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l’étude qui suit. Elle est parue en anglais dans: Doxa
Reviewed : Multidisciplinary Approaches to Literature and Culture, sous la
direction de Ruth Amossy et Georges-E. Sarfati, Poetics
Today. 8 Jérusalem, 2000. Et elle est la version très fortement
résumée d’un
cahier de recherche de Discours social, 2001.
Marc Angenot
Doxa et
coupures cognitives
ANous nous jugeons réciproquement de même :
les uns et
les autres, nous nous paraissons des fous.@
Saint Jérôme
parlant des polémiques entre chrétiens et païens.[1]
Problématique
Je souhaite
réunir et confronter dans cet essai un ensemble de problèmes connexes auquel on
se heurte dans tout travail sur les idéologies, sur la doxa, sur l=argumentation dans les langages publics, ensemble qui ne
me semble pas abordé globalement par les analystes du discours et de la
rhétorique, ni du reste par les autres spécialistes des sciences historiques et
sociales. La sorte de problème dont je vais parler a été débattue au contraire
par plusieurs philosophes contemporains, mais leurs réponses (qui ont à voir
avec l=évolution des grandes questions
philosophiques modernes) sont antinomiques
les unes des autres. Je me bornerai à circonscrire le problème, à discuter d=un certain nombre de conceptions en présence, à
rassembler et confronter certains cas de figure, à tracer des pistes et à
proposer enfin une sorte de plan de
travail en demeurant loin de toute conclusion.
Le problème
auquel je pense peut s=exprimer dans
la question suivante: les langages publics (opposés dans le présent contexte
aux discours ésotériques, savants, disciplinaires) qui coexistent dans
un état de société, se distinguent-ils B au delà de
la divergence des points de vue, de la discordance des données retenues et
alléguées, de la disparité des visées, de même que de celle des intérêts qui
les meuvent B par des caractères cognitifs et
argumentatifs incompatibles?[2] Si c=est le cas, une telle incompatibilité, une telle
hétérogénéité cognitives se présentent-elles exceptionnellement ou couramment?
Ma question revient à distinguer de la catégorie, laquelle est constitutive de
la rhétorique de l=argumentation,
des divergences susceptibles d=être réglées
par la discussion, la catégorie des désaccords apparemment insurmontables dans
lesquels les règles rhétoriques mêmes et les présupposés fondamentaux ne
forment pas un terrain commun et où, B comme le dit
Saint Jérôme, en exergue de cet essai, B les
adversaires d=idées finissent par se percevoir les uns les
autres comme des Afous@.
Pour parler
dans les termes d=Ernst Bloch dans son fameux essai des années
trente sur la mentalité nazie, Erbschaft dieser Zeit et pour généraliser
son propos: y a-t-il discursivement, argumentativement B partant, socialement et civiquement B parmi nous des *non-contemporains+, de la non-contemporanéité (Ungleichzeitigkeit)? Ou enfin, pour transposer à la doxa un
concept qui vient de l=épistémologie,
y a-t-il lieu de poser l=existence de coupures
gnoséologiques traversant en certains points la topographie des discours
publics, de la doxa?
Lacunes et réticences de la rhétorique
Il me
paraît bien, pour partir d=une
simple intuition qui est, je crois, largement partagée, que les Adialogues de sourds@ sont, dans la vie publique, la
règle plutôt que l=exception.
Mais la rhétorique de l=argumentation
persiste à considérer comme norme le débat entre gens qui partagent
ultimement la même rationalité et dont, si l=on est rationnellement optimiste, les
divergences les plus âpres relèvent non de la Asurdité@ cognitive, mais du mal-entendu. Or, il m=est évident que les désaccords publics
semblent aller souvent au delà de données contentieuses, de point de vues
différents, de valeurs et de principes non partagés: l=adversaire ne semble pas appartenir à
notre *univers mental+, il semble ne pas s=opposer à nous par ses choix d=arguments seuls ou par sa
hiérarchie des valeurs, mais par la façon même de déchiffrer le monde et d=argumenter sur lui, par la *logique+ de ses raisonnements.
La
situation que j=évoque
ici correspond à une question philosophique devenue centrale, celle de l=unicité ou de la relativité de la raison,
de la convergence possible ou de l=irrémédiable
divergence des rationalités.
Il me semble que la théorie rhétorique, de jadis, de naguère et d=aujourd=hui, fait la sourde oreille à ces
spéculations et qu=elle
continue à fonder généralement ses analyses sur l=axiome aristotélicien de l=unicité de la raison. Ni l=ancienne
rhétorique revivifiée depuis un demi siècle (dont le paradigme est celui d=un vaste répertoire topique rationnellement acceptable,
quoique non dépourvu de contradictions latentes, circonscrivant l=ordre du probable B et d=une périphérie de paralogismes échappés aux simples d=esprit et de sophismes manipulés par des rhéteurs trop
habiles), ni les *nouvelles rhétoriques+ du siècle passé (celles de Perelman, de Toulmin, etc.,
qui elles aussi traitent les logiques déviantes et les raisonnements a-normaux
comme des accidents ou des aberrations), ni du reste les modèles
épistémologiques (qui, de Kuhn à Foucault, conçoivent des successions de
paradigmes ou d=épistémès, mais ne focalisent pas sur des coexistences
incompossibles synchroniques, internes aux champs disciplinaires[3]),
ni, au moins sous une forme théorisée, les sociologues des médias, de la vie
politique et de l=opinion publique, ni les philosophes *rationalistes+ enfin qui, avec
un certain volontarisme optimiste, fixent, comme le fait Jürgen Habermas, les
règles idéales de la discussion ouverte et démocratique, ne partent de cette
prémisse heuristique, apparemment difficile à gérer, qui est que tout le monde
dans une société ne pense pas nécessairement de la même manière, que tout le
monde ne partage pas la même raison ni la même logique.
Les travaux B nombreux récemment B sur les paralogismes, sophismes et fallacies se
bornent, à dresser des taxinomies, des typologies d=*erreurs+ de
raisonnement, voulues ou involontaires,[4] sans
poser d=abord, comme il me semblerait qu=il faille le faire, qu=il existe des ordres psycho-sociaux de
regroupement, des dynamiques spécifiques du dé-raisonnement: une *mauvaise raison+ ne vient jamais seule, des atomes
crochus soudent les raisonnements fallacieux en enchaînements de certains
types. Les taxinomies rhétoriques intemporelles et formelles placent en outre
les raisonnements défectueux entre la simple et *innocente+ erreur B par glissement subreptice, par mauvaise appréhension des
données, par manipulation inappropriée d=un topos B et le sophisme délibéré, conçu pour tromper. Elles
contournent le fait historique et sociologique qui intègre la sophistique, ni
erreur innocente et occasionnelle ni manipulation ourdie pour tromper, aux
faits collectifs de fausse conscience, d=erreur de
jugement collective et d=aliénation.
La Querelle des philosophes
A l=aube de la modernité, les philosophes pensaient unicité de
la raison, voie unique du juste et du vrai. Joseph de Maistre au début du
XIXème siècle énonce la maxime fameuse qu=il y a
nécessairement plusieurs façons d=être dans l=erreur, mais il n=y en a qu=une d=être dans le
vrai. Mais le théocrate qu=il était ne
songeait pas à l=unité de la raison, mais à l=unité de la foi et de la révélation en posant cet axiome.
La Raison laïque des philosophes transpose cette prétention à l=unité et à l=exclusivité.
Il en résultait que ceux qui ne pensaient pas comme eux étaient mis hors de la
rationalité, B attardés peut-être, attachés à des *préventions+,
déraisonnables à coup sûr. Dans notre modernité tardive, on a changé tout cela
pour un relativisme qui tend à son tour
à devenir aussi dogmatique: à chacun sa vérité.
Je vais être
à la fois sommaire et scolaire en ramenant à l=affrontement de trois
courants philosophiques la question de la pluralité ou de l=unicité rationnelles. Les écoles philosophiques
contemporaines s=opposent en une polémique qui semble
justement insurmontable sur cette question de l=unicité de la raison, et sur la possibilité d=une connaissance vraie ou valide entre universalisme
rationnel, objectivisme, communautarisme et relativisme. Certains philosophes
post-modernes comme Jean-François Lyotard, ont distingué, à côté des litiges
où les gens ne *s=entendent pas+ mais acceptent certaines prémisses et fondent leur
mésentente sur ces prémisses communes (dreyfusards et anti-dreyfusards
acceptaient la prémisse que le trahison militaire est un crime), et la
situation où il y a différend, où il n=est plus possible de parler de désaccord entre les
entre-discoureurs puisqu=aucune fondation
axiomatique commune ne permettrait de le mesurer et aucune règle arbitrale
admise par les deux camps en présence ne transcende leur querelle.[5]
Cette réflexion sur litiges et différends me semble avoir été développée pour
faire pièce aux philosophes du débat civique à la Habermas qui posent, trop
optimistement et trop axiomatiquement aux yeux de Lyotard, la possibilité pour
tout homme de bonne volonté d=atteindre un
terrain commun avec ses adversaires et d=aboutir à un
compromis rationnel.
Au milieu de
ce débat polarisé, interviennent les philosophes de la nouvelle rhétorique
comme le Portugais Manuel Maria Carrilho avec son subtil essai, Rhétoriques
de la modernité. Pour Carrilho dont
la pensée peut se rapprocher de celle du penseur de la problématologie, le
Belge Michel Meyer, la rhétorique a fait retour dans la philosophie pour s=y installer à demeure et mettre fin à la crise du sujet
et de la raison qui a hanté le XXème siècle, crise qui s=est épuisée à vouloir établir comme fondements de la
démarche philosophique la nécessité et l=universalité.
Le *tournant rhétorique+, inséparable d=une pensée de
la contingence, du pluriel et de la problématicité, est présenté par le penseur
portugais comme solution à la crise moderne de la Raison. La volonté de
rationalité validatrice, d=objectivation,
la volonté de vérité fondent sans doute la communication dans les sociétés
humaines, mais Carrilho pense que Habermas, en posant la *norme+ comme
critère de l=argumentation, construit un simulacre idéal
qui s'éloigne trop, et des situations réelles de débat, énigmatiques, opaques et irrésolues, et d=un réel qui est aussi connu par conjectures,
analogies, par tropes et figures et non exclusivement par des clarifications
logiques qui ne sont pas nécessairement à portée de pensée et de langage.[6]
Manuel Carrilho n=est pas
disposé cependant à endosser le nihilisme ou le pyrrhonisme à quoi se sont
laissé conduire les disciples de Paul De Man et de Jacques Derrida B et, dans une mesure différente,
Lyotard lui-même. La réflexion de
Carrilho vise à donner un sens à la notion de relativisme qui ne soit ni le *tribalisme+, le *sécessionnisme+, le *solipsisme+ dont on observe les avatars dans
différents courants intellectuels contemporains, sans se sentir ramené à l=alternative: pas ça, donc le
positivisme rationaliste! Résumant le débat sur l=incommensurabilité
des paradigmes (Kuhn vs Putnam) et rediscutant justement la *philosophie du différend+ de Lyotard, Carrilho développe sa
conception du champ philosophique comme pluralisme conflictuel. Il montre bien
la polysémie du concept de *relativisme+ (qui dans bien des cas ne joue que
comme *noise of disapproval+) et voit une interprétation
hyperbolique et forcée dans la conception lyotardienne d=une coexistence de règles de jeu
absolument hétéronomes, irréductibles et intraduisibles. Lyotard d=ailleurs veut convaincre son
lecteur: il semble admettre une topique commune dans l=acte même de démontrer l=impossibilité d=une validation des différends. Carrilho voit le travail rhétorique du
discours philosophique répondant au caractère problématologique de son activité
et au caractère conflictuel de ses expressions concomitantes sans se laisser
enfermer dans l=alternative:
ou différends irréductibles ou arbitrage transcendantal.
Une question omniprésente et des diagnostics Aen passant@
Le problème
de la diversité cognitive des opinions en conflit et des systèmes idéologiques
est posé par tous les chercheurs modernes et contemporains au milieu de
leurs analyses et leurs études sectorielles. Mais il n=est jamais posé en toute clarté globale comme
un problème théorique. Qu=il s=agisse en effet d=étudier des croyances religieuses
ou des idéologies séculières, l=analyste
se heurte toujours à un moment donné à des prémisses, à des démarches et
paradigmes cognitifs, à une herméneutique de la conjoncture qui lui semble le
propre de cette idéologie et qui lui paraît ne pas procéder selon le *sens commun+ dont le chercheur interpole, avec plus ou
moins d=inconséquence, l=évocation pour mesurer l=écart.
La question
demeure souvent de savoir si cet écart forme un paralogisme isolé, s=il n=est que le produit d=un moment d=aveuglement où la passion, le *mythe+ viennent transitoirement offusquer Ala@ raison ou si les paralogismes s=enchaînent en une gnoséologie idiosyncratique
et se fondent sur des prémisses dont l=évidence
est loin d=être universelle.
Je
prétends que tous les ouvrages par exemple qui analysent les grandes
aberrations idéologiques du siècle désormais passé B fascisme, antisémitisme, stalinisme, nationalismes
divers ... B aboutissent quelque part à signaler qu=on se trouve face non à une vision
du monde particulière, à des convictions, des croyances specifiques, mais à une
*manière de penser+ sui generis,
consubstantielle aux thèses soutenues et aux buts proclamés, une manière de
penser résultant d=un engineering
mental spécifique, d=une métanoïa,
d=une éducation mentalitaire qui n=est pas celle de tout le monde. Une
manière de penser qui est, logiquement, préalable aux thèses et aux doctrines
soutenues et à l=adhésion
de certains esprits, *prédisposés+ à les adopter.[7]
On
pourrait relever par exemple les caractérisations psychopathologiques *en passant+ sous la plume des historiens de l=antisémitisme. Ceux-ci ne
soutiennent pas théoriquement leurs catégories de la *folie+ idéologique par crainte notamment de
retomber dans les explications sommaires d=un Gustave Le Bon et autres
psychologues-cliniciens *des
foules+ du début de ce siècle ou dans les
conjectures fragiles de quelques psychanalystes de jadis étendant les
idéologies de masse sur leurs divans. En tout cas, pas un livre sur l=antisémitisme qui ne se laisse
aller une fois ou l=autre,
sans prétention de rigueur nosographique, mais parce que c=est tout à fait suggestif au passage,
à étiqueter tel thème de propagande, tel argument conspiratoire de *paranoïaque+ ou autre aménité. *Paranoïaque+, tel est Édouard Drumont, juge Michel
Winock dans une note en bas de page au tout début de son Édouard Drumont
& Cie .[8]
Certainement l=historien n=a aucune intention de se substituer au
psychiatre post mortem, et il sait que *l=homme
Drumont+ dans son temps n=apparut pas plus pathologique que
la plupart de ses contemporains (ce qui n=est pas en soi un critère décisif). Ce que Winock veut dire, ce qu=il veut évoquer, c=est ceci même dont je parle: l=antisémite ce n=est pas quelqu=un qui a des convictions politiques
odieuses, une vision particulière, hargneuse, de la société et de certains
groupes sociaux, c=est
quelqu=un qui s=est mis à raisonner et qui raisonne même énormément,
mais de façon bizarre... comme le malade dans ce que les psychiatres d=autrefois appelaient simplement la *folie raisonnante+. L=antisémite, c=est quelqu=un qui se persuade lui-même et part en
croisade pour persuader les autres du rôle néfaste des Juifs au bout de
raisonnements qui lui semblent être d=autant
plus convaincants qu=ils
sont, pour la plupart des autres, biscornus et spécieux.
L=antisémitisme en effet, disent tous
ses analystes, de Léon Poliakov à Zeev Sternhell et à Pierre-A. Taguieff, ce n=est pas seulement une
idéologie (des contenus idéologiques, des mots d=ordre), c=est une manière spéciale de diriger sa
pensée et de (se) persuader. Anxiogène et conspiratoire, cette manière de
penser est, constate Poliakov, proche d=autres idéologies obsidionales comme la
haine des Jésuites sous la Monarchie de Juillet, ou comme celle de la Croisade
anti-maçonnique chez les catholiques romains des années 1880-1890. Si elle n=est pas absolument isolée dans son
irrationalité, dans sa gnoséologie de la *causalité diabolique+, elle ne s=oppose pas moins à la topique ordinaire et
aux formes courantes du persuasible. La causalité diabolique de Léon
Poliakov prétend ainsi dégager un noyau cognitif propre à l=antisémitisme et à quelques autres
idéologies du même tonneau. Ces idéologies de ressentiment sont les grandes
fabulatrices de raisonnements de conspiration.[9] Les adversaires qu=elles se donnent passent leur temps à
ourdir des trames, ils n=ont de
cesse de tendre des rêts B et
comme ces menées malveillantes ne sont guère confirmées par l=observation directe, il faut
supposer une immense conspiration secrète B et se convaincre de son existence
aussitôt l=hypothèse envisagée. Comme le ressentiment
s=empêtre dans ses propres
contradictions, qu=il
subit la *malencontre du réel+ et que ses revendications et
rancœurs demeurent peu intelligibles *à l=extérieur+, cette conspiration se confirme
constamment à ses yeux. Vision
conspiratoire du monde: du fait que certains sont vus en position avantagée et
objets d'envie, on leur prête un projet de domination (il ferait beau voir que
leur succès soit à quelque égard innocent!) et un but ultime d=hyperdomination, de dépouillement
total des désavantagés.
Tous
les chercheurs n=ont pas
recours à la métaphore médicale: *fausse
conscience+, diagnostiquaient certains
marxistes des années trente aux années soixante comme Joseph Gabel.[10]
Mais ce terme marxo-hegelien qui dénote un écart du rapport vrai au monde
empirique, une aliénation de la conscience *authentique+ renvoie aussi à des manières de penser et
des mentalités étrangères à la *santé+ cognitive, qui semblent expliquer certaines
adhésions condamnables et croyances collectives extravagantes. Et on rencontre
aussi le portrait du stalinien comme schizophrène chez Joseph Gabel dans
ses études de pionnier sur la Aschizophrénie@ des États bureaucratiques (le
concept était tiré ou transposé du sens nosographique de Minkovsky).[11]
Trois degrés d=incompatibilité cognitive
Si l=idée de diversité cognitive dans la vie publique
notamment est admise à titre heuristique, la question toute concrète devient
celle des degrés et des seuils de l=écart
cognitif. On n=a évidemment pas affaire à une alternative
simple, ou bien communauté rationnelle de pensée, ou bien coupure
insurmontable. Un tel binarisme tiendrait lui-même à des formes de pensées
rigides, manichéennes! La question sociologique et typologique devient de
décider ce qui forme dans un état de société une différence dirimante
entre une communauté idéologique et la doxa générale ou ambiante. Que retenir
et quel seuil adopter? Un paralogisme ou une tache aveugle ne font pas la
différence cognitive. La prédominance de certains schémas argumentatifs peut
être frappante, mais coupe-t-elle de ceux qui n=ont jamais recours à de tels schémas? Il est probable que
oui. C=est toujours un travail de synthèse
impressionnant et utile que de ramener un vaste corpus à quelques schémas
argumentatifs de prédilection. On sait qu=Albert O.
Hirschman étudiant la rhétorique réactionnaire a ramené ses argumentations, de
Burke écrivant contre la Révolution française à nos jours, à trois arguments
récurrents: Innocuity, Jeopardy, Perversity B argument de l=innocuité, de la mise en péril et de l=effet pervers. On
peut lui objecter toutefois que ces argumentations ne sont pas propres à ce
secteur idéologique, l=argument de *l=effet pervers+ étant par exemple constitutif de la pensée sociologique B à moins d=inclure toute
cette pensée, en commençant par Comte et Spencer, dans la Rhetoric of
Reaction.
D=autres ont parlé de *cadres+ de pensée, c=est à dire de barrières et de censures fixant pour un
groupe social ou une Asecte@ idéologique des limites au pensable et au discutable B au delà desquelles, les audacieux et les égarés tombent
dans ce que les anciens inquisiteurs désignaient comme les idées téméraires,
c=est à dire qu=ils encourraient de la part du groupe le blâme et la
suspicion.
Pour d=autres encore, les malentendus insurmontables entre
individus tiennent à des présuppositions formant un socle inexpugnable,
présupposés inscrits si Aprofondément@ qu=ils résistent
à l=objectivation. Il n=y a guère de doute que le cas est attesté et que rien n=est moins bien partagé que le sentiment d=évidence B et le sentiment qu=une formulation est co-extensive à la réalité empirique.
D=où la règle socratique, maïeutique, d=obliger les débatteurs à remonter, strate par strate et
proposition par proposition, aux prémisses B et de contraindre à voir ces prémisses sous des angles
différents de l=angle familier. En tout cas, dans ce contexte, les différends sont, quelles que
soient les résistances in præsentia, susceptibles, fût-ce à grand peine,
d=être surmontés puisque les présupposés sont
des impensés qu=il suffit de ramener à la conscience,
à la formulation objectivatrice B et puis
accepter de les soumettre au débat...
Je conçois à
priori et à des fins heuristiques trois degrés de discordance ou de coupure
argumentatives possibles. 1. Il convient d=abord de poser une forme faible où l=impression de désaccord
insurmontable n=est qu=apparente, sinon
superficielle, où le désaccord entre les individus, même s=il perdure, tient à des maniérismes de la pensée et de l=expression, à des jeux pragmatiques mal déchiffrés,
interprétés à centresens par l=interlocuteur,
ce pour des raisons psychologiques ou
culturelles[12].
2. Posons ensuite le cas d=impasses
argumentatives qui tiennent à des présuppositions, à des prémisses si
résolument mises hors de tout doute, à une axiologie si fondamentale et
immuable dans son Aévidence@ subjective qu=aucune
maïeutique ne pourra les déconstruire et qu=aucun débat ne parviendra à les problématiser ni à faire
place au point de vue et aux valeurs de l=adversaire. 3. Enfin, à un degré radical, certaines
manières de raisonner sur le monde, d=y trouver des
enchaînements et du sens, de percevoir une direction au cours des choses, de se
poser en sujet dans la société et l=histoire et
de légitimer cette Avision du
monde@ différeraient non plus même seulement par
les présupposés, les prémisses ou par l=axiologie de
base, mais par les règles délimitant le probable et l=argumentable et dès lors dans l=essence de leurs démarches B au point que certaines de ces manières de raisonner vont
paraître, à ceux qui demeurent Aen dehors@, inintelligibles, irrecevables, relevant d=une logique folle et non pas seulement partiales,
unilatérales, sophistiques et mal déduites.[13]
Je laisse
totalement de côté, arrivé à ce point, l=immense pan
de réflexion sur pathos et logos, sur *la logique des sentiments+ (titre d=un ouvrage
subtil de Théodule Ribot au début de ce siècle)[14]. Il
n=y a pas de doute que des motifs
psycho-sociaux, affectifs, sont sous-jacents à l=élection de démarches argumentatives, à l=obstination à ne pas remettre en cause des présupposés, à
certains court-circuits émotifs du raisonnement. Mais justement ces motifs
allégués B on en rencontrera associés à chaque cas de
figure dans les pages qui suivent B ne forment
pas une catégorie à part. Ils ne forment pas une catégorie isolable, ils ne
sont pas séparables des schémas cognitifs et des raisonnements, qui ont
toujours une Adimension@ affective. Ce n=est pas par
hasard que la noton de ressentiment, qui désigne dans le langage
ordinaire un état d=âme, proche
de rancœur, rancune, devient ou plutôt s=analyse chez
Nietzsche et Scheler comme un type argumentatif et herméneutique.
La *logique des sentiments+, inséparable de la logique des intérêts, dans la vie
sociale et dès lors pour l=analyse
historique et sociologique, c=est toute la
logique.
Préalable: la réciprocité des perspectives
Il est admis
que la réciprocité des perspectives forme la base minimale de toute
discussion. Je me rapporterai à la belle analyse d=Antonio Gómez Moriana sur la rencontre de Don Quichotte
et des Marchands, analyse qui montre la discordance cognitive comme un objet de
l=Aironie@ romanesque
dès la naissance du genre. Don Quichotte met en demeure des marchands
rencontrés sur sa route de confesser
que Dulcinea del Toboso est la plus belle dame de l=univers. Les marchands, interloqués par ce bravache, mais
qui appartiennent à une *mentalité+ moderne, mercantile et pratique, font remarquer au noble
chevalier que s=il exhibait un camée ou un portrait de la
gente dame, ils pourraient juger sur pièce. À quoi l=homme de la Manche réplique avec feu que s=il leur montrait un portrait de Dulcinée, ils n=auraient évidemment aucun mérite à admettre le fait et qu=il leur convient de reconnaître les charmes de la dame
sur sa parole. Une logique de l=honneur de l=*archaïque+ Don Quichotte s=oppose, dans ce
dialogue de sourds, à une logique *expérimentale+ émergente qui en est l=opposé. Cet épisode comique est présenté par Cervantès, à
l=orée de la modernité, comme la rencontre de
deux univers mentaux non-contemporains, ungleichzeitig, et qui
demeureront absurdes l=un pour l=autre.
Les discordances argumentatives comme divergences d=intérêts
La
sociologie de la connaissance (qui n=est pas
un secteur de la sociologie propre, ainsi que le rappelle le Dictionnaire de
sociologie de Boudon et Bourricaud, mais un *programme+ particulier de réflexions et de
procédures) s=est donné pour un de ses objets
centraux, et ce, avant même que Karl Mannheim ne donne un nom audit programme,
la diversité des formes de raisonnement à l=œuvre dans une société, B formes qu=il convenait selon Mannheim de montrer
liées à des formes spécifiques de l=expérience
sociale. Ainsi, Vilfredo Pareto au tournant du siècle dans ses Systèmes
socialistes, Max Scheler transposant Nietzsche en un essai sociologique dans
son Vom Umsturz der Werte (en français, L=Homme du
ressentiment) et Karl Mannheim dans son fameux ouvrage des années
1920, Ideologie und Utopie,[15]
associent des façons de raisonner et d=argumenter
à certains groupes sociaux, à certains *intérêts+ ou certaines communautés idéologiques ou
religieuses. Les ouvrages récents fondamentaux de Raymond Boudon sur L=art de se
persuader[16] et sur
Le juste et le vrai poursuivent avec perspicacité cette sorte de
problématique. On verra aussi, du côté
de l=histoire des idées, la brillante
synthèse déjà citée qu=offre
la Rhetoric of Reaction d=Albert
O. Hirschman[17].
Cependant,
le conflit constitutif de ces analyses dites sociologiques entre l=utilité
communautaire de certains raisonnements et la véracité
et/ou la rationalité des types argumentatifs rencontrés, associés à
des expériences sociales et des intérêts spécifiques, avec leurs taches
aveugles, leurs dénégations et leurs paralogismes récurrents, a été résolu de
façon bien diverse et jamais satisfaisante par les penseurs et sociologues que
j=ai mentionnés. Beaucoup assimilent,
de façon relativiste, justesse et utilité pour le groupe social, ils dissocient
l=utilité mobilisatrice d=une construction *mythique+ B
argumentation et récit B de tout
point de vue de vérité (ce que firent au bout du compte, Georges Sorel et Karl
Mannheim). Ou bien ils posent de façon encore plus radicalement relativiste qu=il n=existe que des *programmes de vérité+ qui se succèdent dans l=histoire sans qu=aucune évaluation transcendantale
puisse montrer que l=un est *meilleur+ que l=autre ou que l=un est ou a été en *progrès+ sur l=autre. On verra un exemple de ceci avec
Paul Veyne et son fameux essai d=histoire
des mentalités, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?
Utilité psychique et rationalité : la pensée du
ressentiment
Or, dans bien
des cas, l=utilité psycho-sociale alléguée apparaît raison inverse de la
rationalité du raisonnement. Prenons le cas de la pensée du ressentiment
selon Nietzsche et Scheler B exemple d=idéologie ou de mentalité axée sur un raisonnement
généralement jugé paralogique qui, s=il reste le
fait obsessionnel d=un individu
isolé, relève de la Afolie
raisonnante@! Se connaître des mérites non reconnus par
le vaste monde, se heurter à des obstacles, à des gens malveillants qui
bloquent l=épanouissement de ce potentiel, se révolter
contre l=injustice de cette situation, il n=y a pas de ressentiment dans ceci! Mais il faut pouvoir distinguer cette sorte
de prise de conscience de son inversion sophistique qui consiste à
conclure: je n'arrive à rien, donc j=ai des mérites; d=autres
réussissent là où j=échoue, donc
leur réussite est due à des avantages escroqués à mon détriment et les
valeurs prédominantes auxquelles j=attribue mon échec
sont donc des impostures dévaluées.
Tel est, admettra-t-on, le noyau élémentaire d=une pensée, d=une idéologie
de ressentiment. (On note d=emblée que le
sociologue de la connaissance et l=historien des
idées vont devoir trouver de fortes procédures d=objectivation pour éviter l=accusation de présomption B dans le jargon politico-militant américain cela s=appelle Blame the Victim B en *s=attaquant+ à des
idéologies par nature rancunières et persécutées.)
La pensée du
ressentiment se définit depuis Nietzsche comme un *mode de production+ des valeurs,
comme un positionnement *servile+ à l=égard des
valeurs, mais c'est une production qui cherche à se fonder par la voie d=argumentations retorses et sophistiques. La rhétorique
du ressentiment sert deux fins concomitantes: en démontrant la situation
présente comme injustice totale, comme dol à son désavantage, il cherche à
persuader de l=inversion des valeurs et à expliquer
la condition du groupe en renvoyant ad alteram partem tous les échecs
essuyés (en raison notamment du recours à des tactiques irréalistes pour
changer ladite condition). Seconde finalité: valoriser la position victimale et
le mode d=être du dominé; dévaloriser les valeurs que
chérit le dominant et qui vous sont inaccessibles en les montrant à la fois
(cette simultanéité est déjà paralogique si la logique admet le principe de
non-contradiction) comme chimériques, arbitraires, ignobles, usurpées et
causatrices de préjudice.[18]
Ainsi, la
pensée du ressentiment raisonne, elle dévide même de longs raisonnements, mais
elle le fait en partant d'un axiome indiscuté: ce monde où je sens ma faiblesse
et souffre de mes difficultés n=est pas le
vrai. Ses valeurs sont des impostures. Il y a quelque chose de *diaboliquement+ simple dans les
raisonnements du ressentiment. Dans la logique *ordinaire+, les échecs
invitent à revenir sur les hypothèses de départ et les corriger ; c=est même ici une des règles de la méthode scientifique.
Dans le ressentiment, les échecs ne prouvent rien, au contraire, ils confortent
le système, ils se transmuent en autant de preuves surérogatoires qu=on avait raison et que décidément *les autres+ vous mettent
encore et toujours des bâtons dans les roues!
Un système où les démentis de l=expérience ne
servent jamais à mettre en doute les axiomes, mais les renforce, est un système
inexpugnable par nature.
Le
ressentiment n=est certes pas la seule forme récurrente de Afausse conscience@. Il faudrait
le confronter avec la notion de conscience malheureuse qui lui est
complémentaire. Pour une analyse dans l=idéologie
contemporaine de ce type argumentatif, on peut se référer au Sanglot de l=homme blanc de Pascal Bruckner
(1983) qui étudie les raisonnements culpabilistes dans le militantisme
tiers-mondiste, en parallèle au ressentiment qui, lui, peut apparaître comme du
raisonnement au service de la rancune. Le ressentiment n=est donc qu=un cas des
types récurrents de la fausse conscience dans la vie civique et sociale :
aliénations diverses, mauvaise consciences, haine de soi, puritanismes, contemptus
mundi. Il faut d=autant moins isoler le ressentiment ou les idéologies de *mauvaise conscience+ que ces
dispositifs psycho-sociaux semblent synergiques, ils semblent se stimuler les
uns les autres. Le ressentiment forme une position affective et
cognitive qui se complète ainsi d=autres *formes simples+ :
rationalité restreinte des technocrates, cynisme des repus, conservatisme
opposant ce qui est à ce qui pourrait être, *darwinisme social+
(transfigurant la *lutte pour la
vie+ en principe légitimant la violence sociale),
mais aussi doubles jeux, mauvaise conscience et conscience malheureuse (assez
propre aux dominants-dominés), puritanisme de l=âme *pure+, phobies sociales de différentes origines.
Les consciences Ade classe@
Je ne
prétends pas faire le tour en quelques lignes des multiples conceptions sur des
manières de connaître et de raisonner Ade classe@, liées d=une part à des
intérêts censés objectifs et à un rôle Ahistorique@, d=autre part, à des
aliénations et des faits de fausse conscience. La notion a des bases empiriques
évidentes, mais elle est, d=autre part,
avec sa double face B intérêts ou
aveuglements B le type des notions passe-partout qui
marchent toujours et n=apprennent
pas grand chose. Les divers marxismes
depuis les écrits des Mehring et des Plekhanov se sont trouvés à évoquer des
pensées *de classe+: des mentalités paysannes (le mot s=est rencontré souvent dans ce syntagme, le paysan
taciturne n=ayant pas vraiment accès à la pensée
articulée) ou des mentalités *petites
bourgeoises+: ça a été la découverte des critiques
marxisants des années trente, de Berl à Nizan: *l=intellectuel
petit-bourgeois+ est caractérisé par le ballottement, l=indécision, la recherche de compromis: il doit à son
origine de classe son incapacité à se ranger dans le *bon camp+, celui de la
Révolution. Il y avait une explication *infrastructurelle+ à cette fâcheuse limite de conscience: la petite bourgeoisie
est une classe prise entre deux feux. Elle était cette classe dont la position
intermédiaire expliquait l=hésitation
congénitale à se ranger résolument du côté du prolétariat ou à tirer plein
avantage des services qu=elle rendait
à la bourgeoisie C classe-bouchon ballottée sur les vagues de
l'histoire, plus que toute autre portée à l=illusion sur soi et à l=indécision chronique, inapte au *réel+ et à l=action.
Il serait
probablement à propos de reprendre B mais en
dehors du cadre volontariste et historiciste où elle est née B cette réflexion, partiellement obsolète, sur rhétorique
et classes sociales.
Une question qui hante la modernité
Toute
la modernité intellectuelle depuis Voltaire et Diderot est partie de l=évidence que tout
le monde ne partageait pas la même façon de raisonner B ce qui revenait à dire, en des temps de
monisme rationnel, que les uns raisonnaient selon la raison et les autres
déraisonnaient, par sottise et par haine de la Raison même et du Progrès. C=est l=attitude des Lumières face à l=Infâme et à l=obscurantisme. L=adversaire clérical des philosophes
doit être écrasé argumentativement pour le bien de la société et le progrès des
mœurs, mais il n=est pas
techniquement réfutable (si le réfuter ne revient pas à s=adresser, pour le condamner et l=exclure, au Tribunal de la Raison,
mais à se faire entendre de lui, à lui rendre intelligible notre hostilité à
son égard). On peut tout au plus, ayant renoncé à lui parler,
démontrer aux esprits raisonnables, nos pairs, que ses raisonnements (ce qui
lui tient lieu de raisonnements), son apologétique fallacieuse, ses pétitions
de principe fidéistes, ses preuves par les miracles et les prodiges, son
intolérance sont en dehors des formes rationnelles. On peut discuter contre
cela, on peut le satiriser, s=efforcer
de détruire avec des mots ce système insensé, mais il est vain de discuter avec
un tel adversaire. Il est impossible de trouver un terrain pour amorcer la
discussion puisque ce terrain ne pourrait être que celui de l=argumentation rationnelle et que l=adversaire se trouve ailleurs.
Il est
important de rappeler que la question de la coupure argumentative est apparue
sous la forme du conflit de la Foi et de la Raison. Le cas semble vieilli de l=insurmontable dialogue de sourds
entre catholiques et républicains en France, entre *libres penseurs+ et *cléricaux+ au siècle XIX, mais dans sa dimension
devenue folklorique, il est fondateur d=une mémoire de la modernité. J=ai
analysé au passage dans mon Mil huit cent quatre-vingt-neuf le discours *clérical+ du point de vue de sa non-contemporanéité
et, notamment, comme ready-made comique pour la presse satirique
républicaine du XIXème siècle[19]. Les
chastes (?) cantiques pour couventines, Vive Jésus quand son œillade/ Me
rend heureusement malade..., l=apologétique
pieuse, *Comment vous êtes athée, mais c=est grave: sachez que vous ne
pourrez absolument pas être sauvé si vous restez dans cet état+,[20] l=idéologie du Règne du Sacré Cœur
avec son Horloge temporelle, 1689, apparition de Jésus à Marie Alacoque, 1789,
colère divine et règne de Satan, 1889, réparation et salut de la France, le thème de la Tour Eiffel judéo-maçonnique
contre le Sacré-Cœur de Montmartre veillant sur Paris, B tout dans l=imprimé catholique d=il y a un siècle semble entretenir
quelque chose comme un archaïsme de combat travaillant à envenimer ses
singularités et son incompatibilité avec la mentalité républicaine et Apositiviste@. [21]
On pourrait
se référer dans ce contexte à l=étude
de cas d=Eugen Weber sur Le diable au
XIXème siècle, c=est à
dire l=étude de l=imposture de Léo Taxil dans le
milieu catholique des années 1880-1890: il s=agit d=une expérience à chaud, développée sur
plusieurs années, de mesure de la coupure cognitive entre la France moderne et *les cléricaux+. Le journaliste anticlérical Léo
Taxil, note un ouvrage de l=époque,
*avait remarqué que le monde
catholique vivait à peu près complètement en dehors du monde ordinaire+[22]. Ce
publiciste roublard et haineux feignit de se convertir, il alla se jeter au
pied de quelques évêques, tel Mgr Fava de Grenoble engagé à fond dans la
Croisade anti-maçonnique, et se mit en devoir de sonder, en une mystification
solitaire de huit années et une douzaine d=ouvrages[23]
révélant aux catholiques les *secrets+ sataniques de la Franc-maçonnerie,
*les limites absolues de la
crédulité humaine+ (ce
sont les termes de Léon Poliakov). Il parvint ainsi à persuader *de
graves théologiens, que notre crocodile jouant du piano [Satan déguisé en
crocodile tel qu=il
était censé apparaître régulièrement à Jules Ferry et autres au cours des
tenues maçonniques], et les voyages de Mlle Vaughan dans diverses planètes n=étonnèrent même pas.+[24] *On a peine à comprendre, note un
contemporain après le dévoilement par Taxil lui-même de la mystification, une
telle naïveté doublée d=une
telle ignorance des êtres et des choses de la société actuelle+. C=est bien le sentiment que l=adversaire n=appartient pas au même univers
que nous qui s=exprime ici.[25]
Le paradigme ternaire du positivisme
Le
paradigme des types cognitifs incompatibles coexistant selon des lignes de
partage résistant à l=échange
interdiscursif et voués à se combattre sans se comprendre s=est théorisé dans la philosophie
occidentale avec Auguste Comte, qui pense la succession mais aussi, dans le
XIXème siècle, la coexistence et la concurrence de trois *états+ de la connaissance, deux récessifs et
historiquement condamnés, le religieux et le métaphysique, et l=autre en progrès et destiné à l=emporter, la pensée positive, B conflit qui engendre une anarchie
intellectuelle et morale qui va faire regretter à Comte l=ordre organique du Moyen Âge
religieux et concevoir l=avenir
comme un retour à l=ordre B Ordre et progrès.
Ce
modèle épistémologique exposé par le fondateur de la Religion de l=humanité est évidemment et
cependant *métaphysique+ car il est pensé dans le cadre d=un déterminisme historique orienté
vers le progrès. Il convient de rejeter ce modèle ternaire organisé selon un
sens de l=histoire B paradigme qui a subsisté longtemps porté
par le Grand récit socialiste marxiste et qui fut encore celui du critique
britannique Raymond Williams: il posait la coexistence dans les sociétés et
dans le domaine des opinions, des idéologies, du dominant, de l=émergent et du récessif, l=émergent étant ipso facto *progressiste+. Mais, nous le savons, l=émergent ne finit pas toujours par
s=imposer, le récessif perdure et le
dominant récupère, recycle, atténue et syncrétise ...
Sophismes de l=espérance
historique
Si les
philosophes rationalistes du Progrès ont polémiqué depuis plus de deux siècles
contre l=irrationalité cléricale et
réactionnaire et ont démontré sa chute inévitable, il s=est aussi trouvé des sociologues *réactionnaires+ dès le XIXème siècle pour
décortiquer la sophistique des progressistes et y voir eux aussi une manière de
penser sui generis où il fallait être dedans ou dehors. Vilfredo Pareto
a consacré deux gros volumes aux Systèmes socialistes dont il a prétendu
dégager une manière de penser à la fois utopique, rigide et fallacieuse,
inintelligible ou évidemment irrationnelle pour ceux qui ne partageaient pas
les connivences militantes. *L=erreur de beaucoup de socialistes,
écrit Pareto, c=est qu=ils raisonnent, sans s=en apercevoir, par antithèses.
Ayant démontré que d=une
institution actuelle dérivent des maux et des injustices, ils sautent à la
conséquence qu=il faut l=abolir et mettre à sa place une institution
fondée sur le principe diamétralement opposé.+ Cette façon de raisonner n=est pas propre au socialisme, elle
est fort antique et Vilfredo Pareto n=avait
pas tort de la voir à l=œuvre
chez Thomas More. *Le
raisonnement que fait plus ou moins sciemment More, ainsi d=ailleurs que la plupart des
réformateurs, paraît être le suivant: A produit B, qui est nuisible, C est le
contraire de A, donc en remplaçant A par C nous ferons disparaître B et les
maux qui affligent la société cesseront.+[26] Les
topoï sous‑jacents à l=argumentation
socialiste relèvent alors non d=une
dialectique historique, mais de cette structure binaire statique qui est celle
de la Topique d=Aristote:
*Si A est mauvais alors non A est
probablement bon, tertius non datur.+ (si le capitalisme est mauvais, alors le
collectivisme qui est l=anti‑capitalisme,
est bon) ; *Si B est propre à A, ce qui est dit
de A peut être dit de B+ (si la
concurrence est propre au capitalisme, alors elle est mauvaise en soi); si une
chose est absolument bonne, le plus de cette chose est meilleur (si la
socialisation est nécessaire, il est excellent de l=étendre en tout et partout...); si une
chose est inutile, elle doit disparaître... Ou bien le capitalisme, ses
injustices et ses tares, ou bien le collectivisme et donc sa justice et
ses bienfaits. Ayant séparé de leur présent par une coupure absolue, *conséquence nécessaire de la seule
victoire prolétarienne+,
certaines transformations que les sociétés capitalistes avancées semblent avoir
réalisées (le développement massif de l=enseignement universitaire, l=extension et la prépondérance des
professions intellectuelles, la diminution de la durée du travail, les
allocations familiales, l=assurance
maladie‑invalidité universelle), les doctrinaires socialistes d=avant 1917 ont de fait réfléchi sur
l=avenir avec une erreur constante d=insight
historique qui tenait, à mon sens, à la gnoséologie et à la rhétorique que
critique Pareto.
Georges
Sorel de son côté a cherché à définir une sorte d=épistémologie militante qui perdurait au
tournant du siècle passé et qui était éminemment attestée et présente dès les
socialismes romantiques, épistémologie particulièrement inapte à concevoir le
mouvement de l=histoire réelle et particulièrement
éloignée de toute tournure d=esprit Amatérialiste@. Il qualifie cette attitude d=*hypothèse
intellectualiste+: tout
ce qui est rationnel y devient réel et tout ce qui est souhaitable y paraît
réalisable!
La classe bourgeoise est devenue inutile, elle disparaît; la distinction
des classes est un anachronisme, on la supprime; l=autorité politique de l=État n=a plus sa raison d=être, elle s=évanouit; l=organisation sociale de la production
suivant un plan déterminé devient possible et désirable, on la réalise etc. Ainsi
parlent les disciples d=Engels![27]
Irrationalité de la doxa, justesse du paradoxe
Une
problématique tout autre (incompatible au premier degré du moins, avec le genre
de réflexion qui précède) s=est
développée parallèlement dans les temps modernes. Son noyau n=est aucunement l=axiome des progrès de la raison,
celui de la lutte des Lumières et de leurs victoires sur l=obscurité irrationnelle, mais au
contraire celui de l=irrationalité
fondamentale de toute doxa, de toute opinion prédominante, des idées reçues par
le *vain peuple+.
Les
idées qui prévalent dans un état de société ne peuvent être, par la nature des
choses et la faiblesse de l=intellect
humain, qu=une rhapsodie de préjugés, de
paralogismes, de stéréotypes et de contresens.
Les ouvrages de rhétorique, d=Aristote
à nos jours, traitent des erreurs de raisonnement comme de faits marginaux
annexés à une théorie de l=argumentation
bien formée. Ils ne se prononcent pas
sur la fréquence empirique des raisonnements corrects. Bien des esprits
modernes, paradoxaux justement, ont soutenu que c=est le raisonnement correct qui est l=exception, que, dans la doxa, ce qu=on constate, c=est la fréquence des sophismes et
la rareté des raisonnements solides ou rigoureux! Jean Paulhan dans L=entretien sur des faits divers fait parler un personnage qui ne relève dans
les journaux que des raisonnements bizarres, mais familiers au point de Apasser@ sans problème: ainsi du titre d=un fait divers qu=il analyse, *Assassin pour dix francs+. Les barbares sont alors au milieu
de nous B et les barbarismes.[28]
La
raison, le Abon bout de la raison@ n=est plus la chose du monde la mieux partagée; elle n=est plus à la portée que des happy few,
de ceux qui ont accompli sur eux-mêmes un travail de critique des préjugés
et de doute systématique à l=égard
des vérités reçues. C=est le
paradigme du Penseur solitaire, coupé de la foule (paradigme qui va s=exacerbant de Descartes à
Nietzsche), incompris du *vain
peuple+, c=est aussi celui, romantique, du
Philosophe, du Savant et de l=Artiste
tenus à l=écart du Philistin en un réciproque
mépris. À l=époque des prophètes sociaux
romantiques, Charles Fourier, avec son triple mépris des philosophes, des
économistes et des moralistes de son temps savait être, lui seul, dans le vrai
et en avait convaincu Just Muiron, Victor Considerant et ses autres mais
rares admirateurs. L=œuvre de Fourier se caractérise par
cette volonté explicite de penser à l=écart
de tous, de s=écarter des philosophies *incertaines+ qui n=ont, dit-il, *jamais fait la moindre invention utile au
corps social+.[29] C=est ce
que, superbement, l=auteur
de la Théorie des quatre mouvements appelait pratiquer *l=écart absolu+. Fourier se
comparait à Colomb qui s=écarta des
routes maritimes connues pour trouver des terres nouvelles. L=écart fouriériste se réalise en une
épistémologie sui generis basée sur la *loi de l=analogie universelle+ B manière de penser jugée par lui
éminemment *scientifique+, mais dont ses disciples mêmes
crurent devoir se distancer avec embarras. Fourier fut un logothète au
sens que Roland Barthes a donné à ce néologisme dans son Sade, Fourier,
Loyola, un inventeur de logos, un bricoleur de formation discursive
à lui tout seul, un esprit utopique non par les conjectures seulement, mais d=abord par la façon inouïe de
les concevoir et de mettre en discours la critique du monde et les certitudes
pour l=avenir.
Mais à la
même époque, Robert Lyell, le fondateur de la géologie, soutenait bel et bien
de son côté, en ces temps Ahéroïques@ d=émergence des
sciences positives, qu=une hypothèse
scientifique se reconnaît à priori au fait qu=elle heurte le sens commun et fait crier au fou par les
esprits ordinaires. Et aujourd=hui encore, les résistances du prétendu sens commun sont
dénoncées par le savant. Il suffit de lire un théoricien néo-darwinien comme
Stephen J. Gould pour lui voir souligner constamment que les processus d=une évolution non-téléologique sont strictement inintelligibles,
intraduisibles dans les catégories du Asens commun@. Comment le sens commun admettrait-il que des organes
fonctionnels ont évolué pendant des millénaires avant de devenir tels et à quoi
a pu servir, demande-t-il, dans une logique adaptative et dans l=idée banale que l=on se fait de
la sélection naturelle, 5% d=un œil ou 5%
d=une aile? Devant un public américain
ignorant, tout adversaire créationniste remporte les plus faciles victoires sur
l=*absurdité+ et l=imposture de
l=évolutionnisme athée ![30]
Les deux
paradigmes B celui, comtien, de la concurrence sur un axe
évolutif de Trois états du savoir et celui de la justesse cognitive du paradoxe
B se complémentent à la rigueur dans la mesure
où les lents progrès de la raison pourront être montrés comme accomplis par la
seule minorité rationnelle et critique, guidant la masse toujours susceptible
de retourner à ses préjugés et à son irrationalité foncière.
Un tel
paradigme qui valorise la critique rationnelle est fondamentalement pessimiste
puisqu=il voit la plèbe, majoritaire, comme trouvant
un bonheur veule dans les platitudes routinières et l=irréflexion et répugnant au travail rationnel de désenchantement
du monde. La minorité rationnelle a cru pouvoir compter au XIXème siècle sur la
rationalisation scientifique et technique du monde comme une alliée faisant
pénétrer par force de plus en plus de raison dans la société et dans les
esprits. Mais depuis l=École de
Francfort, il n=est plus certain aux esprits critiques que la
rationalité technologique soit une alliée sûre de la raison tout
court...
Juger seul et préjuger en groupe
Dans le
paradigme qui oppose la pensée critique des happy few aux paralogismes
et stéréotypes doxiques répandus, c=est la
persistance de ces derniers qui exige explication. Ce qui est conforme à la
raison n=a pas besoin d=être expliqué, mais la persistance
et la transmission de la déraison doivent l=être.
La base de l=explication
pour tous les penseurs qui ont abordé la question, c=est le fait même de la croyance en commun,
c=est l=existence d=une communauté des croyants. Les
Schopenhauer et les Nietzsche prétendent penser seuls et contre tous, les
croyants ne raisonnent bien que collectivement et par connivence, c=est à dire avec des préconstruits
paresseux, des glissements subreptices, des silences, des non-dits et des
demi-désaveux. La question n=est pas
celle de l=homogénéité
de l=ignorance et du mauvais
raisonnement, tout au contraire. Les communautés de croyants n=existent et ne perdurent que parce
que leurs zélateurs et adhérents n=ont pas
le même degré de zèle ni de conviction, que les uns ont la foi du charbonnier,
les autres des doutes vagues, les autres le sens de l=opportunité. Pas plus que les idéologies
ne sont des *systèmes+ vraiment cohérents, les groupements
idéologiques ne sont des communautés connaissantes, ce sont des coalitions qui
vont de la foi et du fanatisme dits aveugles à des adhésions tactiques et
réservées et des dissidences auto-censurées pour de *bonnes raisons+. Ce qu'il faut chercher à penser ce sont
les limites de l=effet-discours, ce
moment où des discours, portés par une hégémonie idéologique, dotés d=un pouvoir de séduction (d=imprégnation), donnant force à des
passions latentes, deviennent des forces historiques susceptibles de mouler les
*attitudes+ et les *mentalités+ de beaucoup, de tout un groupe, de toute
une collectivité C en
dépit d'une marge de mauvaise foi et de restrictions mentales qui va expliquer
notamment que de tels groupes puissent être *retournés+ et changer de cap du jour au lendemain.[31].
Les *lavages de cerveau+ et retournements en courte durée
impliqués dans des adhésions à des sectes du style de la Scientologie ou de l=O.T.S. emplissent de leurs études
de cas les bibliothèques: l=idée d=une rééducation cognitive brusque
est donc omniprésente dans la recherche sociologique, mais trop brutale
peut-être pour être théorisée? On verra
dans le même contexte de la metanoïa comme fait historique, dans celui
des conditions concrètes de persuasion collective à des doctrines jugées
irrationnelles, les livres, accompagnés d=une méditation élaborée et profonde, de
Jeanine Verdès-Leroux sur les intellectuels staliniens (et leurs raisonnements
ahurissants, soutenus parfois dans la durée d=une vie), Au service du Parti et Le
réveil des somnambules.[32]
Les anarchistes et libertaires
Je ne
puis consacrer aux écarts spéculatifs des anarchistes et libertaires sous la
Troisième République que quelques lignes qui prennent date et esquissent la
problématique d=une
recherche que j=ai en
cours et que je compte achever bientôt.
Je ne suggère aucunement B je le
précise au passage B que le
fait de cultiver une pensée différente, de pratiquer un certain écart contre-doxique soit, en soi et à
priori, un indice qu=on
pense dans le Asens de l=avenir@ et prouve une rupture accomplie avec l=ordre des choses.
Ceci
dit, il y a eu un intense bonheur de la pensée et de l=écriture anarchistes. L=anarchiste est quelqu=un qui prétend penser seul, révolté
et conscient, contre Ale
troupeau@. Quelqu=un qui a fait son lit des préjugés de
tous, des lieux communs, qui An=y coupe plus@ et s=enorgueillit de la rupture que son effort
de conscience a opérée. On rencontre explicitement dans les revues de la Belle
Époque la thèse, avant la lettre, d=une coupure
épistémique dont le monde libertaire serait favorisée: l=anarchiste s=est Adéfait des préjugés@ de tout le monde, et il pense
juste parce qu=il pense autrement que tous.
Un socialiste au contraire, ajoutaient les compagnons anars, si révolutionnaire
qu=il s=imagine être, c=est quelqu=un qui continue B peu différent du Abourgeois@ B à
penser dans le cadre Aautoritaire@, dans les catégories mêmes de la vieille
société qu=il croit rejeter. Le penseur
anarchiste, lui, a commencé par porter *la hache dans cette forêt de préjugés
autoritaires qui nous obsèdent.+[33] L=intérêt,
heuristiquement très grand, de l=écrit
anarchiste est qu=il
permet de mesurer objectivement les limites du pensable dans un état de
société. Un travail dans cette perspective n=a été jusqu=ici qu=esquissé.
Proposition heuristique
J=ai essayé de montrer que la
question des coupures argumentatives se pose ou qu=il faut la reprendre globalement,
que les analyses partielles et les concepts disponibles sont à la fois peu
opératoires, contradictoires entre eux et souvent de facture archaïque
(notamment pénétrés d=un beau
cas de fausse conscience qui est la certitude de la supériorité rationnelle de
l=analyste face à l=obscurantisme, à la pensée
primitive ou à la fausse conscience du sujet observé!)
Ma
proposition est de renverser la démarche heuristique des études
rhétoriques, des études sur la doxa et les opinions publiques. De ne pas leur
donner comme point de départ, fût-ce pour les contredire dans le cours des
analyses, les paradigmes de rationalité topique légitime, du débat bien réglé,
des litiges susceptibles de dépassement rationnel. Je propose comme une tâche
primordiale de la rhétorique l=étude
des coupures gnoséologiques et argumentatives dans toute leur diversité dont j=ai esquissé le panorama. Je crois
en effet que ce n=est pas
ici une question purement *philosophique+ (dans le sens de spéculative),
mais un problème qui réclame une multitude d=études de terrain et une évaluation
empirique des écarts et des degrés de mal-entendus.
Il
importe en effet, pour le sociologue de la sphère publique, de la doxa, d=identifier B en dépit de l=hétérogénéité gnoséologique du reste
variable des genres discursifs et des entités idéologiques B des dominantes, des récurrences,
des ressourcements, des sources d=énergies
idéologiques si vous voulez et des pentes d=adhésion qui font que, d=adhésions partielles en réticences
indécises, une idéologie s=établit
en effet à demeure dans une société en position hégémonique c=est à dire en organisant en
perspective par rapport à son noyau propre les révisions, dissidences et oppositions
B qui dans le caractère confus des
colmatages, mises à jour et rationalisations peuvent passer aussi pour des
retours du refoulé.
Je vois
le travail de la rhétorique comme étant d=objectiver et interpréter les
hétérogénéités mentalitaires et les Adialogues
de sourds@ sociologiques, et moyen de classer
les ainsi-nommées idéologies. Je n=ai pas
confondu les formes argumentatives du discours, des discours publics avec une
quelconque psychologie immanente qui animerait le texte doxique et idéologique.
Je dis que les raisonnements, et plus largement les façons de *schématiser+ le monde sont des choses qui peuvent s=observer dans leurs origines,
récurrences, dominantes et efficaces; elles peuvent se décrire, se distinguer
et se classer. Ces raisonnements et ces récits de soi et du monde comportent
indissolublement des expériences intégrées, des souffrances et des espérances,
des intérêts B y compris des intérêts
désintéressés.
Diversité cognitive et éthique de la tolérance
La question
de la diversité cognitive et argumentative pose un problème non seulement
théorique mais aussi une difficulté civique très concrète. Les humains du XXIème siècle ne croient plus
à la façon de Voltaire à l=unicité
de la raison et à l=irrationalité
perverse de l=*obscurantisme+, ni à la façon de Condorcet et de
Comte, au progrès fatal de la pensée humaine passant par des stades
qualitativement dissemblables pour en arriver au stade positif indépassable. La
vie civique multiculturelle de cette fin de siècle incite à élargir autant que
possible les limites de notre tolérance face à des façons de raisonner et de
débattre que nos prédécesseurs eussent sommairement exclues de la Raison, mais
le grand principe (à la Habermas), censé à la fois éthique, nécessaire et
bénéfique, du débat public ouvert sans préalable ni exclusive se heurte au
problème technique que je viens d=évoquer.
Je peux
me résoudre à tolérer ce qui m=est
inintelligible, si de *bonnes
raisons+ sociales montrent qu=il est dangereux, en dépit de tout,
d=exclure de la vie publique des
doctrines qui me paraissent à la fois néfastes et absurdes. Il peut être
rationnel de tolérer ces doctrines et ces groupes irrationnels, mais il n=est cependant pas rationnel de
commencer à débattre avec un adversaire avec lequel je ne partage ni les
prémisses ni les critères du bon raisonnement. Que faire si cet adversaire
inintelligible, hors de toute amorce de dialogue, me paraît aussi B et ce, toujours pour de *bonnes raisons+ B mener une action nuisible et si d=ailleurs sa logique biscornue
semble lui interdire la tolérance dont je m=efforce de faire preuve à son égard?
Je lis
les philosophes, les politologues et les moralistes et j=avoue qu=ils ne répondent pas bien à cette question
et préfèrent généralement faire l=impasse
ou étendre le manteau de Noé.
_________
Bibliographie des travaux évoqués et cités
Amossy,
Ruth. Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype. Paris: Nathan, 1991.
BB et Michel Delon,
dir. Critique et légitimité du préjugé (XVIIIème - XXème siècle). Bruxelles:
Éditions de l=Université de Bruxelles, 1999.
BB et Anne
Herschberg-Pierrot. Stéréotypes et clichés. Paris: Nathan, 1997.
C
et Elisheva Rosen. Les
discours du cliché. Paris: SEDES, 1982.
Angenot,
Marc. AL'Acte et la Maxime. Satire politique et idéologie chez Henri
Rochefort,@ La Pensée et les Hommes,
XX, 11: 1977; 335-46.
C. AAnarchistes et socialistes, trente-cinq
ans de dialogue de sourds@, in
Michel Murat et Gilles De Clercq, dir.,
La Parole polémique. Paris: Champion, sous presse.
BBB. Ce qu=on dit des Juifs
en 1889. Antisémitisme et discours social. Saint-Denis:
Presses de l=Université de Vincennes, 1986.
BB. La critique
au service de la Révolution. Louvain: Peeters & Paris: Vrin, 2000.
C. Les idéologies
du ressentiment. Montréal, XYZ, 1996.
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___________________
[1] ALettre XLV@, Correspondance. Paris: Belles Lettres,
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[2] J=entends par doxa le répertoire topique
et les règles rhétoriques et narratives qui, dans un état donné de société,
organisent hégémoniquement ces langages de la Asphère publique@ (au sens de Habermas).
[3] La
conception de l=épistémologie
qui était celle de Michel Foucault, celle d=une succession d=épistémè organiques scandée
par des ruptures épistémologiques est intenable. Les discours scientifiques d=un temps B en dépit du fait attesté de migrations de
paradigmes sous une certaine hégémonie du pensable en une conjoncture B sont au contraire en conflit dans leurs
méthodes et tout aussi bien dans la conception qu=ils impliquent du connaissable et du
démontrable. Un tel modèle organique est encore moins heuristiquement
prometteur pour les discours, moins contrôlés et dominés, qui s=expriment dans la sphère publique.
[4] C'est
bien ici une distinction C entre
sophismes et paralogismes C qui dans
les analyses empiriques n'est pas facile à faire. Elle supposerait qu'on voie
toujours bien les intérêts qu'il y a à croire à ce qu'on dit.
[5] Le
Différend. On trouve dans la bibliographie de cet essai les références
complètes des ouvrages évoqués ou cités.
[6] Je
néglige B à regret B d=entrer ici
dans des considérations sur les théories antérieures sur la perversion de la
raison dans des travaux de l=École de
Francfort, d=Horckheimer
et d=Adorno notamment. En dépit de son esprit
stalino-hegelien, l=essai de
Lukàcs, La destruction de la raison conserve de l=intérêt.
[7] Les rêves
analysés par Freud dans sa Traumdeutung, et du reste rêvés par lui
souvent B voir celui de l=*Injection faite à Irma+ B sont
toujours des argumentations, extravagantes sans doute, mises au service
d=une dénégation de responsabilité, d=une disculpation, d=une justification de soi.
[8] *Aliénation mentale+ et *paranoïaque+ apparaissent dès la deuxième page. Ces mots
sont lancés comme suggestions métaphoriques, comme d'inévitables catachrèses
qu'on ne veut pas assumer littéralement. Au reste, dans les qualifications
psycho-pathologiques de dynamiques idéologiques, on peut trouver plus vif:
qu'on songe à Nietzsche qualifiant le nationalisme de *rage
nationale+.
[9] Voir mon
livre, Les idéologies du ressentiment, 1996.
[10] Voir J.
Gabel, La fausse conscience. Paris: Minuit, 1962 et autres ouvrages. Cf.
la tradition remontant à Norbert Guterman et Henri Lefebvre, La conscience
mystifiée. Paris: Gallimard, 1936.
[11] Il faudrait
encore parler dans ce contexte B tout cet
article n=est qu=une esquisse résumée B tout ce qui rapproche des formes cognitives
des deux grandes coupures qui fondent l=unité de la raison adulte et civilisée, celle
de la pensée primitive (catégorie aujord=hui considérée comme préjugée et illusoire, le Aprimitif@ raisonnant dans des contextes différents avec
le même bricolage rationnel que vous et moi) et celle de la pensée enfantine
périodisée notamment dans la psychologie génétique piagétienne. C=est Martinet, je crois, qui, dans une
discussion sur l=arbitraire
du signe, rappelle ce mot d=enfant: AComment on a su son nom au soleil?@ Que répondre? La raison de l=enfant et la raison du linguiste n=appartiennent pas au même monde logique. On
peut toujours répondre à cette petite fille ou ce petit garçon qu=on n=a pas pu
le lui demander, au Soleil, parce qu=il est *trop loin et trop chaud+, et qu=il a bien fallu l=inventer, ce nom, mais cette *explication+ peu satisfaisante est loin d=un exposé adéquat mais impossible à procurer
sur la conception du signe linguistique dans le Cours de linguistique
générale!
[12] You
just don=t
understand et That=s not what I mean B on connaît ces titres des deux récents
bestsellers féministes américains de la linguiste Deborah Tannen: les hommes et
les femmes utilisant les mêmes mots ne *veulent jamais dire+ exactement les mêmes choses, ils ont recours à
des tactiques pragmatiques inverses et les rapports verbaux entre les deux
sexes ne sont dès lors que tissus de malentendus.
[13] Il va de
soi qu=il sagit de délimiter
des idéaltypes et que, dans le concret, ces trois catégories peuvent interférer
et se cumuler.
[14] Avec son idéologie positiviste postulant que
la pensée rationnelle est normale et spontanée à l=homme B née et
développée en lutte contre les idéologies barrésiennes posant indépassablement
des expériences *charnelles+ pour employer le vocabulaire commun à Barrès
et Péguy et par où passe leur connivence.
[15] Et sans
doute comme source principale d=inspiration
de Mannheim faut-il mentionner Georges Sorel et son concept de *mythe+, dans La
décomposition du marxisme et dans ses Réflexions sur la violence
notamment.
[16] Boudon, L'art
de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses. Paris: Fayard,
1990.
[17] Deux
siècles de rhétorique réactionnaire. Paris: Fayard, 1991. Traduit de l=américain:
The Rhetoric of Reaction. Harvard U. P., 1991.
[18] *La morale
des esclaves,écrivait Nietzsche, oppose, dès l=abord un *non+ à ce qui
ne fait pas partie d=elle-même,
à ce qui est Adifférent@ d=elle, à ce
qui est son *non-moi+: et c'est ce non qui est son acte
créateur+. Généalogie de la
morale, 47.
[19] Voir 1889:
un état du discours social, pp. 930-31.
[20] Voir 1889,
cit p. 942.
[21] Sur le *règne social de ce Cœur adorable+, voir 1889, 931-933.
[22] Papus, Catholicisme,
satanisme et occultisme. Paris: Chamuel, 1897. BN[8oR Pièces
7550 et 7699, p. 4.
[23] On verra
notamment : Taxil, Léo. Les mystères de la franc-maçonnerie. Paris:
Letouzey & Ané. [en fasc. nov.1886 - ...] [éd. en volume: Paris:
Letouzey et Ané, 1887]
[24] Taxil
cité par Papus, ibid., 4
[25] Papus,
ibid., 24.
[26] Page 562.
[27] In Le
Devenir social, octobre 1897, 885.
[28] On verra
aussi les travaux d=Uli
Windisch sur la logique de la conversation populaire.
[29] *Discours préliminaire+, Théorie des quatre mouvements.
[30] Voir le
livre d=Yvette Conry, L=Introduction du darwinisme en France et la
conclusion un peu paradoxale que Darwin (dans son originalité cognitive comme
penseur d=une évolution sans
téléologie) n=est
toujours pas *introduit+ dans le monde scientifique même à la fin du
XIXème siècle en raison d=obstacle d=intelligibilité, B d=origine disons lamarckienne mais aussi commonsensical.
[31] Parce
qu'il y a cette marge de mauvaise foi, d'adhésion avec une réserve inconsciente
d'agnosticisme, les effets de conviction idéologique ne s'identifient justement
pas à autant de pathologies individuelles. Les hommes de ressentiment ne *croient pas à leur mythe+ (pour pasticher Paul Veyne) irrévocablement.
Et les convictions les plus intransigeantes C qu'on songe aux maoïsmes, aux tiers-mondismes *de jeunesse+ C font
place à l'acceptation aveugle du Monde où on réussit.
[32] Cf La
thèse de la métanoïa chez les biographes d=Aragon stalinien, p.ex., le travail pervers
fait sur soi-même pour parvenir à penser de travers enfin spontanément et en
harmonie avec l=Appareil.
Voir mon livre, La critique au service de la Révolution, 2000.
[33] P.
Kropotkine, L=Anarchie, Paris, Stock,
1896, p. 40.
[34] Voir aussi
l=édition des Réfutations sophistiques.
Paris: Vrin, 1977.