence et du manque.

            Shimon Attie, quant à lui a pris l'ancien quartier juif de Berlin,non pas celui des juifs assimilés, mais celui des juifs qui arrivaient de l'est en particulier de Galicie, le Scheunenviertel, pour objet. Ce quartier, non loin de l'Alexanderplatz se trouvait dans la partie est de Berlin. C'est l'absence même qui est au coeur de ce projet. Le long de ces rues désolées et vidées de leurs habitants, il a crée une installation originale. Il a d'abord retrouvé des photos anciennes de ce quartier avec les devantures des boutiques juives et leurs enseignes, des habitants qui posaient pour ces photos des années 20 et du tout début des années 30. Il les a transformées en diapositives, et ensuite avec un appareillage assez complexe, les a projetées la nuit, in situ, sur les lieux mêmes où elles avaient été prises. Le passant qui se trouve là reçoit un choc, voyant littéralement des images spectrales sur les murs de la rue. C'est ainsi qu'on voit sur un mur lépreux d'aujourd'hui, à côté d'une porte-cochère: Hebraische BUCHHANDLUNG, la même indication en hébreu, et la silhouette d'un homme vu de dos portant un chapeau comme nombre de juifs en portaient. Ou encore, à l'intérieur d'un porche: Conditorei. Cafe, avec là-encore, des silhouettes de juifs pieux, en chapeau. Ces photos sont saisissantes par le contraste qui s'établit entre l'obscurité des rues et ces zones puissamment éclairées, puits de lumière venant trouer la nuit de l'oubli.

            L'artiste a commencé ses projections en Septembre 1991 et a continué à les faire durant un an quand le temps le permettait. L'installation elle-même fut photographiée avec ses contrastes de lumière, de façon à ce qu'il y ait une trace de l'installation éphémère par définition. L'artiste a pu enregistrer les réactions des habitants du voisinage et des passants. Au début, ils étaient plutôt favorables à son installation, mais peu à peu, il sentit croître l'hostilité contre lui. Un des hommes, voyant la projection sur son propre building lui cria qu'il allait appeler la police parce que ses voisins allaient croire qu'il était juif.... Ces installations ne sont pas bien accueillies, elles dérangent. Les créateurs de contre-monuments exaspèrent souvent leurs contemporains qui préfèreraient "oublier". [30]         

    Horst  Hoheisel est un artiste allemand qui a proposé une "solution" originale et provocante pour la question ( non encore tranchée en septembre 1998) pour le Mémorial de l'Holocauste de Berlin. Devant la porte de Brandebourg, il y aurait à même le sol, devant les deux pavillons qui encadrent la porte et devant chacun des six piliers, les noms suivants: Auschwitz, Treblinka, Maïdanek, Stutthof, Sobibor, Kuhlmof, Belcek. Voisineraient ainsi le monument qui incarne " la grandeur de l'Allemagne" et l'horreur du siècle dont le IIIe Reich s'est rendu responsable. Puis, dans un deuxième temps, on ferait sauter l'ensemble à la dynamite. Les ruines de la Porte de Brandebourg entrelacées avec les noms des camps de la mort, seraient le Memorial de l'Holocauste. On laisserait ces ruines à la méditation des passants et habitants de Berlin.

            Marie-Jeanne Musiol est une artiste canadienne. Elle photographie les arbres de Birkenau, de grandes photographies, à la base de l'arbre. On ne voit qu'une partie du tronc et le sol a sa base, en gros plan. Rien que la base de ces troncs d'arbre. Quand on s'approche on voit que la base de ces arbres et leur écorce sont recouverts d'une  poussière presque stratifiée. Il s'agit de la cendre des morts. Cinquante ans après, les cendres se sont accumulées au pied des arbres et ont recouvert l'écorce pour se fondre dans la nature. Les photos ne sont accompagnées d'aucune légende. [31]

            Contre les mémoires saturées, ces travaux hybrides autour de la perte, de l'absence transmettent quelque chose du passé dans son illisibilité, non pas dans son inexplicabilité. C'est un travail sur les ombres, sur le " pas tout" de la saisie du passé.

            Prenant appui sur le très beau livre de Jacques Derrida, Les Spectres de Marx.[32],  Emmanuel Terray [33] écrit les remarques suivantes:

" Dans son livre sur Les Spectres de Marx, Jacques Derrida s'est fait l'avocat de ces êtres que les anciens appelaient des ombres et qui ne sont rien d'autres que les morts tels qu'ils survivent " en esprit" au milieu de nous. Il a souligné la nécessité d'accepter leur intrusion et l'urgence d'ouvrir le dialogue avec eux, afin d'échapper à l'emprise étouffante de la "présence pleine".[34]

            Le spectral, ici est l'espace tiers qui va permettre l'héritage, la transmission, le passé ouvert dans ce qu'il a encore à nous dire et dans ce que nous avons encore à lui dire. La présence pleine contre le travail de l'absence, mémoire saturée contre la prise en compte de la perte et de la ruine, la trace de la perte. Se souvenir alors de ce récit hassidique: Quand le Baal Shem Tov avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière silencieuse; et ce qu'il avait à accomplir se réalisait. Quand, une génération plus tard, le Maggid de Meseritz se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit: "nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière", et ce qu'il avait à accomplir se réalisa. Une génération plus tard Rabbi Moshe Leib de Sassov eut à accomplir la même tâche. Lui aussi alla dans la forêt et dit: " Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l'endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire"; et ce fut suffisant. Mais quand une autre génération fut passée et que le Rabbi Israël de Rishin dut faire face à la même tâche, il resta dans sa maison, assis sur son fauteuil et dit: " Nous ne savons plus allumer le feu. nous ne savons plus dire les prières, nous ne savons même plus l'endroit dans la forêt, mais nous savons encore raconter l'histoire"; et l'histoire qu'il raconta eut le même effet que les pratiques de ses prédécesseurs [35]   

 

Régine Robin
 



    [1] Nous n'étudierons pas dans le cadre de cet article les problèmes considérables que l'Allemagne entretient avec sa mémoire conflictuelle, avec ses "deux passés", celui du nazisme et celui de la RDA, évidemment mis sur le même plan dans le discours social hégémonique à l'heure actuelle. Une bonne introduction au problème est données par Peter Reichel, L'Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998. Nous renvoyons le lecteur patient au livre que nous préparons sur La nouvelle fabrique du mémorable. ( R.R.) 

    [2] E.Conan, et H.Rousso,  Un passé qui ne passe pas. Paris, Gallimard, 1996. Voir également: Henry Rousso, Le syndrome de Vichy. Paris, le Seuil, 1987 et du même auteur: La hantise du passé.Paris Textuel, 1998.

 

 

    [3] Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, réed, 1997.

 

    [4] Pierre Nora  "La fin de l'histoire-mémoire", Les lieux de mémoire : I La République, sous la direction de Pierre Nora, Paris, Éditions Gallimard, 1984.pp XVII-XLII.

 

NORA, Pierre (sous la direction de), Les lieux de mémoire. Paris, Gallimard, 7 volumes. 1984-1992.

    [5] Je me permettrai de renvoyer à un de mes livres parus à Montréal en 1989, Le roman mémoriel. Montréal, Le Préambule, 1989.

    [6] Louis Marin, " dégénérescence utopique: Disneyland" in Utopiques: jeux d'espaces. Paris, Minuit, 1973.

    [7] cité par Mike Wallace,  Mickey Mouse History. Philadelphia, Temple University Press, 1996, p 21.

    [8] cité par Mike Wallace, op cit p 255.

    [9] Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris Galilée 1981.

    [10]    On verra entre autre le livre de A. Jaubert,Le Commissariat aux Archives, Paris, Barrault 1987,et également, M. Ferro, L'histoire sous surveillance, Paris,Calmann-Lévy 1985.

    [11] La première mention est faite lors d'une allocution en 1893: The Significance of the Frontier in American History, au cours d'une réunion de l'American Historical Association à Chicago. Le livre le plus connu de Turner est The Frontier in American History de 1920.

    [12] Parmi les historiens citons entre autres Donal Worster Rivers of Empire: Water, Aridity and the Growth of the American West  de 1985 et Patricia Limerick Legacy of Conquest: The Unbroken Past of the American West. de 1987.

    [13] Cité dans Patrick Brion. Le Western. Paris, La Marinière, 1992, p 17.

    [14] cité par William G. Robbins, " l'émergence de la nouvelle histoire" in  Le mythe de l'Ouest.Autrement, 1993, p 59

    [15] J. Truslow Adams, "Our American dream", in Catholic world, nov. 1931, p. 216-218. Il s'agit de la première formulation du syntagme Ämerican dream. Pour le développement de ce qui suit, je m'appuie sur une remarquable étude à paraître: J.F. Côté, "New Deal et American Dream: la révolution pragmatiste des années trente aux USA", rapport pour le Cercle d'étude et de recherche sur les années trente (Montréal), 1989. Voir aussi mon article " le dépotoir des rêves" in Masses et culture de masse dans les années trente. Paris, Editions ouvrières 1991, pp 9-41.

    [16] Sur la problématique générale concernant les musées et les mémoriaux consacrés à l'holocauste, voir: James E YOUNG, "Écrire le monument : site, mémoire, critique", Annales ESC, no 3, mai‑juin 1993, pp 729-743.

 

James E YOUNG (1989), The Texture of Memory : Holocaust Memorials and Meaning. Yale University Press, 1993.

 

James E YOUNG, Writing and Rewriting the Holocaust. Narrative and the Consequences of Interpretation, Bloomington, Indiana University Press, 1988. 

    [17] Cité par Tom Segev, Le septième million. Paris, Liana Levi, 1993, p 391. Rappelons qu'auparavant, Israël avait fait édifier un mémorial aux juifs disparus dans la Shoah, le Yad Vashem.

    [18] Charles Maier, " A Surfeit of Memory? Reflections on History, Melancoly and Denial" History and Memory, 1993, pp 136-151, cité par Dominick La Capra, History and Memory after Auschwitz. Cornell University Press, 1998, pp 14-15.

    [19] Une de mes étudiantes, Pascale Marcotte a consacré son mémoire de maîtrise à ce musée. C'est dans le cadre de la direction de ce travail que j'ai pu visiter par deux fois ce musée.

    [20] cité par Anson Rabinbach " From explosion to Erosion" . Holocaust Memorialization in America since Bitburg" History and Memory. Vol 9, no 1/3, Automne 1997, p 241. Nous devons beaucoup à ce remarquable article.

    [21] cité par Anson Rabinbach " From explosion to Erosion" . Holocaust Memorialization in America since Bitburg" History and Memory. Vol 9, no 1/3, Automne 1997, p 240.

    [22]  Edward T. Linenthal Preserving Memory.. The Struggle  to create Holocaust Museum.New York, Viking Press, 1995.

    [23]  Texte de Greenwald et Morgenstein cité par Edward T. Linenthal, op cit pp 212-213.

    [24] M. Stobierski est un rescapé qui, construisit tout de suite après la guerre une oeuvre en plâtre pour le musée d'Auschwitz, en 1948, qui voulait montrer l'ensemble du processus de l'extermination. Les organisateurs du  musée de Washington, apprenant qu'il était toujours vivant, lui demandèrent de re-faire cette oeuvre, une copie qu'il acheva en décembre 1992. Il s'agit de milliers de figurines en plâtre qui incarnent par leur visage, leurs gestes, leur masse aussi, l'horreur de l'extermination et ses différentes phases.

    [25] Emma Shnur, " la morale de l'histoire". Le débat, no 96, septembre-octobre 1997, p 104.

    [26] Sur la nature de ces témoignages comme genre, leur apport et leurs limites voir de Lawrence L. Langer,Holocaust testimonies: The Ruins of Memories. Yale University Press, 1991. Voir aussi, Shoshana Felman et Dori Laub, Testimony. New York, London, Routledge, 1992.

    [27] Encore que certains membres du comité organisateur avaient mis en garde contre cette autre horrible vision: 12000 cartes d'identité jonchant le sol dans les rues avoisinantes à la sortie du musée, une façon de se délester d'un "devoir de mémoire" peut être inassumable sous cette forme, et par là même non transmissible.

    [28] W. Benjamin, cité par Stéphane Mosès, L'Ange de l'histoire, Le Seuil 1992, 

    [29] Lynn. Gumpert, Christian Boltanski, Paris, Flammarion, pp. 144-145.

    [30] En ce qui concerne le travail de Jochen Gertz, et d'autres créateurs de Contre-monuments, voir les travaux de James E, Young  "Écrire le monument : site, mémoire, critique", Annales ESC, 1993, no 3, mai‑juin, 729-743.

The Texture of Memory : Holocaust Memorials and Meaning, Yale University Press, New Haven, London, 1993.

"The Counter-Monument: Memory against itself in Germany Today" in Critical Inquiry, 18,1992, pp 267-296.

" Germany's Memorial Question. Counter-Memory and the end of the Monument" in The South Atlantic Quaterly, 96-4 Fall 1997, pp 853-880.

Voir aussi, Régine Robin, " Traumatisme et transmission" in Ecriture de soi et trauma, sous la direction de Jean-François Chiantaretto, Paris, Anthropos, 1998, pp 115-131.

 

    [31] Marie-Jeanne Musiol, In the Shadow of the Forest (Auschwitz-Birkenau) exposition à la galerie Saw, Ottawa ( Canada) du 19 septembre 1998 au 17 octobre 1998. Le document d'accompagnement de l'exposition dit simplement: " La plupart des visiteurs du camp viennent se recueillir au monument massif de pierre qui commémore la mémoire des victimes, sans pousser plus loin leur déambulation dans les champs ou la forêt qui contiennent les cendres. Pourtant, la connexion entre la terre qui retient les traces physiques des vies passées et les arbres qui poussent dans cette matière, témoigne d'une présence vive et d'une continuité toujours agissante. de nombreuses questions sur la nature de la mémoire et sur la possibilité d'une transmission invisible et immédiate nous sollicitent dans ce lieu de la forêt. L'arbre devient alors la métaphore des particularité des personnes que la terre d'Auschwitz continue d'expirer...."

          Au dos du livre dépliant qui reproduit les photos, cet écrit: " dans l'ombre de la forêt tu sauras qui je suis".

    [32] Jacques Derrida Les Spectres de Marx. Paris, Galilée, 1993.

    [33]  Emmanuel Terray. Ombres berlinoises. Voyage dans une autre Allemagne. Paris, Odile Jacob, 1996.

    [34] Emmanuel Terray, op cit p 10.

    [35] On trouve de nombreux ouvrages qui font allusion à cette légende. Citons Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1973, p 368, et Stéphane Mosès, L'Ange de l'histoire, Le Seuil 1992.