Régine Robin

 

Le Naufrage du siècle

PREMIÈRE PARTIE

LE POIDS DE L'HISTOIRE

I.

 

Requiem pour une statue déboulonnée:

l'Histoire comme kitsch et comme remake

 

D

ans Épreuves, Georges Steiner nous présente un correcteur d'épreuves qui travaille depuis plus de trente ans et qui est un maniaque de l'exactitude: «Nuit après nuit, Carlo, je travaille à en avoir mal au crâne.  Pour que tout soit d'équerre.  Pour corriger la plus minuscule coquille dans un texte que personne ne lira peut-être jamais ou qui sera mis au pilon le lendemain.  Devoir sacré.  Mettre d'équerre.  C'est une question de dignité.  Gran dio, Carlo, il faut que tu me comprennes.  L'utopie consiste simplement à mettre d'équerre!  Le communisme, c'est redresser les erreurs de l'homme, de l'histoire.  Corriger des épreuves»[1].

                Le Professore, comme on l'appelle, s'aperçoit un matin qu'il n'y voit plus assez bien, qu'il lui sera difficile de continuer à redresser les erreurs des épreuves, de redresser les erreurs de l'Histoire; cette dernière du reste, avec des déchirures rétiniennes, est devenue totalement opaque, indécodable.  Nos amis discutent à n'en plus finir sur ce qu'ils ont vu défiler récemment, tous événements qui ont ruiné leurs espérances.  Le mur de Berlin et les masses se ruant sur les produits bon marché à l'Ouest, une marée humaine s'engouffrant par les brèches ouvertes dans les barbelés en Hongrie, les Trabant abandonnées le long des routes avant la frontière, la révolution de velours à Prague et Vaclav Havel au balcon qui leur rappela douloureusement les chars soviétiques d'août 1968; puis ce fut la série des déboulonnages de statues, des centaines, peut-être des milliers de statues, toutes plus hideuses les unes que les autres, et la Hongrie, et la Roumanie et la fin des Ceaucescu, et les faux charniers de Timisoara, leur rappelant les vrais de Khatin et les milliers de l'archipel du Goulag, et le démantèlement de l'URSS, la journée du 25 décembre 1991, le jour de Noël où le drapeau rouge à faucille et marteau fut amené du Kremlin et ça continue et ça continue.  Les conversations sont intermina­bles pour en arriver à cette réflexion: «Si toute cette souffrance, toute cette boue n'avait conduit qu'à ça, ce serait insupportable.  Oui, mon vieux, nous sommes dedans jusqu'au cou.  S'il devait apparaître que c'est ça et rien d'autre, autant se pendre au premier réverbère venu.  A un crochet de boucherie»[2].  A quoi un autre personnage répond: «Oui, nous nous sommes trompés.  Hideusement trompés, comme tu dis.  Mais la grande erreur, cette surestimation de l'homme dont elle procède, est la plus haute conquête de l'esprit humain au cours de son effroyable histoire»[3].  Il y a aussi ce passage où les protagonistes de cette histoire/Histoire voient à la télévision le tout nouveau et très kitsch regain de religiosité à Moscou avec les commentai­res enthousiastes du journaliste:

                                «Chers téléspectateurs, mes amis, joignez-vous à moi en ce moment historique, ici, sur les marches de Saint-Basile à Moscou. L'Eucharistie à nouveau célébrée.  De la nourriture pour des coeurs affamés.  Qui n'ont jamais perdu espoir.  Jamais.  Enfin, nous pouvons partager leur félicité.  Admirez cette lumière sur les dômes couverts d'or. Et à présent...»  Spectaculaire interruption, tandis que les caméras plongent vers une forme aplatie, à peine discernable dans l'obscurité sous les murs du Kremlin.  «La tombe de Lénine».  Sa voix se rengorgeait du miel de la victoire.  «Le célèbre ou plutôt, tristement célèbre mausolée.  Dans combien de temps fermera-t-il ses portes, dans combien de temps retirera-t-on la figure de cire du despote?»[4].

                A la fin, le professeur presque aveugle va à Rome, via delle Botteghe Oscure, là où est le siège du Parti communiste italien.  Il veut adhérer ou réadhérer.  On le reçoit comme s'il était dérangé.  Tout le monde rend sa carte, le parti est totalement désorganisé, il existe à peine d'ailleurs, il n'y a plus de Parti communiste italien.  Il a changé de nom.  Désormais, il s'agit du Parti de la gauche démocratique: «"Finie l'étoile rouge.  Un arbre verdoyant".  Il agita le nouveau logo sous le nez du Professore.  "C'est à ça que vous voulez adhérer?"  Tout juste.  Si juste que lui, le pénitent ne répliqua rien, incapable d'exprimer la soif qui le tenaillait. Comme un automate, il esquissa un hochement de tête aveugle»[5]. 

                Comment ne pas s'identifier à cette métaphore du correcteur d'épreuves devenu aveugle qui s'entête néanmoins à garder quelque chose, alors qu'il est témoin de la faillite complète du communisme?  Ce qu'il cherche à garder désespérément, c'est ce qui motiva si longtemps mon père en dépit de tout.  Steiner le dit avec force dans son livre:

                                (...) mais une immense foule en marche depuis la nuit des temps, secouant les chaînes immémoriales de son esclavage, la révolte de Spartacus, les jacqueries et les soulèvements millénaristes, et les communards, les innocents et les soumis exécutés sur cette grande place de Saint-Pétersbourg en 1905, la colonne interminable des mutins et des vaincus qui avaient sacrifié leur vie à la cause en 1917, dans les caves de Shanghai, dans les chambres de tortures de Madrid, Berlin, Santiago, chantant dans l'enfer glacé de Stalingrad pour se tenir éveillés, élan irrépressible, demain comme hier...[6]

                L'Histoire, on le sait, n'est écrite que par les vainqueurs[7] ou leurs scribes sur des traces ténues de ce qui reste, traces qui se sont constituées parfois par hasard, qui sont gérées, interprétées, qui entrent dans des récits, avant que ces derniers se délitent, se démodent, disparaissent en laissant des pans de mémoire à tout moment susceptibles d'être recyclés, «revampés».  L'Histoire s'écrit sur fond de silences, d'oublis, de tabous, de refoulés, de souvenirs écrans, sur fond de traces effacées, gommées.  Rien de plus fragile que la trace, rien de plus facile que son altération par réécriture, falsification, révisionnisme, simulacre, inversion des signes.  Lorsque les traces font défaut, on les invente.  Réinventer le passé, réinventer l'immémorial, les racines, confondre les temps, les lieux, pasticher, imiter, rendre le passé comme neuf, du simili passé.

                Fabriquer de la ruine.  Cette dernière cependant obéit à un étrange destin.  Mise au jour par l'archéologue, elle est immédiatement menacée.  A l'air libre elle risque de se transformer en «restes», «décombres», «débris». Une ruine à l'abri n'a aucun sens.  Il faut qu'elle soit découverte pour acquérir son statut de ruine.  Aujourd'hui, le nouvel archaïsme passe par la ruine, mais elle a ceci de particulier qu'on la fabrique et qu'on tisse autour d'elle un récit selon lequel elle a toujours été programmée pour faire ruine.  Il en est ainsi de ces statues, socles, enseignes, symboles, étoiles rouges géantes, édifices et mausolées qui encombrent les places ou les stades de l'Europe de l'Est.  Qu'en faire?  Les voilà réduits, du jour au lendemain, de «monuments glorieux» au niveau de restes infamants.  Musées? ou simple destruction?  Comment faire pour échapper au retour des fantômes, ou mieux, étant donnée cette manie de l'embaume­ment, au remake du «retour de la momie»?  A Budapest, le Musée du mouvement ouvrier hongrois a été loué à un organisme qui présente des expositions temporaires.  Il y a quelque temps, on pouvait y admirer des dinosaures[8].  Dans un récent article du journal Le Monde, on pouvait lire la chose suivante:

                                La Hongrie a symboliquement immortalisé non sans humour, quarante années de son histoire: dimanche 27 juin [1993] à l'occasion des festivités qui devaient marquer le deuxième anniver­saire du départ des troupes soviétiques, la ville de Buda­pest, dirigée par le dissident de longue date Gabor Demszky, a inauguré le premier musée en plein air des statues socialistes dans un ancien État du bloc soviétique.

                                                A l'ombre du monument aux martyrs et sous le regard bienveillant de deux colosses de l'armée rouge, une troupe parodiant une cérémonie officielle des années 50, avec son cortège de pionniers, de héros du travail et ses discours en jargon commu­niste, a joyeusement célébré la naissance de ce parc d'attractions d'un genre particulier qui sera ouvert au public le 1er août.

                                                Étalé sur 4 hectares à la périphérie de la ville le musée regroupe une quarantaine de statues et une dizaines de plaques commémoratives de l'ancien régime.  C'est d'ailleurs l'un des rares endroits en Hongrie où il est encore possible d'exhiber sans crainte des drapeaux rouges, depuis la récente interdiction de l'utilisation publique des sigles communistes sauf à des fins «culturelles» ou «éducatives».

                                                Histoire oblige, les statues des pères fondateurs du socialis­me, Marx, Engels, Lénine, sont nichées au deux extrémités du panthéon néo-classique dressé à l'entrée du musée.  Les autres reliques ont été réparties en trois groupes: les événements histori­ques, les figures politiques, et le monument «AUX LIBÉRA­TEURS» de 1945, revenus en 1956 pour mater l'insurrection hongroise.  Au milieu des fleurs en forme d'étoile rouge qui ornaient jadis l'entrée du Pont des chaînes, et pour terminer la balade, un autre clin d'oeil: un mur.

                                                L'ouverture du parc a été précédée d'une vive polémique entre les partisans de la destruction et les partisans de la conserva­tion de ces statues, sans que soient mentionnés ceux qui voulaient les vendre - A qui? - pour reverser les fonds aux «victimes du communisme».  «Nous avions voulu éviter deux extrêmes, insiste Miklos Marschall, le maire adjoint de la capitale, chargé de la culture: faire un Disneyland socialiste qui aurait tourné en dérision l'Histoire et créer un lieu trop sérieux, trop forcé.  Le résultat est typiquement hongrois: un compromis teinté de sagesse ironique»[9].

                On s'acharne à défaire, à effacer, à transformer en ruine, ce qui faisait hier encore le tissu social de ce monde.  On se refabrique un passé, on retrouve par recyclage ou divine surprise de vieux symboles, de vieux emblèmes, de vieux hymnes.  Un passé figé, comme conservé à la manière des mammouths.  Le philosophe géorgien Merab Mamardachvili disait peu de temps avant sa mort en 1991: «Le jeune d'aujourd'hui, lorsqu'il s'éveille à lui-même, à la conscience, à la pensée, se retrouve dans une forêt de cadavres debout»[10].  Tout retour en arrière est valorisé.  Georges Nivat en parlant d'un «bluff généralisé» fait la remarque suivante: «A quoi s'ajoute une incroyable résurgence des coutumes et cérémoniaux des anciennes classes sociales d'avant la révolution: un peu partout les assemblées de la noblesse se sont réunies à nouveau comme si rien n'était (et les recueil d'armoiries font florès) (...), un peu partout les régiments de cosaques ont réapparu, avec leurs atamans, élus Dieu sait par qui, avec leur nagaïka (le fouet de mauvaise mémoire), leurs uniformes, leurs cartouchières, et ils paradent de l'est à l'ouest du pays...»[11].

                On ne sait plus si c'est le passé revivifié, fantasmé, ou si c'est le présent.  On connaît cette histoire qui eut son moment de célébrité aux USA.  A Malibu, en Californie, on a reconstitué dans ses moindres détails la villa des Papirii de Pompéi.  Même une certaine patine fut reconstituée.  Or, quelques petits tremblements de terre ont endommagé la nouvelle vieille villa, des craquelures sont apparues.  On se prend à rêver que la villa de Malibu pourrait bien, à peu de choses près, connaître le même destin que l'original.  Film d'horreur ou film fantastique?

                Impossible travail du deuil à l'Est et immense retour du refoulé, en attendant la grande vague du ressentiment!

                Dans ce travail de la mise en ruines ou de la mise en déchets[12], il y a d'abord l'échange des morts ou des momies, les allers et les retours.  Quelques exemples. 

                Le 16 juin 1989 Imre Nagy, le célèbre premier ministre des événements de la révolution de 1956 en Hongrie, fut à nouveau enterré mais avec des funérailles grandioses et publiques. Parallèlement fut lancé un concours pour édifier un mémorial aux victimes de la répression de 1956, et une grande exposition sur le stalinisme ouvrit ses portes à Budapest, façon de muséifier ce passé récent qui ne peut pas passer, façon illusoire de lui faire perdre son aura:

                                L'exposition s'appelait Sta-lin Rá-ko-si, allusion aux slogans qui à l'époque rassemblaient les foules.  La visite commence au coeur de l'exposition: une montagne de cadeaux envoyés à Rákosi pour son soixantième anniversaire en 1952.  De là, les visiteurs vont dans les salles reflétant le stalinisme au quotidien: une salle de réunion remplie de travailleurs se portant volontaires pour adhérer, d'affiches d'un conformisme débordant, habituel dans les années cinquante à l'Est comme à l'Ouest, chantant les louanges de la Grande révolution socialiste pour son trente-deuxième anniversaire, exaltant le bien-aimé camarade-dirigeant Rákosi ou indiquant le mois de récupération de la ferraille.  De l'autre côté se succèdent des salles montrant le plus sombre aspect du stalinisme: un bureau de l'AVO avec des dossiers et des instruments de tortures de l'ancien QG de la rue Andrassy, un simulacre de procès et les vêtements de travail portés par un détenu du camp de travail de Recht.  Pour terminer, le poing de Staline, de la taille d'un enfant de trois ans et les photos de la destruction de la statue en 1956, annonçant la fin de cette période[13].

                Septembre 1993 a vu le retour en Hongrie des cendres de l'amiral Miklos Horty qui fut de 1920 à 1944, après l'écrasement de la révolution hongroise de Bela Kun, le dictateur quasi fasciste du pays.  La monnaie a imprimé une médaille à l'effigie du régent et la droite radicale  a appelé la population à faire de cette cérémonie «une grande manifestation de continuité nationale».  De cette façon, le régime communiste n'aura été qu'une parenthèse et le pays, effaçant cette parenthèse, pourra renouer avec son «glorieux passé».  A l'autre pôle, ceux qui sortent.  L'épisode rocambolesque du mausolée de Dimitrov à Sophia vaut la peine qu'on s'y arrête.  Durant les événements de 1990, le mausolée de Dimitrov fut encerclé par des habitants contestataires.  Ils exigeaient le retrait immédiat de la momie de Dimitrov (comme Lénine et Staline, il avait été embaumé) et la transformation du mausolée.  Une commission spéciale fut nommée, chargée de statuer sur la dépouille de Dimitrov.  De nombreuses voix s'élevèrent pour qu'on laisse en l'état et le mausolée et la dépouille qu'il abrite.  Peine perdue!  Le mausolée est en pleine ville, sa symbolique trop forte.  La famille du défunt obtint, le 18 juillet 1990, que la dépouille fût secrètement enlevée du mausolée, incinérée et transférée au cimetière central de Sophia.

                                Le lendemain de l'enlèvement de la momie, les habitants de la Cité de la Vérité ont organisé un «déchet-fest» (sic).  Les occupants de la place, les habitants de Sophia ont apporté des livres, des portraits, des uniformes, des médailles, des vestiges de toute sorte, censés attester le lien d'intimité existant entre l'histoire personnelle de chacun et la Grande Histoire socialiste.  Les gens arrivaient avec les souvenirs d'un passé qui leur semblait déjà lointain pour se débarrasser d'eux en les jetant contre les murs du mausolée. Mais le tombeau était vide et le mausolée allégé du sarcophage paraissait intangible.  Ces gestes étaient impuissants à le recouvrir, le mausolée s'avérait plus rusé et méchant que la mémoire un peu courte de ses partisans et adversaires.  Il avait acquis une existence indépendante de la présence ou de l'absence de la dépouille misérable.  Il se laissait souiller sans broncher, ensevelir sous les débris, pressentant qu'un jour ou l'autre, il finirait bien par être nettoyé et ravalé[14].

                Se demander d'abord comment ce pays, cet empire a pu s'écrouler comme un château de cartes et à quoi correspond cette flambée de nationalisme un peu partout en Europe centrale et orien­tale.  S'agit-il d'une régression de type XIXe siècle, de la con­solidation de l'État-nation dans des pays qui ont été frustrés de cette étape et qui après l'écroulement du communisme opèrent une espèce de rattrapage même s'il prend des formes qui nous paraissent archaïques, ou s'agit-il de tout autre chose malgré le tragique des apparences, à savoir, une entrée dans le désir frénétique de consom­mation et le modèle américain, dans le postmoderne, mais par la mauvaise porte?  Dans un récent article des Temps modernes, Dubravska Ugresic laisse entendre qu'il s'agit bien d'une entrée dans l'ère du post-moderne, dans l'ère du simulacre:

                                Alors qu'il n'existe que depuis un an, le nouvel État présente, sans s'en rendre compte, tous les signes de la folie post-moderne.  Il recourt aux citations les plus diverses: celles du musée des régimes totalitaires, celles du projet yougoslave brisé, celles du mythe historico-culturel austro-hongrois, celles de l'histoire croate (qui devient de jour en jour, de plus en plus ancienne et glorieuse), celle du rêve européen, du musée ethnologique croate, du musée de l'industrie où sont exposés quelques rares vestiges du capita­lisme naissant, et ainsi de suite.  On a l'impression parfois que la politique officielle n'est qu'un amalgame de citations dont on a détourné le sens et modifié les prémisses.  Pour les faire tenir ensemble, on les a collées avec la salive de l'homogénéisation de la nation, du mythe national et de l'orgueil guerrier sur la défensi­ve.  La dictature postmoderne ) dont les citoyens n'ont pas encore pris conscience car ils ne sont pas à même de le faire ) telle est la stratégie politique d'un pays qui lutte pour son avenir, attaqué de l'extérieur (par les Serbes) et de l'intérieur (les Serbes tou­jours!).  La dictature portant le masque de la démocratie, ou la démocratie portant celui de la dictature, est la seule tactique employée par la politique officielle croate pour redonner confiance à une nation à bout de forces, et rendue hystérique.  Tous les citoyens sont conviés à prendre part à cette entreprise ) censée relever le pays ) et, tiens donc, toutes les méthodes sont permi­ses[15].

                Depuis longtemps, les habitants des pays de l'Est (futurs pays de l'Ouest puisque le Japon, comme chacun sait, est un pays occidental et qu'il n'y a pas si longtemps encore Prague était à l'Est) vivent entre le vrai et le faux, êtres de fiction dans des décors de hologrammes, au royaume du père Ubu.  Ils ont depuis longtemps perdu leurs repères, le sens et plus encore, le sens du sens.

                Des personnages historiques de premier plan disparaissaient des photographies officielles, des manuels scolaires, des tableaux dans les musées, du piédestal des statues après avoir disparu tout court.  Les retouches apportées à la factualité de l'Histoire étaient constantes, quotidiennes, si bien que cette dernière, onirique, fantasti­que, est devenue une Histoire sur mesure, ni vraie ni fausse, ajus­table.  A chaque virage idéologique, une petite ou une grande retouche.

                Le régime naît dans un iconoclasme généralisé: remplacement de tous les symboles du tsarisme par de nouveaux symboles ) le drapeau rouge, la faucille et le marteau, l'étoile rouge qui remplace les aigles impériaux, l'internationale et la varsovienne à la place de l'ancien hymne de la Russie impériale, Pétrograd (en attendant Léningrad) à la place de Saint-Pétersbourg, et toutes sortes de nouveaux rituels et formules de salutations.  Il meurt dans le même iconoclasme inversé: retour à l'ancien hymne impérial, à l'ancien drapeau, villes débaptisées, l'exemple le plus illustre est le retour à Saint-Pétersbourg, mais on ne désespère pas de redonner à Volgograd (anciennement Stalingrad) son vieux nom de Tsaritsyne; destruction des emblèmes, des statues (récemment, celles de Sverdlov, de Derzhinsky, de Kalinine et pour finir de Lénine, qui est en train de faire sa valise car, dernière nouvelle, il quitte le Mausolée, c'est devenu invivable).  Ce n'est pas la première fois que Lénine quitte son mausolée.  Dans les années 20, quelques temps après sa mort, toutes sortes d'histoires circulaient déjà.

                Nous sommes bien loin aujourd'hui de ces mythes naïfs qui enchantèrent mon enfance.  Il paraît que pendant la Seconde Guerre mondiale, après que les Allemands eurent envahi l'Union soviétique, on emmena Lénine à l'Est, en Sibérie, pour le mettre à l'abri et qu'il ne récupéra son mausolée qu'après 1945.  On peut aisément imaginer la course éperdue de Lénine suivi de ses embaumeurs n'arrivant pas toujours à réparer les dommages dus à cette aventure imprévue.  Quel film cela ferait!  On attend toujours le départ définitif du grand homme.

                Une double mémoire s'est peu à peu instituée.  La mémoire officielle d'abord, remaniant sans arrêt le passé, le triturant constamment, était une mémoire tronquée, fonctionnant au mythe et à l'utopie, une utopie depuis longtemps vidée de toute substance.  Une contre-mémoire en face, de tous ceux qui, à des titres divers, avaient été victimes du système, eux et leur famille, ceux à qui L'Archipel du goulag de Soljenitsyne est dédié; ceux qui vont dans les années gorbatcheviennes fonder le mouvement Mémorial; une a-mémoire enfin pour la plupart, ceux qui comme partout ne voulaient rien savoir et qui tentaient désespérément de tirer leur épingle du jeu, de passer à travers les mailles du filet.  Amnésie, vie au jour le jour, stocks de vivres, petites combines, troc, accumulation au hasard des rencontres et des occasions de devises fortes, en par­ticulier de dollars, pour le jour où, jour qui comme on le sait est enfin arrivé.  Cette triple mémoire ne faisait pas sens car, dans l'ensemble du système, c'est la réalité socio-historique qui devait s'ajuster au discours et non l'inverse.  La fameuse «langue de bois» qui prévalait avant l'arrivée de Gorbatchev au pouvoir en 1985 était le symptôme-clé de ce ressassement, piétinement sur place qui con­finait à l'absurde.

                Depuis longtemps ils vivaient dans un environnement com­plètement kitschisé, depuis la fin du XIXe siècle au moins.  N'oublions pas que l'Europe centrale est la région des châteaux tarte-à-la-crème de Louis II de Bavière, et les régimes communistes n'ont fait ici que prendre le relais dans des versions plus cheap bien entendu.  Suivons Claudio Magris à travers sa pérégrination le long du Danube.


                Budapest d'abord:

                                Le non style des édifices éclectiques et historicisants de Budapest, lourds et souvent surchargés d'ornements, semble, par endroits, une bizarre préfiguration de l'avenir (...) un futur posthistorique et sans style, une Babel peuplée de foules composi­tes, ne relevant d'aucune nation ni d'aucune eth­nie, des levantins-malais-peaux-rouges vivant parmi les bidonvilles et les gratte-ciel, des ordina­teurs de la douzième génération et des bicyclettes rouillées exhumées du passé, des ruines de la quatrième guerre mondiale et des robots surhumains (...) Tout héritier des Habsbourg est un véritable homme du futur, parce qu'il a appris, bien avant les autres, à vivre sans futur, dans une constante discontinuité his­torique, c'est-à-dire à survivre au lieu de vivre[16].

                Retenons le passage que nous avons à dessein souligné.  Et si le vrai postmodernisme aujourd'hui n'était pas où on l'attendait!  S'il venait de l'Est lui aussi!

                Descendons le Danube.  Voici Subotica en Yougoslavie (laquelle n'existe plus comme on sait):

                                Une synagogue à l'abandon semble sortie tout droit de quelque Disneyland, avec son déferlement de coupoles, ses couleurs voyantes, ses fausses passerelles suspendues entre les fenêtres en ruine et ses escaliers où pousse l'herbe (...) C'est comme si chacun des conseillers municipaux, s'étant rendu à Vienne, à Venise ou à Paris, y avait copié un morceau de ce qu'il avait vu (...) Le faux semble être la poésie de Subotica; dans l'imagination de Danilo Kis (...) ce faux devient soit l'énorme falsifica­tion de la vie opérée par le stalinisme, soit le dédouble­ment clandestin des révolutionnaires qui, pour échapper au pouvoir, changent, multiplient, camouflent et perdent leur identité[17].

                Retenons la disneylandisation des villes de l'Est et la super­position d'éléments incompatibles, éléments qui semblent emblématiques du passé des villes de l'Est et peut-être de leur avenir.  Enfin, la Bucarest de Ceaucescu:

                                Les gens de Bucarest ont baptisé Hiroshima le quartier de leur ville que Ceaucescu éventre, aplanit, dévaste et déplace (...) La mégalomanie de Ceaucescu semble devoir trouver son accomplisse­ment au moins en ce qui concerne ce pharaonique projet d'urbanis­me, dans une forme très par­ticulière de démolition, le déplace­ment.  Il ne fait pas disparaître les édifices, et même souvent, il les con­serve.  Mais il disloque le paysage en faisant transporter les constructions non loin de là (...) Ceaucescu, lui, préfère l'ivresse dans ce maxi-déménagement de l'Histoire et ses vestiges.  Il est l'expéditionnaire en chef, le P.D.G. de l'entreprise de transport qui emballe le stock de décors des siècles[18].

                Retenons le déménagement de l'Histoire et ce passé pré-emballé, ficelé que Ceaucescu affectionnait[19].

                Dans un récent article sur les tentatives d'expulsion des gens d'un village et sur le projet abandonné ensuite de les reloger, Chantal Delterre-de Bruycker écrit:

                                C'est d'après ce programme que les architectes élaborèrent le modèle des nouvelles habitations collectives rurales (celles de Snagov sont destinées à quatre famille chacune), réalisées dans un style proche de l'architecture pavillonnaire et munies de certains signes d'une «réalité rustique» de pure convention (avec le poêle traditionnel, soba, dont les éléments de céramique sont offerts à chaque locataire, alors même que celui-ci, spontanément s'est défait de son propre mobilier traditionnel.  Pompeusement baptisées «villas», ces demeures renvoient ainsi, en un nouveau faux-semblant, au confort bourgeois marqué par le réduit destiné en principe à l'installation d'une salle de bains, en l'absence même d'eau courante dans l'appartement[20].    

                Au centre d'une histoire truquée, d'une langue bloquée, dans un décor de trompe-l'oeil disneylandisé, les gens de l'Est ont vu également la nature, leur environnement, s'évanouir, disparaître, devenir un hologramme ou une image virtuelle.  Où est passée la mer d'Aral?  Elle était encore là hier ou avant-hier.  Bizarre, tout de même.  Et si l'Atlantique foutait le camp, comme ça, sans prévenir.  D'Orwell à Blade Runner, ils ont été confrontés à une Histoire en creux, absente, ni vraie ni fausse, ailleurs.  Ils ne savaient pas que les murs du Kremlin étaient en carton.  Ils les pensaient im­prenables, comme le mur de Berlin.  A l'étonnement de tous, le tout s'est effondré comme un château de cartes.  Ce n'était qu'Alice au pays des cauchemars.  Comment répondre à un tel traumatisme?  Car il y a traumatisme, même si l'événement est considéré comme heureux.  Comment se récupérer, comment se situer? Une seule et même réponse qui semble bien balayer la planète entière: LA CHOSE IDENTITAIRE, le retour au passé, les remakes.

                Dans un livre récent, Jean Baudrillard parle des événements de l'Est en utilisant la métaphore du décongelé.  Et si la liberté à l'image de certains aliments ne supportait pas très bien le con­gélateur?  Et si elle n'avait qu'une hâte, celle de troquer son ancien enfermement contre la ferveur automobile et électro-ménagère?  Il évoque également ce que je propose d'appeler le phénomène «delete» qui fait que l'Histoire aujourd'hui fuit comme un vieux stylo.  Au lieu de «sauvegarder» sur l'ordinateur, on efface tout et on recommence ou on remonte en arrière:

                                Nous sommes en train d'effacer tout le XXe siècle.  Nous sommes en train d'effacer un à un tous les signes de la deuxième guerre mondiale et ceux de toutes les révolutions politiques ou idéologi­ques du XXe siècle.  La réunification de l'Allemagne et bien d'autres choses sont inévitables, non pas dans le sens d'un sursaut en avant de l'Histoire mais dans le sens d'une réécriture à l'envers de tout le XXe siècle.  Au train où nous allons, nous serons bientôt revenus au Saint-Empire Romain-Germanique.  Et c'est cela peut-être l'illumination de cette fin de siècle, et le véritable sens de la formule controversée de la fin de l'Histoire[21].

                La bobine de l'Histoire est en permanence rebobinée (rewinded) en accéléré.  Le passé est désormais le seul lieu des ressourcements identitaires, de tous les refuges sécurisants. Désormais, la source du raisonnement et de l'argumentation c'est le fantasme.  Grande dérive de l'imaginaire qui autorise tous les délires et toutes les dérives!  La Croatie dans la tête.

                Il faut absolument que la machine du sens se remette en marche au prix du blocage du sens.  Il faut se souvenir de ce qui n'a pas été pour lui donner un sens, il faut en permanence se façonner un passé (envers symétrique de la grande machine stalinienne d'autrefois).  Pour cela, il faut mimer la résurrection du passé, l'imiter, la parodier, recommencer avec de légers déplacements.  Les Croates se transforment en Oustachis.  Ils se choisissent pour drapeau celui de la République de 1940, à la solde des Nazis, débaptisent la place principale de Zagreb qui était la «Place de la Révolution» et la remplacent par la «Place des Grands de Croatie». Les Serbes, qui en réalité aujourd'hui sont les agresseurs, se rejouent le scénario de la vaillante résistance aux Oustachis et se croient des héros lorsqu'ils massacrent les autres.  C'est reparti comme en quarante.  Jamais expression ne fut mieux appropriée.  Soljenitsyne regrette d'avoir dans ses écrits antérieurs eu un jugement mitigé sur Vlassov.  A présent, il le comprend.  Il est venu dire aux Français en plein anniversaire des guerres de Vendée que toute Révolution est mauvaise et à commencer par la Révolution française.  Tout est désormais pensé, analysé, vécu dans la problématique du ressentiment.  Dans cette remontée en arrière, aucun peuple n'est en reste.  A quand les rois, les empereurs (n'y a-t-il pas un Habsbourg au chômage par les temps qui courent?), le retour des prêtres, des popes, des astrologues et des ratons laveurs? Alain Brossat parle d'une «hystérisation» de la mémoire:

                                Au Kosovo, on en vient aux mains et aux armes à propos du souvenir d'une bataille cinq fois centenaire, en Transylvanie, les conflits de mémoire et de prérogatives entre Hongrois et Roumains tournent au pogrome; partout, au fil de l'automne chaud de 1989, on procède au meurtre rituel du maître devant lequel on a si longtemps tremblé et courbé l'échine en profanant les statues de Lénine et autres emblèmes du pouvoir communiste[22].

                On est même allé, pour régler ses comptes avec le passé, à inventer à Prague une «Loi sur l'illégalité du régime communiste et sur la résistance à ce régime».  Cette loi dispose que «le régime basé sur l'idéologie communiste qui, du 25 février 1948 au 17 novembre 1989, a décidé en Tchécoslovaquie de la gestion de l'État et du sort des citoyens, était criminel, illégitime et répréhensible».  La loi proclame encore que «le Parti communiste tchécoslovaque était une organisation criminelle et répréhensible tout comme d'autres organisations basées sur son idéologie (...) et que le PCT, sa direction, ses membres sont responsables du mode de gouvernement du pays».  La loi poursuit: «La résistance des citoyens à ce régime était légitime ) fût-ce en liaison avec une puissance démocratique étrangère ), et partant, digne de respect»[23].  Comme le dit Jiri Pelikan après une longue analyse: «On ne révise pas l'histoire avec une loi»[24].

                D'ailleurs à Prague, pour être plus sûr de retourner en arrière, on a promis aux anciennes familles princières la restitution de leurs biens (pour que les Juifs retrouvent leurs biens confisqués, certains par les Nazis durant l'occupation, d'autres par le régime communiste, cela semble infiniment plus compliqué).  Les Schwarzenberg, les Kinsky, les Wallenstein, les Lobkowitz, les Kolowrat, les Buquoy sont de retour.  Des lois de restitution avec le désir de «revenir à l'état originel existant avant février 1948», ont été votées.  Revenir à l'état originel d'avant le déluge.  On efface tout et on recommence.  Quel fantasme et quelle régression!

                Pauvre Gorbatchev!  Lui, ce n'était pas un homme du kitsch, même s'il en était issu, c'était un Moderne.  Il y croyait.  Il voulait réformer le système de l'intérieur.  Ce système était pourri, gangrené, il le savait.  Ce pourquoi lui et quelques autres (Shevarnadze, Iakovlev, etc.) avaient entrepris de se lancer dans la bataille.  La tâche était immense.  Gorbatchev, dès 1985, voit cette bataille sur deux fronts.  Sur le front du symbolique d'abord.  C'est la glasnost', le parler vrai.  Il y avait dans ce domaine fort à faire puisqu'il fallait sortir du langage convenu, retrouver une vraie mémoire, réexaminer l'Histoire de l'URSS et ses immenses zones d'ombre, repenser, réévaluer la collectivisation, le rythme de l'industrialisation à partir du Premier Plan quinquennal, revoir le rôle «prééminent» du parti, etc., du stalinisme en un mot, repenser l'organisation judiciaire, un des rouages de la machine totalitaire, repenser le contrat social, faire de la société soviétique un état de droit, il fallait libérer les esprits, les initiatives, redonner aux Soviétiques une dignité, imaginer même que le socialisme pût un jour ressembler à son concept.  Sur le front de la restructuration de l'économie (la perestroika), le plus sensible parce que le plus immédiat et le plus visible, il fallait sortir le pays de son déclin, de son engourdissement, de sa stagnation et mettre fin à la gabegie, à l'accaparement, à la corruption, aux mafias, aux bandes, trouver le moyen d'augmenter la productivité, de susciter l'innovation, de restructurer complètement le système de distribution absolument catastrophique.  Pour aller où?  C'est ici que le paysage se brouille.  Gorbatchev a tergiversé, perdu du temps.  Il s'est aliéné les libéraux et les conservateurs, en même temps et tour à tour, parce qu'il a cru que l'on pouvait trouver le moyen de rendre le système compétitif en le réformant de fond en comble sans revenir au capitalisme, sans établir un capitalisme intégral, sans renoncer à ce qui avait été la base non seulement de la révolution d'Octobre mais de tous les mouvements socialistes avant 1917, la socialisation des moyens de production.  Gorbatchev croyait que tout cela était possible, faisable, que cela prendrait beaucoup de temps, beaucoup de peine, que cela passerait obligatoirement par la fin de la guerre froide et un désarmement généralisé, mais que dans la longue durée, le pays, rénové, s'en sortirait.  Il pensait qu'au-delà du pourrissement, un ciment permettrait à l'Union de tenir, le soviétisme, l'État multi-ethnique, le transverse.  C'est précisément ce qu'il croyait être le point fort qui s'est révélé le maillon faible, pour employer une expression désuète de Lénine.  Gorbatchev est sans doute la dernière incarnation tragique, shakespearienne d'un système impossible à réformer.  On peut se prendre à rêver à ce qu'aurait donné le gorbatche­visme du temps de Khrouchtchev, au moment du XXe Congrès du PCUS, en 1956, trois ans après la mort de Staline.

                Était-il fatal qu'au sortir d'années d'utopie répressive, dès lors que Gorbatchev eût ouvert la boîte de Pandore, que le retour du refoulé fît violemment son apparition, que cette phase du développement historique ne pût être épargnée?

                Il ne s'agit pas, en mettant l'accent sur ce qui sort de la boîte de Pandore, d'être nostalgique de l'ordre ancien.  Qui le serait?  J'avais déjà compris cela en 1956, après le XXe Congrès, en voyant la détresse de mon père.  Il faudrait sortir cependant d'une attitude naïve qui consiste à penser que tout ce qui fait suite à la mort du communisme, tous les retours du refoulé sont par définition positifs.  Autrement dit, que les ennemis de mes ennemis sont mes amis.  Il faudrait en finir aussi avec une autre attitude qui tout en voyant très lucidement que d'énormes ombres accompagnent les difficiles balbutiements de la démocratie (ombre du marché fétichisé, ombre de l'ethnicisme généralisé, ombre d'une situation économique sans espoir, du moins dans l'immédiat) croit pouvoir s'en tirer en affirmant que c'est le prix à payer, le passage obligé, que de toute façon, «ça ne peut pas être pire qu'avant».  Mais si, malheureusement!  «Ça peut toujours être pire».  Que faites vous de Jirinovski et de ce qu'il annonce ou du symptôme qu'il représente?  L'Histoire est une tragédie aveugle.  Elle se joue des raisonnements pavés comme l'enfer des meilleures intentions.  Le pire n'est pas toujours certain, selon l'expression familière, mais il est souvent probable.

                Il ne s'agit pas non plus de nier la nécessité de se créer des ancêtres, de se rejouer le scénario de l'origine, de se constituer des mythes fondateurs, un passé gratifiant, de s'inventer des tradi­tions et une mémoire collective.  Mais on ne voit pas pourquoi cela devrait déboucher sur le ressentiment et la haine; on ne voit pas non plus pourquoi les nationalismes qui ont vu se pencher sur leur berceau une fée Carabosse, seraient la voie royale de la réalisation de soi des peuples.  Pourquoi la balkanisation généralisée devrait-elle s'arrêter? 

                Car enfin, qui pourrait affirmer (et cela en dépit d'une doxa partout répétée aujourd'hui) que ces pays de l'Est étaient par essence destinés à la destruction, ne constituaient pas une civilisation, un ensemble culturel où certes régnaient des contraintes irrespirables et à certaines époques une terrible répression, mais aussi du consensus et même, jusqu'à tout récemment une certaine espérance malgré toutes les défigurations données au visage du socialisme?:

                                La providentielle évaporation du «socialisme réel», dans l'autre Europe, nourrit tout un imaginaire rétrospectif de l'inéluctabilité de cette chute. (...) oubliées, l'impressionnante stabilité, l'apti­tude à se reproduire dont fit preuve ce monde des décennies durant, en dépit d'épreuves mortelles et de fièvres périodiques.  Qu'est-ce qui permet à l'URSS de survivre à la terrible défaite de l'année 1941, d'en renverser le cours au prix de sacrifices inouïs...?[25]

                Relecture de l'Histoire qui ne voit dès 1917, voire dès 1905 qu'un «tas de ruines en formation».

                Il faudrait pouvoir penser, avec un certain courage peut-être, ce que Nietzsche appelle «être inactuel», au-delà de la griserie et de l'euphorie, ce que signifie dans l'Histoire de notre civilisation l'écroulement du communisme et la fin de l'Union soviétique.  Croit-on pouvoir tout effacer, appuyer sur la touche «effacer»?

                Passé kitsch, passé fantasmé, passé déménagé, à l'image des ruines de Ceaucescu, passé déplacé, revu et corrigé.  Restes, ruines, décombres, déchets, vestiges, reliques, traces.

                Ces nouveaux nationalismes sont postmodernes même s'ils sont les héritiers de mouvements nationalistes des XIXe et XXe siècles, depuis le Volksgeist romantique jusqu'à toutes les variétés du fascisme en passant par les ambiguïtés et ambivalences des luttes de libération coloniales et néo-coloniales, sans parler de mouvements encore plus ambigus qui s'imaginent jouer un scénario anti-colonial alors qu'ils se réfugient en réalité dans le plus frileux des «small is beautiful».

                Ces nationalismes sont des remakes, des péplums hollywoodiens, sans argent, des films de série B avec quelques Reagan des grandes plaines de l'Est en plus.  Young man, go East!

                C'est qu'il y a bien des façons d'opérer la reconfiguration mémorielle du passé, bien des façons d'en disposer.  On peut mémorialiser l'Histoire, la muséifer, la pétrifier, c'est ce qui s'apparente le plus à une espèce de retour du refoulé.  On peut aussi la forclore comme les Allemands ont essayé de le faire à la sortie de leur défaite de 1945, ce que Alexander et Margarete Mitscherlich ont appelé «l'impossibilité d'accomplir le travail du deuil»[26], on peut sombrer collectivement dans la mélancolie.  A l'inverse, il est possible de tenter d'historiser la mémoire, de la mettre à distance, d'opérer sur le passé un vrai travail du deuil.

                Le travail du deuil, c'était, malgré ses ambiguïtés, Syberberg cherchant avec Hitler, un film d'Allemagne, à affronter le passé nazi, à en déconstruire la mythologie, à démystifier la pacotille de ses signifiants fondamen­taux; c'était Die Patriotin d'Alexander Kluge, à la recherche d'une autre Allemagne, à travers une esthétique du montage, du collage, du fragment, du débris, de la bribe, et qui, à partir de là, peut confronter le passé vrai sans le mythifier.

                Le travail du deuil, c'est dans la peinture l'oeuvre d'Anselm Kieffer, avec ses plaines dévastées, ses paysages ruinés, ses ar­chitectures monumentales nazies qu'il s'agit d'exorciser.

                C'est encore Christa Wolf dans Trame d'enfance, roman autobiographique qui débute ainsi: «Le passé n'est pas mort, il n'est même pas passé.  Nous nous coupons de lui et feignons d'être étrangers»[27].  Christa Wolf, jeune adolescente dans l'Allemagne nazie, est inscrite aux Jeunesses hitlériennes.  Elle habite une petite ville de l'est de l'Allemagne aujourd'hui polonaise.  Dans le roman, citoyenne de RDA, elle décide de faire un jour un voyage pour voir à nouveau sa ville natale.  Durant ce voyage, toutes sortes de souvenirs lui reviennent en mémoire, et cette interrogation: comment avons-nous pu «marcher» si facilement, comment nous en sommes-nous sortis en 1945, et comment sommes-nous passés du fascisme au com­munisme dans l'est de l'Allemagne?  Est-ce avec la même apathie que celle avec laquelle nous avons vu le fascisme s'installer dans le pays et en particulier dans notre ville?  Un vrai travail d'archéologie de la mémoire.  Raconter l'Histoire en racontant des histoires personnelles sans se raconter d'histoires, telle est l'entreprise de Christa Wolf.  A quand le grand roman russe ou ukrainien sur les années trente ou la génération de Gorbatchev avec les mêmes inter­rogations?   Car, nous le savons bien, toutes ces cultures sont de grandes cultures.  Qui a vu une mise en scène de Kantor ne peut pas l'oublier, qui a été fasciné par la beauté de Prague ne peut s'en remettre, qui a aimé Pasternak, Mandelstam, Platonov sait à quel point la littérature russe peut être inspirée, et ce ne sont que quelques exemples entre mille.

                Le travail du deuil, c'est encore Heiner Muller, comme dans cet extrait de La Route des chars:

                                OUBLIÉ, OUBLIÉ, OUBLIÉ

                                Le chant de Thaelman, les partisans de l'Amour

                                Et, en avant pour la lutte finale

                                Le foulard rouge, moite de retour du monument à Staline

                                Et la chemise bleue déchirée pour l'ami

                                qui est tombé au mur de Berlin, ce monument de Staline

                                Pour Rosa Luxembourg, les cités fantômes

                                OUBLIÉES Kronstadt, Budapest et Prague

                                hantées la nuit par le spectre du communisme

                                qui résonne à travers les tuyauteries de la ville

                                OUBLIÉ, OUBLIÉ, OUBLIÉ

                                Tout est à nouveau enterré sous la merde

                                et ça ressortira à nouveau de la merde

                                OUBLIÉ, OUBLIÉ, OUBLIÉ

                                (...)

                                Je n'ai pas pleuré, je n'ai plus de larmes

                                Je ne suis pas entré quand la femme est morte

                                J'étais là avec mes grosses bottes, sur le tapis

                                Pourquoi est-ce que je m'en ferai pour votre socialisme

                                Il va bientôt sombrer dans le Coca-Cola

                                OUBLIÉ, OUBLIÉ, OUBLIÉ[28]

                Dans Repentir de Tengiz Abuladze, trois générations sont confrontées au douloureux passé de l'URSS.  Le vieux Varlam qui vient de mourir, son fils Avel et son petit fils Tornike. Varlam était un dirigeant important du parti à l'échelle locale, le maire de la ville.  Tout le film tourne autour de ce que Varlam ne veut pas rester dans sa tombe.  Par trois fois, on l'a vu dans le jardin.  Il revient hanter les autres, les survivants.  On arrête une voisine, Katevan Barateli. Lors de son procès, le rôle de Varlam durant les années trente et en particulier durant les purges de 37, sort de la longue période d'occultation où il avait été enfoui.  Il avait envoyé à la mort des milliers de personnes dont le père de Katevan, celle par qui le scandale arrive.  Avel condamne son père, mais c'est pour mieux asseoir sa position d'autorité.  Il ne veut rien savoir. C'est le petit-fils qui reçoit la vérité avec violence.  Tornike se suicide.  Avel alors déterre à nouveau Varlam et le jette dans un ravin croyant ainsi être débarrassé et du cadavre et du passé.

                Film exemplaire de la perestroika (il date de 1986, un an après l'accession de Gorbatchev au pouvoir), Repentir illustre bien ce qu'avait d'innovateur ce rapport à l'Histoire et à la mémoire qui s'instituait alors avec de grandes difficultés, qui avait d'ailleurs commencé soit avec la dissidence (L'Archipel du goulag de A. Soljenitsyne en serait l'exemple emblématique), soit au sein même de la société soviétique avec des mouvements comme Mémorial.  Il s'agit de pouvoir faire face à son passé, de reconnaître ce qui a dérapé, dévissé dans la grande machinerie utopique et à partir de là, de pouvoir repartir.  C'est-à-dire l'analyser, le penser et éviter par là même le retour des fantômes du type Varlam qui, dans le film d'Abuladze, ressemble étrangement à Staline, Géorgien comme le héros du film.  Recherche des causes de ce qui s'est mis à transformer le rêve en cauchemar.  Transformer la mémoire en revisitant les «pages blanches», les trous de mémoire, les fausses rectifications, les fausses explications, etc.   Historiciser la mémoire et, puisqu'il s'agit d'une période récente encore très sensible, opérer lentement par la reconquête d'une histoire authentique un travail du deuil de la période stalinienne sans l'occulter, sans se dépêcher de l'oublier.  C'était aussi dans les années gorbatcheviennes les pièces de théâtre de Shatrov.  Dans Plus loin[29], des personnages historiques de premier plan qui ont tous participé aux événements de la révolution d'Octobre, comme Lénine, Trotsky mais aussi les généraux qui vont devenir les chefs de file des Blancs pendant la Guerre civile, mais aussi Boukharine et Staline, viennent sur la scène s'expliquer, méditer sur l'Histoire et ce qui a dérapé.  Pièce contenue, timide encore ) ce sont les temps de la perestroika ), la pièce de Shatrov tente cette traversée du siècle pour y voir clair en croyant encore qu'il y a un avenir et pas seulement du passé à réinterpréter.  C'est aussi la peinture d'Alexander Melamid et de Vitaly Kolmar, version soviétique du Pop Art (le Sots Art) ou version soviétique du postmodernisme.  Dans leurs toiles, ils prennent au sérieux tout l'arsenal des signifiants du stalinisme et au-delà du socialisme soviétique: les jeunesses communistes, le foulard rouge, la faucille et le marteau, les chansons révolutionnaires devenues parties d'un nouveau folklore, les rituels de sociabilité, les mots d'ordre et les slogans, l'esthétique du réalisme socialiste avec son côté guimauve et du plus mauvais kitsch, etc.  Ils taillent en pièce cette soi-disant esthétique en la déplaçant, en l'allégorisant, en la ridiculisant de l'intérieur.

                C'était aussi la façon dont les gens de Berlin-Est avait rebaptisé les statues de Marx et d'Engels installées sur le Marx-Engels Forum.  Ils les appelaient «Sakko et Jacketti» par allusion à leur tenue bourgeoise.  En allemand, sakko en effet veut dire «veston» et euphoniquement, l'expression fait bien entendu penser à Sacco et Vanzetti.

                Jochen Gertz est un artiste qui prend le travail du deuil au sérieux sans aucune concession.  Né en Allemagne en 1940, il est marié à une Israélienne avec laquelle il travaille et vit à Paris depuis 1966.  De l'ensemble de ses réalisations, je ne retiendrai ici que quelques oeuvres marquantes.

                Prenons le Transsib-Prospekt de 1977.  Il a été convenu avec les organisateurs d'une exposition le projet suivant: assis dans un compartiment du célèbre Transsibérien, Jochen Gertz parcourrait le trajet Moscou-Khabarovsk-Moscou.  Pendant la durée du voyage, les fenêtres seraient non seulement fermées mais recouvertes de papier ou de tissus et de ce fait, on ne pourrait rien voir de l'extérieur.  Jochen Gertz traverserait ainsi la Sibérie européenne et asiatique, aller et retour, soit plus de 16 000 kilomètres.  Pendant les 16 jours que durerait le voyage, il aurait 16 plaques d'ardoise, il y poserait les pieds, une plaque par jour de façon à ne pas laisser de traces de son passage dans le compartiment.  Tous les éléments qui pourraient témoigner de sa présence dans le train, billets, contrôle, etc., seraient brûlés à l'arrivée.  Si bien qu'à son retour on ne saurait plus très bien si le voyage avait vraiment eu lieu.

                Disparition des traces, fragilité du témoignage, présence ténue de l'absence.  Comment ne pas évoquer à propos de cette esthétique de l'absence, La Disparition de Georges Perec, livre consacré «en creux» à la disparition tragique de sa mère, arrêtée le 17 janvier 1943 à Paris et disparue à Auschwitz où l'avait conduite le train du 11 février 1943?  Dans l'ouvrage, on lit:

                                Pourtant, tout avait l'air normal: il n'y avait pas d'indication qui signalât la disparition d'un in-folio (un carton, «a ghost» ainsi qu'on dit à la National Library); il paraissait n'y avoir aucun blanc, aucun trou vacant.  Il y avait plus troublant: la disposition du total ignorait (ou pis masquait, dissimulait) l'omission: il fallait la parcourir jusqu'au bout pour savoir, la soustraction aidant (25 dos portant subscription du «un» au «vingt-six» soit 26 moins 25 font un) qu'il manquait un in-folio; il fallait un long calcul pour voir qu'il s'agissait du «cinq»[30].

ou encore:

                                Il y avait un manquant.  Il y avait un oubli, un blanc, un trou qu'aucun n'avait vu, n'avait su, n'avait pu, n'avait voulu voir.  On avait disparu, ça avait disparu (...) Tout a l'air normal, tout a l'air sain, tout a l'air significatif, mais, sous l'abri vacillant du mot, talisman naïf, gris-gris biscornu, vois, un chaos horrifiant transpa­raît, apparaît: tout a l'air normal, tout aura l'air normal, mais dans un jour, dans huit jours, dans un mois, dans un an, tout pourrira: il y aura un trou qui s'agrandira, pas à pas, oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc.  Un à un, nous nous tairons à jamais[31].

                Puis, Jochen Gertz et sa femme Esther Shalev-Gertz s'attaquent à la nature du monument comme activité mémorielle et érigent en 1986 le Mahnmal gegen Faschismus ou Monument contre le fascisme, dans la banlieue de Hambourg.  Il s'agit d'une colonne de 12 mètres, recouverte d'une couche de plomb sur laquelle les passants pouvaient graver leur nom.  Ils sont en effet invités à inscrire ou à laisser une réflexion sur le monument.  Ce dernier s'enfonce tout doucement dans la terre.  Le 10 novembre 1993, il devait disparaître tout à fait et à l'endroit qu'il occupait, une place vide.  Notons que Jochen Gertz n'utilise pas le mot Denkmal mais  Mahnmal pour parler de ses contre-monuments.  Le Denkmal, qui est souvent du ressort de l'État, de la mémoire officielle, commémore les hauts faits d'une nation.  Le Mahnmal fait allusion à un passé négatif, inassumable, ce que les États passent sous silence ou refoulent.  Le contre-monument pourrait être considéré comme une tentative pour regarder le passé en face en mimant l'amnésie et le refoulement.  Outre l'aspect interactif durant sept ans (inscriptions violemment hostiles, tir au pistolet contre le monument parallèlement à des signatures qui approuvaient l'opération), on voit que là également à la fin, le monument s'efface, il n'y a plus de traces.

                Troisième exemple, le Monument invisible de Sarrebruck ou Monument contre le racisme, inauguré le 23 mai 1993.  Il s'agit de la partie centrale de la place aux 8000 pavés du château de Sarrebruck.  Jochen Gertz et son équipe enlèvent «en secret» 2160 pavés et inscrivent à la base le nom d'un cimetière juif profané par les Nazis.  Le pavé est ensuite replacé, l'inscription étant invisible puisque marquée à la base du pavé, et comme seuls 2600 des 8000 pavés portent des inscriptions, il est impossible de savoir si l'on marche sur les pavés gravés ou non.  Là encore, c'est l'absence comme présence, la disparition, la mémoire retournée sur elle-même.  L'artiste s'explique à plusieurs reprises sur le sens de son entreprise: «Face à un passé, un certain nombre de gens de mon âge (et même ceux qui sont nés plus tard) ont toujours eu le sentiment de ne pas avoir su bien se comporter.  C'est une forme de refoulement sublime. De là m'est venue l'idée de refouler l'oeuvre.  Depuis Freud, on sait que le refoulé nous hante toujours.  Je veux rendre public ce rapport au passé, qui pourrait être le mien»[32].

                C'est comme si, ainsi que le dit un des intervieweurs, le geste d'enterrer la mémoire produisait l'effet de lever la mémoire.  Jochen Gertz dit encore en réponse à un journaliste de Libération qui lui demandait «Enfin pourquoi un monument invisible?»:

                                Ce n'est pas une ruse esthétique...  Ce passé on ne peut le vivre, c'est un héritage impossible.  Il est impossible d'établir une relation juste avec l'absence, il y a même un non-sens là-dedans. L'oeuvre dans toute l'opulence de ses qualités visuelles, de sa visibilité même ne peut pas traiter l'absence de façon adéquate. Cette oeuvre doit donc trouver le moyen de s'absenter à son tour. Pourquoi?  Pour nous permettre de percer notre passé et d'en parler.  Il faut que l'oeuvre fasse le sacrifice de sa présence afin que nous puissions nous rapprocher du noyau central de notre passé.  Nous ne pouvons pas rester à la périphérie de notre passé. Nous ne devons pas devenir les simples accessoires de notre propre histoire.  Il faut retrouver la place de la responsabili­té[33].

                Geste paradoxal, Jochen Gertz mise sur l'invisibilité qui rend visible, car la visibilité en tant que telle est un leurre, l'absence qui travaille en creux pour solliciter un autre type de mémoire et de présence.  Il s'agit d'une mémoire active, d'un vrai travail du deuil qui sait composer avec l'oubli, qui sait aussi que les gens qui ont le plus le mot «mémoire» à la bouche sont aussi ceux qui se mettent à l'abri de toute déstabilisation, du travail de l'effacement qui travaille en nous, de l'effondrement de notre univers.  Ils se reconstituent de l'un, du plein sans s'exposer au travail de l'entame et de la nécessaire connaissance de la fragilisation de notre culture.  Il s'agit aussi d'un travail de l'éphémère un peu à la manière des installations qui remettent en question «la vocation d'éternité et la valeur marchande de l'objet d'art»[34].

                A l'heure de la télé-présence, du temps réel et de l'obsession du visible et du direct, Jochen Gertz, par ses «contre-monuments», nous rappelle que les aèdes grecs étaient aveugles et que les voyants d'aujourd'hui sont peut-être ceux qui travaillent dans la distance, l'invisibilité, l'écart, la distorsion, la fragilité, l'oubli et la mémoire naufragée.  Contre les mémoires spectrales, hologrammatiques, les mémoires-prothèses, les mémoires virtuelles qui ne discriminent pas le vrai du faux, contre les reality shows de la mémoire, Jochen Gertz renoue avec un temps et une distance qui retrouvent leur épaisseur et qui ne peuvent pas faire l'économie de toute la charge de leur inquiétante étrangeté.  A quand un Jochen Gertz de l'écroulement soviétique?

                Le retour du refoulé, la problématique du ressentiment, la mélancolie ou l'attitude paranoïaque, l'absolutisation de l'Histoire-Mémoire, c'était dans un premier temps Pamiat' et ses outrances à la Le Pen, le retour de l'antisémitisme.  C'est aussi aujourd'hui après l'échec rocambolesque et sanglant du soulèvement des parlementaires, à Moscou, la chasse aux Caucasiens sous prétexte de mettre de l'ordre et de poursuivre les maffieux et criminels de toute sorte, c'est Jirinovski qui ne veut que des speakers aux yeux bleus à la télévision; c'est l'ethnicisme hystérique, le «nettoyage ethnique» à la Serbe avec l'idée que là où se trouve une tombe serbe, là est la Serbie.  La terre est un immense ossuaire sacré.  Aucun contrat de citoyenneté ne saurait dépasser la transmission par la filiation, les racines.  Celui qui a possédé la terre avant la possède de droit et éternellement.  Que répondre, sinon cette réflexion de Renan.  Dans ses lettres à Strauss en 1871, il disait:

                                La guerre sera sans fin si l'on n'admet des prescriptions pour les violences du passé.  La Lorraine a fait partie de l'Empire germani­que, sans aucun doute; mais la Hollande, la Suisse, l'Italie même jusqu'à Bénevent, et en remontant au-delà du traité de Verdun, la France entière, en y comprenant même la Catalogne, en ont aussi fait partie. (...) Nul ne peut dire où cette archéolo­gie s'arrêterait.  (...) avant la période celtique, il y avait, dit-on, les Allophyles, les Finnois, les Lapons; et avant les Lapons, il y eut les hommes des cavernes; et avant les hommes des cavernes, il y eut les ourang-outans; avec cette philosophie de l'histoire, il n'y aura de légitime dans le monde que le droit des ourang-outans, injustement dépossédés par la perfidie des civili­sés[35].

                En Allemagne ce sont les skinheads faisant le salut nazi et sac­cageant les foyers des immigrés sous le regard mi-complice, mi-gêné de la population et des autorités, c'est Edgard Reitz (dans un autre cadre idéologique et beaucoup plus sympathique il est vrai) tournant Heimat, film qui renoue avec le terroir, une variante assagie du Blut und Boden. Film nostalgique, il raconte la vie quotidienne de trois familles allemandes à travers quatre générations.  Il traverse les années trente comme une lettre à la poste.  Une Allemagne où il fait bon tuer le cochon, s'aimer, jouir du retour des saisons, une Allemagne sans génocide, sans Auschwitz.  Ici la mémoire est tout simplement forclusion.  C'est aussi cette volonté aujourd'hui de gommer jusqu'au souvenir de l'existence de la RDA et d'effacer les traces.  Se demander alors ce que deviennent au milieu de ce tabou les écrivains de l'ex-RDA, après la campagne de presse contre Christa Wolf.

                Passé sous surveillance qui sert à tout, mémoire pétrifiante, passé ficelé à la manière de Christo.  Ce dernier vient d'ailleurs d'obtenir l'autorisation d'emballer le Reichstag en 1995, deux semaines avant que les travaux de restauration ne commencent.  Il se propose de l'emballer avec de grandes toiles argentées qui réfléchiront le soleil, la lumière, ce qui donnera à Berlin un aspect fantomatique, surréaliste, en même temps qu'une réputation de grande capitale culturelle.  Au-delà du vrai et du faux, passé mis en boîte, à la manière des installations de Christian Boltanski ou de Arman, passé récent gommé, refoulé, passé soi-disant ancestral exhumé, réinventé, brandi comme le seul rempart identitaire, comme un décor de carton pâte, un remake.

                Bientôt il faudra inventorier les ruines: les mausolées, les monuments, les statues, les drapeaux, les hymnes, les médailles, les insignes, les emblèmes, les devises, les slogans, les symboles.  Mais est-ce que l'Histoire déchue peut s'exposer ou tout simplement s'installer au sens artistique du terme?  Peut-on mettre l'Histoire déchue en vitrine, la transformer en hologramme?  Mais alors ne pourrait-on pas lire autrement la phrase de Marx qui ouvre le manifeste du Parti communiste: un spectre hante l'Europe, le communisme.  Enfouir les emblèmes? les recycler? les réutiliser?

                L'ampleur de la catastrophe, on peut la mesurer autour de la porte de Brandebourg, où des soldats déboussolés vendent sur des tables tous les vestiges de «l'Ancien Régime».  Il s'agit d'un assemblage hétéroclite d'uniformes, d'épaulettes, de bonnets et de casquettes, de sacoches faites dans un cuir grossier, de décorations et de médailles, d'ordres de Lénine ou de «héros de l'Union soviétique», de drapeaux rouges sans leur hampe, de timbres, de gravures réalistes-socialistes ou de reproductions de placards de propagande des années 20 représentant le Saint Georges soviétique terrassant le dragon de l'obscurantisme, ou Lénine au milieu des partisans pendant la Guerre civile, tous portant le fameux bonnet Boudienny et l'étoile rouge.  En cherchant bien comme aux Puces, en se faisant chineur de ce bric-à-brac du soviétisme, on trouverait sans doute des exemplaires de La Déroute de Fadeev ou Et l'acier fut trempé de Ostrovski, de vieux (pas si vieux tout compte fait) manuels scolaires et bien sûr, pour une bouchée de pain, les oeuvres complètes de Lénine.  Est-il si commode de vivre dans un monde où le drapeau rouge vaut tout au plus de cinq à dix dollars?  Étaient-ils donc tous des imbéciles, des somnambules, des innocents ou des aveugles, complices de l'ordre stalinien, pourvoyeurs du goulag, délateurs avec bonne conscience, tous ceux qui à travers l'Histoire sont morts pour ce même drapeau rouge?  Mais je ne fais état ici que d'une catastrophe subjective, la même sans doute que celle que vécut mon père en 1956 quand toutes ses valeurs s'effondrèrent.  C'est moi qui ne supporte pas ces scènes de braderie à la porte de Brandebourg, comme si, au-delà de leur récente inutilité, caducité, ces symboles et emblèmes brûlaient, collaient à la peau,  frappaient d'indignité  et souillaient ceux qui osaient encore les toucher.  Alors pourquoi précisément aller acheter des médailles à la porte de Brandebourg ou revenir avec des dépouilles, un pan du mur de Berlin, pour le mettre au bout de son jardin?  Parions que ces emblèmes, d'une façon dont nous n'avons pas la moindre idée, viendront nous revisiter.  Car enfin, on aura beau mettre ce passé en ruines, en déchets, en vestiges, en reliques, le transformer en dépotoir des utopies, on aura beau inverser les signes et les emblèmes, mettre le passé entre parenthèses, s'en inventer un autre, un faux, fabriquer du simulacre, on aura beau muséifier ce passé, le parodier, en faire la dérision, le pasticher, on aura beau le criminaliser, lui trouver des responsables, des boucs émissaires, on aura beau détruire les statues, en mettre des morceaux dans les musées, s'acharner sur les symboles, les exhumer, les réenterrer, la fabrique de ruines ne pourra rien contre la nécessité du travail du deuil et de la relecture critique et non hystérique du passé.

                A chaque fois qu'on assiste à de rares expositions sur le réalisme socialiste soviétique dans la peinture[36], on est frappé par l'aspect académique et kitsch de cette peinture.  Kitsch au sens où en parle Kundera, comme l'image un peu saint-sulpicienne du bonheur sans taches, sans ombres, sans inconscient.  C'est un art qui occulte l'inconscient, l'inquiétant, l'autre, le non-maîtrisable, le non-figurable, le symbolique au profit de l'hypertrophie de l'imaginaire.  C'est un art qui vise à prévenir le vide et la peur du morcellement, et qui par le kitsch tente de totaliser, de refaire corps.  Pour vaincre l'angoisse, pour vaincre l'inquiétante étrangeté.  Pour tenter de vaincre cette angoisse sans la tenir à distance comme l'ont fait les artistes de tout temps.  Entreprise vouée à l'échec bien entendu.  Une Pentecôte imaginaire contre Babel.

                Plus les fantasmes de clarté, de flamboyance, de pureté, d'homogénéité, de transparence, de fusion, de non-séparation se développent, plus ils refoulent la part d'ombre, la dissonance, les écarts, les trous, les manques et le Manque, plus l'opacité, le non-maîtrisable, l'événement, la dissonance font retour dans le réel.  Le fait de chasser l'Histoire, l'événement précipite l'événement.  Chercher à parer la défiance et la folie précipite la folie.  Vouloir développer l'idylle ne développe que l'horreur et le théâtre de la lumière kitschisée débouche sur la nuit de l'esprit et la nuit des camps. Tout cela est bien contenu dans cette peinture, mais il y a plus. A travers ce kitsch ou en dépit de ce kitsch, quelque chose demeure d'une aura indéfinissable. Bien peu l'avouent.  Une croyance qui a mis longtemps à se dissiper.  Deux toiles pour faire court. Une pionnière à la cravate rouge typique, assise à une table qui lit un livre sous le portrait de Staline.  L'atmosphère est au recueillement.  Dans son regard, pas une ombre, véritablement comme on le disait à l'époque, l'avenir radieux, la marche de l'Histoire, le bonheur pompier. Et pourtant, cette croyance qui a été celle de mon père pendant près de quarante ans, de la Révolution de 1917 jusqu'en 1956, ne prête pas à sourire.  Tout le naufrage du siècle est là, dans cette toile, dans ce regard, dans la posture sérieuse et tendue[37].  L'autre toile est du registre épique et elle est plus connue.  Elle est de V. Yakovlev et s'intitule Maréchal Zhukov.  Elle date de 1948.  Le maréchal vainqueur de Hitler est sur un beau cheval blanc, quasiment dans le ciel, au milieu de nuées rougeâtres, lueurs d'embrasement, de guerre et de flammes.  Tout près, le Reichstag et Berlin en ruines.  Le cheval piétine avec beaucoup de solennité, des drapeaux oriflammes et emblèmes de l'Allemagne nazie...  Le cheval piétine la croix gammée.  Là encore, en face d'une telle toile, une double réaction.  L'aspect kitsch de la représentation historique sans l'ombre d'une mise à distance, et en même temps un souffle d'épopée qui passe malgré tout.  Comme si, pour qu'un travail du deuil puisse se faire à propos de l'écroulement gigantesque dont nous sommes les témoins, il fallait constamment penser une contradiction principielle.  Il me semble qu'Alain Brossat a mis le doigt sur cette contradiction en prenant l'exemple du film de Konchalovski, Le Premier Maître, film de 1965.

                Il s'agit d'un jeune instituteur qui arrive dans un village kirghize, au lendemain de la révolution.  Il est à la fois «le représentant des Lumières (l'arithmétique, l'alphabétisation, l'émancipation de la femme), celui d'une force étatique (le pouvoir, l'État soviétique) pressée d'assurer ses prises sur ces marches asiatiques, musulma­nes, nomades; et le prophète d'une nouvelle foi et de sa liturgie (la religion-Lénine).  Avec son bonnet à la Boudionny et son étoile rouge, son inébranlable enthousiasme et sa brutalité sans scrupule, il est simplement le Martien tombé sur une planète inconnue et l'Esprit du monde caracolant sur le cheval blanc du Progrès»[38].

                Le film montre que l'arrivée du téléphone et de l'hygiène au village s'accompagne d'une terrible violence faite à la culture traditionnelle. Le progrès s'installe dans une contradiction cruelle et irréductible.

                Vassili Grossman dans Vie et destin  avait aussi montré cette tragédie de l'absence de choix.  Il fallait vaincre à Stalingrad et se battre même si on pouvait supputer que cela allait par la suite renforcer le pouvoir de Staline et ne pas forcément déboucher sur une victoire de la démocratie.  Contradiction tragique, insupportable mais qui constitue le tissu même de l'Histoire qui dans sa marche de balancier aveugle passe très souvent d'un extrême à l'autre, d'une tragédie à l'autre sans qu'on apprenne rien.

                Plus récemment, le film de Dusan Makavejev, Gorilla Bathes at Noon, tente précisément de représenter la faillite dont je parle et par là de la mettre à distance.  Un jeune commandant de l'Armée Rouge se retrouve dans le Berlin de la réunification comme «oublié» par son armée, elle-même en débandade.  Son père, Victor Borisovitch, était précisément cet homme qu'on voit dans tous les films d'actualité de l'année 1945, le soldat soviétique qui plante le drapeau rouge sur le Reichstag, au milieu des ruines de Berlin.  Il déambule dans cette ville fantôme, dans un no man's land géographique, historique et existentiel, il boit avec un Allemand, Siegfried, médite sur le démantèlement de l'immense stèle de Lénine qui se trouvait à Berlin-Est.  Homme sans passé et sans avenir, le commandant qui a perdu son armée nous fait toucher du doigt cet immense naufrage du siècle.

                Relire aujourd'hui le Monument qu'Elsa Triolet fit paraître en 1965.  Elle avait entendu parler d'un sculpteur qui, chargé de faire la statue de Staline en 1956, à Prague, s'était suicidé tant son oeuvre lui avait semblé hideuse.  Il avait légué l'argent reçu pour ce travail aux aveugles qui, eux, ne verraient jamais leur ville déshonorée par cette statue, ville aujourd'hui féconde de nouveaux aveugles qui ne voient ni la hideur des statues déboulonnées, ni la hideur des nouvelles effigies.  «Fin du communisme: l'hiver des âmes 25 décembre 1991», écrit Danièle Sallenave qu'on ne peut pas taxer de nostalgique de l'ordre ancien[39].

                Tirer parti de ce roman de Julian Barnes, Le Porc-Épic[40].  Un ancien dictateur d'un des pays de l'Est, genre Hoenecker, passe en jugement et le procureur général est aussi un ancien communiste.  Règlements de compte, misères des temps.  Ce qui m'a attirée, c'est une description concernant le destin des statues et des monuments:

                                En attendant ) lentement, discrètement ) on démontait les monu­ments partout dans la cité.  Il y avait eu auparavant, bien entendu, des transferts.  Une année, des Staline en bronze avaient été l'objet d'une purge sur un simple chuchotement de Moscou.  Ils avaient au cours de la nuit été arrachés à leurs plinthes pour se retrouver sur un terrain vague[41] près de la gare de triage.  On les y avait alignés contre un grand mur, comme s'ils attendaient le peloton d'exécution. (...) Chaque printemps les orties poussaient un peu plus haut et les liserons lançaient une nouvelle volute à l'assaut de l'entrecuisse du chef de guerre engoncé dans ses bottes. (...) Les statues continuaient d'exister à proximité de la gare de triage, luisantes sous la pluie, aussi invincibles qu'une réminiscence[42].

                Puis, ce premier groupe de statues se met à avoir de la compagnie.  Brejnev bien sûr, puis le «Premier Guide de la nation», puis Stoyo Petkanov qui passe en jugement, puis le monument à Aliocha, version locale du petit Morozov qui, dans les années 30 en URSS, avait dénoncé son père comme traître et avait été fêté partout comme un héros.  Le roman se termine par le passage suivant:

                                Devant le mausolée vide du Premier Guide se tenait une vieille femme solitaire.  Elle portait une écharpe de laine enroulée autour d'un bonnet également de laine, tous deux trempés.  Dans ses mains tendues elle serrait un petit chromo encadré de Lénine.  La pluie déformait l'image mais le visage indélébile poursuivait chacun des passants.  De temps à autre un ivrogne invétéré ou quelque étourneau d'étudiant braillait des invectives à l'adresse de la vieille femme et de la lueur ténue vacillant sur le verre humide. Mais, quels qu'en fussent les termes, elle ne bronchait pas et restait murée dans le silence[43].

                Cette scène ne sort pas de la simple imagination d'un romancier.  On la voit à la télévision à chaque reportage sur la Russie.  Images de vieilles femmes retraitées, anciennes kholkhoziennes seules au monde, qui ont tout perdu.  Image de vieille femme cherchant avec un crochet dans une décharge.  Ciel blanc.  Elle fouille les immondices, en ressort un trognon de chou misérable: «Nous les vieux, on peut crever», dit-elle au journaliste qui s'approche, et elle s'éloigne, silhouette hésitante sur ce paysage désolé.  L'Histoire n'étant écrite que par les vainqueurs, cette vieille finira dans un total anonymat.  Seule L'Encyclopédie des morts de Danilo Kis pourrait désormais parler d'elle.

                Oui, il y a dans ce drapeau rouge amené le jour de Noël quelque chose de tragique qui interroge la façon dont nous disposons du passé et de sa symbolique.

                Je viens de dire tragique.  Tragique pour cet échec de tout un siècle!  Pourtant, nous le savions bien, le socialisme était mort avant sa mort officielle.  Jacques Derrida le dit excellemment:

                                Parmi les traits qui caractérisent une certaine expérience propre à ma génération, c'est-à-dire une expérience qui aura duré au moins 40 ans, et qui n'est pas terminée, j'isolerai d'abord un paradoxe troublant.  Il s'agit du trouble du «déjà vu». (...) Pour beaucoup d'entre nous, une certaine (je dis bien une certaine) fin du communisme marxiste n'a pas attendu l'effondrement récent de l'URSS et de tout ce qui en dépend dans le monde.  Tout cela a commencé, tout cela était même déjà vu, indubitablement, dès le début des années 1950[44].

                Quand a été publié Le Cheval blanc de Lénine ou l'Histoire autre en 1979, les temps étaient autres.  En ce temps-là, le monde ne ressemblait en rien à ce qu'il est devenu aujourd'hui.  Il y avait bien des guerres locales.  Nous étions sortis des guerres coloniales et de la guerre du Viêt-Nam, mais rien qui pût ressembler à la guerre du Golfe et au quasi consensus qui se fit autour d'elle, rien qui permît de prévoir ce qui se passe en Bosnie et qui marque pour notre génération une autre faillite, celle de la pensée universaliste, la faillite de la pensée plurielle.

                Mon livre se voulait, outre une réflexion sur l'Histoire comme discipline du savoir, un jeu autour de la biographie de mon père né en 1904 dans un petit shtetl de Pologne (décédé en 1975 à Paris), bolchevik de la première heure, à 16 ans, quand il vit l'Armée Rouge traverser sa bourgade en marche vers Varsovie.  Je tentai dans ce modeste ouvrage de faire se croiser la grande Histoire telle que nous tentions alors de l'édifier: histoire des structures, histoire économique et sociale, histoire des mouvements de longue durée ou histoire des mentalités, elle aussi aux amplitudes très amples, avec la petite histoire, les destins singuliers, les itinéraires personnels, l'inscription de l'idéal qui prend figure de destin chez un personnage modeste mais impliqué dans la plus grande aventure du siècle, celle de la Révolution, celle de «l'homme nouveau», celle de l'espérance messianique.  Pour toute une génération d'ouvriers juifs, victimes séculaires de l'antisémitisme en Europe centrale et orientale, cet idéal fut la bouée de sauvetage, la vraie terre promise, l'aube d'une ère nouvelle.  J'utilise à dessein ces termes qui fleurent bon la langue de bois, car il fut une époque où, loin d'être artificiels et galvaudés, ces termes et ces expressions avaient un sens très fort et déterminaient des vocations de militants prêts à tous les sacrifices pour la Révolution.  On connaît la suite, même celle qu'on n'étaient pas censés connaître immédiatement dans les années trente.  Mon père resta un militant même après son émigration à Paris en 1932, il sauta littéralement sur l'occasion que lui donna le Front Populaire, s'engagea comme volontaire dans l'armée française en 1939, fut fait prisonnier et passa toute la guerre au stalag 11-B comme prisonnier de guerre sans qu'on sache qu'il était juif.  Il revint en France le 1er mai 1945, un jour de neige, quelque chose d'exceptionnel, et resta militant dans la foulée du lyrisme de la Libération, du parti de 75 000 fusillés et dans l'attente de grandes transformations sociales.  Vaille que vaille, tout cela resta solide jusqu'au moment du XXe Congrès et du fameux rapport «attribué» à Krouchtchev.  Lui qui avait pleuré le 8 mars 1953 à l'annonce de la mort de Staline fut ébranlé jusqu'à la moelle des os.  Il fit même sa première crise cardiaque cette année-là, en 1956.  C'est toute sa vie qui s'écroulait, toutes ses valeurs. Il avait tout sacrifié au socialisme et à Staline.  Il avait vécu une vie dangereuse dans la clandestinité en Pologne, avait dirigé des masses qu'il avait envoyé au casse-pipe lors de grandes manifestations interdites, en particulier au moment du Premier Mai, lorsqu'il fallait absolument pavoiser les villes et les villages de drapeaux rouges, avait envoyé indirectement en prison des centaines de jeunes enthousiastes prêts à se dévouer en toutes occasions.  Il avait aussi tout misé sur l'universalisme refoulant comme il pouvait son identité juive, pensant que cette dernière n'était qu'une survivance des temps de la persécution.  Il apprenait que le socialisme s'était fourvoyé, que l'URSS abritait un immense goulag, qu'il aurait certainement fini dans les glaces de la Kolyma s'il était resté en Pologne et que Staline avait arrêté et fait fusiller en 1952 la fine fleur de l'intelligentsia juive soviétique: David Bergelson, Peretz Markish et bien d'autres écrivains.  Victime, il avait toujours été une victime réelle ou potentielle.  Victime, parce que lorsqu'il distribuait des tracts dans la caserne de Siedlce, sous le régime de Pidludski, il aurait pu facilement en prendre pour vingt ans; victime, parce que s'il était resté en Pologne et qu'en tant que «agit prop» il eût gagné l'URSS ou se fût trouvé sur son territoire en 1937, il eût été victime des purges ou de la liquidation du Parti communiste polonais; victime, parce que s'il était resté en Pologne et qu'il eût échappé aux avatars des crises internes, il aurait comme tout le reste de ma famille disparu à Treblinka ou dans le ghetto de Varsovie; victime enfin devant son Dieu déboulonné.  Ce coup terrible, il le reçut en plein coeur comme tant d'autres qui allaient grossir progressivement les rangs de tous les révolutionnaires déçus de ce siècle.  Ceux de 1956, ou ceux, une génération plus tard, qui n'acceptèrent pas l'entrée des chars à Prague qui mit fin au Printemps de Prague, ou ceux encore un peu plus tard qui trouvèrent que l'état de siège en Pologne était un pas de trop, ou ceux, encore un peu plus tard, qui ne purent comprendre l'invasion de l'Afghanistan, ou tout simplement ceux qui, tout doucement, sans faire d'éclat, s'éloignèrent avec cette plaie au flanc.  Le siècle avait raté sa Révolution, la grande espérance qui avait secoué le monde, de Babeuf aux combattants de Stalingrad en passant par les socialistes utopiques, les combattants des journées de Juin, les Communards et les révolutionnai­res de 1905 et de 1917.  Et tous ceux qui étaient morts en se battant contre l'inégalité sociale, l'oppression coloniale, le fascisme, au nom du socialisme, la grande espérance, la grande utopie voyaient leur horizon s'effondrer.  Mais l'Histoire continuait.  Après tout, il y eut Krouchtchev, le dégel et la coexistence pacifique.  Mais tout s'est enrayé lorsque l'économie a commencé à donner des signes de déclin, lorsque Chernobyl comme symbole a révélé que l'environnement n'avait jamais été une priorité en face de l'idéologie productiviste, lorsque le mouvement Mémorial commença à vouloir réhabiliter, contre l'État qui avait failli à le faire, les victimes du stalinisme.  De quand peut-on dater le renversement de la conjoncture intellectuelle?  Des nouveaux philosophes et surtout de la bombe Soljenitsyne et de son Archipel du goulag?  Nous aurons droit désormais à une nouvelle vulgate.  Il ne s'agit plus de lutter pour que le socialisme ne soit plus défiguré, c'est une idée dépassée.  Il s'agit d'abattre purement et simplement la machine totalitaire qui en plus de 70 ans a fait tant de victimes.

                A quoi peut bien se comparer ce cataclysme?  La chute de l'Empire romain? Mais on sait que cela a pris des siècles, on ne peut pas dater la catastrophe ni même un événement particulier.

                Faut-il aller chercher dans les grands textes de la fin des guerres napoléoniennes qui entérinent la fin des acquis de la Révolution française ) du moins le croit-on dans l'immédiat ) pour mettre sur le trône de France un roi restauré et partout en Europe un esprit régressif autour de Metternich?  Aller voir ce que nous dit cette voix qui narre dans Les Confessions d'un enfant du siècle d'Alfred de Musset?

                Faut-il chercher du côté de l'écroulement de la double monarchie sous la plume d'un Joseph Roth ou d'un Stefan Zweig, dans Le Monde d'hier?

                Faut-il se tourner vers les vaincus de la Seconde Guerre mondiale pour apprendre comment on vit un écroulement?  Voir comment un Drieu la Rochelle, dans son journal vit les jours qui le séparent de la victoire des Alliés et de son suicide?

                Il faut espérer que le soldat soviétique auquel le film de Makavejev fait allusion, celui qui, en mai 1945, à Berlin, hissa le drapeau soviétique en haut de la porte de Brandebourg, soit mort aujourd'hui.

                Il n'existe à ce jour, on le voit bien, aucun grand texte rendant compte de la catastrophe que fut l'échec de Gorbatchev, aucune somme littéraire ou autre qui, simplement, dirait le caractère tragique du moment que nous vivons loin des nouvelles vulgates qui font partie du nouveau canon et qui procèdent toutes de l'argumentation suivante.

                1o)  C'est une bonne chose que le communisme se soit écroulé, avec le mur de Berlin, bonne chose l'unification allemande et la disparition de la RDA, bonne chose l'éclatement de l'ancienne URSS et le remplacement de Gorbatchev par Eltsine, bonne chose l'introduction brutale des mesures libérales au sens économique du terme, dictées par le Fonds monétaire international, bonne chose enfin les indépendances conquises ou reconquises de pays comme l'Ukraine, la Lituanie, etc.  De toute façon, nous vivons la fin de l'Histoire, il n'y a pas d'alternative au libéralisme économique et au capitalisme redevenu sauvage.  Vous voyez bien où mène toute tentative pour trouver autre chose, où mène la présomption des idéologies et des utopies!

                2o)  Cet écroulement libère de nouvelles ou d'anciennes démocraties qui avaient été opprimées par 40 ou 70 ans de communisme.  (On n'est pas très regardant sur la Hongrie de Horthy et sur son évolution, sur la Slovaquie de Tiszo, sur la Croatie des Oustachis, sur les Croix de fer en Roumanie et autres alliances avec les Nazis qui semblent à tout prendre moins graves que l'existence de l'URSS, et dont les orientations s'expliquent comme dans «la querelle des historiens allemands» par la «réaction» au totalitarisme rouge).

                3o)  Certes, les transitions sont des périodes difficiles.  Ces jeunes démocraties vont connaître des difficultés économiques, voire politiques pendant un certains temps, mais, d'une part, beaucoup de ces difficultés sont des séquelles du régime totalitaire et, d'autre part, avec l'aide de l'Occident, ces difficultés pourront être surmontées maintenant que la guerre froide est terminée.

                Dans cette grande réécriture de l'Histoire où tout le monde trouve son compte, Staline n'est que la suite de Lénine, lequel ne fait que suivre les préceptes empoisonnés de Marx, etc.  Il me semblait pourtant qu'un effort considérable avait été fait pour penser de façon complexe les phénomènes révolutionnaires, leurs dérapages, leurs délires et leurs égarements, pour penser pourquoi et comment la machine à un moment donné s'emballe.  Cela s'appelle l'oubli de la politique et du politique[45], l'oubli de la finitude et de l'indéterminé.  La machine à un moment donné injecte de l'utopie, non pas au sens de Ernst Bloch, mais au sens d'un raisonnement abstrait déductif, à la place de l'analyse des vrais rapports de force.  Si l'homme nouveau mène à la coercition et au crime, on voudrait désormais rendre caduque toute pensée du changement social et la couper de ses racines historiques.  Le vide, le désert de la pensée.

                La génération de mon père menait un autre combat.  A lui, l'homme de fer, l'homme des années 30, que présenter comme alternative?  Retourner en Pologne en 1945, se retrouver piégé dans le pogrom de Kielce ou devoir quitter le pays en 1956 ou en 1968?  Devenir sioniste et partir en Palestine avant la Seconde Guerre mondiale comme son camarade, le poète Arie Chomry?  Etre bundiste comme mon oncle Laïbou et la tante Serké?  Cela ne ressemblait pas à mon père.  Il lui fallait des défis plus extrêmes.

                Le Cheval blanc de Lénine ou l'Histoire autre fut le livre d'une réappropriation qui se voulait en même temps désappropriation de l'identité juive qui avait été tellement occultée chez nous, à l'image de la conjoncture de l'après-1968.

                La réappropriation a été un travail de recherche et d'écriture qui s'est développé sur deux plans: celui de la réappropriation de la culture juive yiddish ashkénaze, par l'érudition, la fiction et la traduction, celui de l'étude de la culture soviétique des années 30, du stalinisme culturel, qui avait tant fasciné mon père et qui avait été le cadre dans lequel s'était déroulée  mon enfance.

                Il n'est pas inutile d'évoquer ici les circonstances dans lesquelles ce livre a été écrit, quelques années avant sa publication.

                D'une part, l'éditeur m'avait confié un ouvrage sur la crise des sciences humaines; d'autre part, la mort de ma mère, deux ans après la mort de mon père, ouvrait un gouffre devant moi.

                Deux crises se conjuguaient: une crise épistémologique et une crise personnelle ou plutôt, une panne de la mémoire collective.

                 La crise épistémologique dont je reparlerai débouchait sur le besoin d'une Histoire autre, qui remettrait au premier plan non seulement la vie des humbles (le vieux programme de Michelet), mais qui prendrait également en considération l'énonciateur et ses préoccupations (le principe d'Heisenberg, enfin reconnu dans la discipline historique et dans son écriture).

                Le livre se développait sur deux plans.  Le premier, qui nous intéresse ici, se voulait promenade dans le passé familial et une culture que je ne maîtrisais plus; le second, dont il sera question plus loin, sentant confusément, sans le dire et sans pouvoir le théoriser à l'époque, que la seule appropriation possible était d'ordre imaginaire, littéraire, fictionnel: une mémoire- fiction.

                Ce travail de dé-liaison, de dé-tissage, de dé-territorialisation est inscrit très fortement dans Le Cheval blanc de Lénine.  Reconquête identitaire, certes, mais dans le déplacement fictionnel, dans la parodie et la distance.  Il s'agit d'une généalogie imaginaire qui prend de traverse les grands mythes de la culture juive.  Je m'amuse dans cet ouvrage à ne pas prendre l'autobiographie au sérieux, à ne pas me laisser piéger par la mémoire collective, celle-là même que je me réapproprie.  Pour cela, il vaut mieux jouer avec elle, la déconstruire, l'ironiser.  Je me donne de la sorte un ancêtre qui suit le faux messie Sabbathaï Zevi qui est vendu en esclave,  etc.  Passant constamment de la fiction au méta-discours ironique, il s'agissait d'un travail de mise en pièces de la généalogie et du légendaire familial, des vraies filiations, pour en introduire d'autres à la fois expérimentales et imaginaires, mais d'un imaginaire qui dirait le vrai.

                De quoi est-il question dans ce livre?  Le soir, à l'heure du coucher, mon père venait me raconter des histoires.  C'était toujours la même avec quelques variantes.  En 1920, lors de l'avancée de l'Armée Rouge vers Varsovie, cette dernière est passée par le shtetl de mon père qui était encore, à l'époque, un tout jeune garçon de 15 à 16 ans.  Il veut s'enrôler dans l'armée, il pique l'attention d'un supérieur qui lui aurait fait rencontrer Boudienny, lequel lui aurait dit de faire la révolution en Pologne et de ne pas suivre l'Armée Rouge.  C'est comme cela que mon père, tenant un mandat d'un personnage prestigieux, serait devenu un dirigeant bolchevik, en Pologne.  Certains soirs, les variantes faisaient que l'interlocuteur privilégié de mon père n'était pas Boudienny, mais Lénine soi-même, en personne.  J'avais donc un père qui avait parlé à Lénine.  Mieux même, qui tenait son mandat de Lénine.  C'était le matériel du roman mémoriel qui se mettait en place, qui m'obligeait, moi l'historienne, bien avant la mode du vécu et du récit de vie, à repenser l'Histoire, à la façon dont cette écriture occulte le légendaire, le fantasme et le rêve, l'imaginaire social en un mot.  Je m'élève également contre le nostalgisme et la folklorisation de la culture, pente naturelle des enracinements et des retours identitaires. J'avais imaginé plusieurs versions de la vision de la narratrice du retour fantastique du shtetl. Je montre de façon très précise que même l'écriture romanesque de type réaliste, écriture de liaison, est inopérante à ce niveau, que pour respecter le fragmentaire, la bribe, il faut une écriture de fragments, de dé-liaison, quelque chose qui imite l'onirisme et l'irréalité.  Le sous-titre du livre était «ou l'Histoire autre».  Obsession d'une autre façon d'écrire l'Histoire, la petite tissée dans la grande, en mobilisant le savoir de l'historien, mais en le déplaçant, afin de mieux faire travailler la mémoire culturelle à la place de la mémoire collective ou contre elle, ou en alliance conflictuelle avec elle.  En alliance conflictuelle également avec la mémoire savante, cela va sans dire.

                Il est temps d'aborder le second aspect qui traverse le livre et qui constitue un de ses enjeux: l'écriture de l'Histoire, quinze ans après, les jeux de la fiction et de l'Histoire, l'articulation entre la grande Histoire et les destins singuliers.

 

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[1]     Georges Steiner, Épreuves, Paris, Gallimard, 1993, p. 75.

[2]     Ibidem, p. 47.

[3]     Ibidem, p. 65.

[4]     Ibidem, p. 87.

[5]     Ibidem, p. 108.

[6]     Ibidem, p. 89-90.

[7]     La formule de Danilo Kis dans «Il est glorieux de mourir pour la Patrie», in L'Encyclopédie des morts, Paris,  Gallimard, 1985, est la suivante: «L'histoire est écrite par les vainqueurs.  Le peuple tisse les légendes.  Les écrivains imaginent.  Seule la mort est indéniable».

[8]     Voir l'article de Berthold Unfried, «La Muséification du "socialisme réel"», Communica­tions, no 55 (1992): L'Est: les mythes et les restes, p. 37.

[9]     Yves-Michel Riols, «Hongrie, les statues socialistes au musée», Le Monde, 30 juin 1993.  On excusera la longueur de la citation, elle en vaut la peine.

[10]     Cité par Georges Nivat, «Russie libérée.  Russie brouillée», La Lettre internationale, no 34 (automne 1992), p. 67.

[11]     Ibidem, p. 70.

[12]     Plus que de ruines, il s'agit de déchets, de rebuts, de ce qui est laissé en souffrance.  Il s'agit de la littéralisation et de la réactualisation du vieux syntagme: les poubelles de l'Histoire.

[13]     Susan Greenberg, «Les Funérailles nationales d'Imre Nagy», in A l'Est la mémoire retrouvée (sous la direction de Alain Brossat, Sonia Combe, Jean-Yves Potel, Jean-Charles Szurek), Paris, La Découverte, 1990, p. 146.

[14]     Vladimir Gradev, «Le Mausolée de Dimitrov», Communications, no 55 (1992): L'Est: les mythes et les restes, p. 79-80.  Voir aussi cette note tirée d'un article de Sylvie Kaufmann du Monde du 26 juin 1993: «(...) autour du mausolée de l'ancien maître stalinien Georgeï Dimitrov, couvert de graffiti hostiles à Jeliou Jelev et transformé pour l'occasion en toilettes publiques (...)».

[15]     Dubravska Ugresic, «Ma Douce Petite Croatie ou réparation d'un robinet en trois tableaux», Les Temps modernes, no 563 (juin 1993), p. 158-159.

[16]     Claudio Magris, Danube, Paris, Gallimard, 1988, p. 327-328.

[17]     Ibidem, p. 396-397.

[18]     Ibidem, p. 464-465.

[19]     Il faut bien entendu mettre tout ce passage de Claudio Magris au passé.  Son livre a été publié en 1986, trois ans avant les événements de décembre 1989.

[20]     Chantal Delterre-de Bruycker, «Les Démolis de Snagov», Communications, no 55 (1992): L'Est: les mythes et les restes, p. 91-92 (souligné par moi).

[21]     Jean Baudrillard, La Transparence du mal, Paris, Galilée, 1990, p. 103.

[22]     Alain Brossat, Le Stalinisme entre histoire et mémoire, Éditions de l'aube/La Tour d'Aigues, 1991, p. 22.

[23]     Voir Le Monde du 20 août 1993.

[24]     Jiri Pelikan, «On ne révise pas l'histoire avec une loi», Le Monde, 20 août 1993.

[25]     Alain Brossat, «La Fin d'un empire», Communications, no 55 (1992): L'Est: les mythes et les restes, p. 202-203.

[26]     Alexander et Margarete Mitscherlich, The Inability to Mourn, New York, Grove Press Inc., 1975.

[27]     Christa Wolf, Trame d'enfance, Aix-en-Provence, Alinéa, 1987, p. 13.

[28]     Heiner Muller, La Route des chars, traduit par moi.  Voir mon «Postcript: Requiem for the Gorbachev Years», in Socialist Realism: An Impossible Aesthetic, Stanford University Press, 1992, p. xxxi-xxxvii.

[29]     Mikhaïl Shatrov, Plus loin, Arles, Actes Sud, 1989.

[30]     Georges Perec, La Disparition, Paris, Denoël, 1969, p. 27.

[31]     Ibidem, p. 28 et 31-32.

[32]     Jochen Gertz, «La Place du Monument invisible», interview par Jacqueline Lichenstein et Gérard Wajeman, Art Press, no 179 (avril 1993), p. 11.

[33]     «Gertz, sous les pavés la mémoire», propos recueillis par Miriam Rosen, Libération, mardi 17 mars 1992.

[34]     Manon Régimbald, «Générique», in Un Siècle éventré.  Les Nuits de vitre.  La Nuit des masques de Paul-Émile Saulnier, publication de la Galerie d'art de l'Université de Moncton, 1991, p. 41.  L'exposition d'installations de Paul-Émile Saulnier, Un Siècle de cendres, à la galerie de l'Université du Québec à Montréal, du 17 septembre au 6 novembre 1993, est une autre façon de donner à voir le travail du deuil.  A partir de planches de bois peintes en noir, de pièces violonées avec des cordes et des amas de petits paquets ficelés représentant des journaux et livres calcinés, certains passés au goudron, avec des amas de chiffons brûlés sortis de caissons, de boîtes portant des noms ou des numéros matricules, l'artiste figure l'infigurable, le naufrage du siècle.

[35]     Ernest Renan, «Lettres à Strauss», in Qu'est-ce qu'une nation?, nouvelle édition, Presses Pocket, 1992, p. 155.

[36]     Je pense en particulier à une exposition à Bruxelles, en novembre 1992, et la grande exposition de New-York,  «Stalin's Choice.  Soviet Socialist Realism 1932-1956», donnée à The Institute for Contemporary Art, P.S.1 Museum, novembre 1993-février 1994.

[37]     La Pionnière de Maruipolski, 1932 ou 1934.

[38]     Alain Brossat, «La Fin d'un empire», article cité, p. 205.

[39]     Danièle Sallenave, Passages de l'Est.  Carnets de voyages 1990-1991, Paris, Gallimard, 1992, p. 309.

[40]     Julian Barnes, Le Porc-Épic, Paris, Denoël, 1993.

[41]     Statues, déchets et autres reliques du socialisme affectionnent les terrains vagues.  Voici à titre d'exemple le cimetière des Trabant à Budapest, d'après un article du journal Le Monde du 1er février 1993: «Budapest aura bientôt son musée des "fantômes socialistes" qui abritera les statues et les reliques de l'ancien régime.  Mais la capitale hongroise dispose déjà d'un "cimetière" de Trabant, autre symbole d'une époque révolue.  Deux cents "Trabi"  reposent sur un terrain vague à la sortie de la ville en bordure de l'autoroute de Vienne.  Elles ont été entreposées là par le concessionnaire Renault de Budapest qui, en échange de l'achat d'une voiture neuve, offre une réduction de 100 000 forints (7000 francs) à ceux qui lui remettent leurs véhicules équipés de moteur à deux temps (Trabant ou Wartburg)».

 

[42]     Julian Barnes, Le Porc-Épic, ouvrage cité, p. 69.

[43]     Ibidem, p. 203.

[44]     Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 36-37.

[45]     Voir les deux très beaux livres de Myriam Revault d'Allonnes, D'une mort à l'autre.  Précipices de la Révolution, Paris, Seuil, 1989, et La Persévérance des égarés, Paris, Bourgois, 1992.