La fin
des Grandes Espérances
Chercheur principal: Marc Angenot (Langue & littérature françaises, McGill)
Co-chercheur: Régine
Robin (Sociologie, UQAM)
Problématique d=ensemble. Le 1er janvier de l=an 1800, Robert Owen ouvrait à New Lanark une manufacture
Ahumanitaire@ où le vil argent était
remplacé par des Abons du travail@. Le 25 décembre 1991,
Mikhail Gorbatchev entérinait la dissolution de L=U.R.S.S. Entre ces deux dates,
deux siècles de Grandes espérances ont mobilisé des masses considérables et ont
animé un foisonnement d=idéologies et de discours autour des idées de Aprogrès@ et de Arévolution@. Jean-François Lyotard
avait dénommé AGrands récits@ ces complexes discursifs
modernes chargés de procurer une herméneutique historique totale, balayant les
horizons du passé, du présent et de l=avenir, ces programmes de transformation sociale dans
lesquels se sont investies des *fois+ militantes. Ils
offraient une solution globale et un remède ultime, tirés de l=analyse des tares sociales
et du scandale inhérent au monde tel qu=il va. Ces formations idéologiques ont développé une
thèse sans laquelle aucun espérance terrestre ne semblait possible: que l=histoire est intelligible
et maîtrisable, que la volonté éclairée et solidaire des hommes peut l=orienter et conduire l=humanité dans la voie du Aprogrès@.
Cet immense dispositif discursif de représentations et d=images semble s=être effondré avec le Mur
de Berlin faisant place à des fragments et des bricolages, à l=image même du Mur réduit en
petits morceaux vendus au plus offrant. Quelque chose, de fait, s=est évanoui à la fin du XXème
siècle en Occident, c=est la possibilité collective de se représenter, à
l=horizon du futur,
un monde qui soit axiomatiquement différent du monde empirique et évidemment
meilleur. Les sociétés occidentales au cours des années 1990 ont parfois semblé
devenues des sociétés de différends (Lyotard) où les rancunes et les
griefs ne se transcenderaient plus vers une règle de justice ou vers un horizon
de réconciliation, et des sociétés du vide (Y. Barel) où rien ne devait
faire encore sens global ni effet durable. Cependant, il est possible aussi que
de nouvelles valeurs et de nouveaux programmes Asociaux@ soient en train d=émerger des ruines des
espérances passées et il importe de discerner ces potentiels de (re)nouveau, B il n=est pas question pour nous
d=adhérer à une
sorte, bien attestée, de vision crépusculaire de la conjoncture, vision
qui, au même titre que la vision triomphaliste, fait partie, en fait, des
courants d=idées que nous
nous proposons justement d=examiner.
Notre projet vise à analyser et à rendre raison de cette immense
décomposition idéologique qui, au delà des doctrines et des discours, atteint
les valeurs, les sensibilités et les mœurs, ainsi que d=analyser les prodromes d=une reconfiguration du
sens.
1. L=équipe et le réseau:
B Les deux chercheurs principaux, Marc Angenot et
Régine Robin travaillent ensemble depuis de nombreuses années; ils ont publié
des articles en commun et ont dirigé successivement le Centre
interuniversitaire d=analyse du discours et de sociocritique des textes à Montréal de 1991 à 1997 et animé sa revue Discours
social/Social Discourse. Ils ont l=un et l=autre obtenu dans le passé une bourse Killam et reçu de nombreux prix
scientifiques. Ils sont tous deux membres de la Société royale du Canada. Ils sont aussi membres réguliers du Célat de l=Université Laval.
Marc Angenot: Dans les cinq livres qu=il a publiés à la fin des
années 1980 sur le discours social
en 1889, livres qui développent une théorie du discours social, il a
notamment approfondi une réflexion sur des notions comme celles de topographie
des discours, périphéries, contre-discours, historiosophie. Il a publié depuis
1990 quatre livres sur la propagande et les doctrines du socialisme européen
comme on le verra dans son C.V. Il a élaboré des instruments d=analyse et d=explication
socio-historique des discours, singulièrement des idéologies politiques. Dans
des travaux concomitants, il a travaillé sur le marché de l=identitaire des années 1980
et esquissé une réflexion sur les conséquences idéologiques de l=effondrement des grands
militantismes; voir notamt Les Idéologies du ressentiment
(Montréal, 1996) et *AC=est l=éruption de la fin!@ Le diagnostic crépusculaire: un genre culturel français
des années 1980+, in Les
Entre-lieux de la culture (1998).
Régine Robin est historienne,
sociologue, co-fondatrice de l=école française d=analyse du discours (voir par ex. son Discours et
archive, avec Jacques Guilhaumou et Denise Maldidier. Bruxelles: Mardaga,
1994) et théoricienne de la littérature. Parmi les ouvrages qui sont
directement liés au présent projet, citons Le réalisme socialiste
(Payot, 1986) qui a été traduit en anglais (Stanford UP, 1993) et a reçu le Prix du Gouverneur général. Sur la
problématique spécifique de l=écroulement du communisme, elle a publié de nombreux
ouvrages et articles en français et en anglais (voir son C.V.) et problématisé
les rapports entre les productions symboliques, la littérature et les sociétés.
Spécialiste de la mémoire collective et de l=identité, elle a publié Le
Golem de l=écriture. De l=autofiction au Cybersoi (Montréal, XYZ, 1998). Ces deux
chercheurs ont constitué au fil de leurs carrières un large réseau de
chercheurs internationaux qu=ils souhaitent réactiver par le présent projet et auquel
ils veulent donner une visibilité nouvelle.
B Le réseau de chercheurs. Notre projet vise à
créer autour d=un pôle
montréalais un réseau international multidisciplinaire de chercheurs
appartenant à des secteurs divers, B historiens du contemporain, sociologues des changements culturels,
analystes du discours et des idéologies, politologues, théoriciens de l=art et du texte littéraire
d=aujourd=hui. En raison de nos
contacts et de l=abondance des
travaux, ce réseau rassemblera surtout des chercheurs canadiens, états-uniens,
sud-américains, français, allemands et
ex-soviétiques.
Nous
sommes particulièrement en contact avec les chercheurs étrangers suivants qui
sont désireux de participer à la réflexion que nous développons ci-dessous et
dont les travaux sont bien situés dans la logique du projet: Ruth Amossy (Tel
Aviv), Leonor Arfuch (U. Buenos Aires), Paul Aron (U.L. Bruxelles), Natalia
Avtonomova (U. d=État des sc.
humaines, Moscou), Simone Barck (Potsdam), Karlheinz Barck (Berlin), Jacques
Bidet (Paris X), Marc Ferro (EHESS, Paris), Françoise Gaillard (Paris VII),
Nurith Gertz (Tel Aviv), Barbara Hahn (Princeton), Marianne Hirsch (Dartmouth),
Fredric Jameson (Duke), Peter Klaus (Freie Universität Berlin), Marie-Claire
Lavabre (Centre Marc-Bloch, Berlin), Michel Meyer (U. L. de Bruxelles),
Philippe Mesnard ( Paris VII), Peter Schöttler (Centre Marc-Bloch, Berlin),
Patrick Sériot (Lausanne), Paul Siblot (Montpellier III), Susan Suleiman
(Harvard), Pierre-André Taguieff (CNRS, Paris), Anne-Marie Thiesse (EHESS, Paris),
Paul Trebisch (IHTP, Paris), Georges Vignaux (CNRS, Paris). (Plusieurs de ces
chercheurs sont connus, mais on manque de place pour détailler les intérêts des
uns et des autres).
Parmi
les chercheurs canadiens, nous avons collaboré avec les chercheurs suivants que
nous souhaitons associer à l=entreprise en raison de leur compétence et de leurs
travaux récents: Robert F. Barsky (UWO, London), Caroline Bayard (McMaster),
André Corten (UQAM), Khadiyattoulah Fall (UQAC), Viviana Fridman (Univ.
Ottawa), Yvan Lamonde (McGill Univ.), Jocelyn Létourneau (CÉLAT, Laval), Walter
Moser (UdeM), Andreas Motsch (Toronto), Mariella Pandolfi (UdeM).
2. L=inscription du projet dans les objectifs du programme IDR
Les
activités de développement de la recherche que nous proposons visent à évaluer,
structurer et transférer les connaissances interdisciplinaires les plus
innovatrices dans le domaine de l=analyse du discours et de l=analyse des transformations
socio-culturelles des sociétés contemporaines.
L=objectif principal. Il va s=agir d=analyser cinq ensembles de phénomènes, concomitants et
inséparables, qui forment les cinq axes de notre réflexion: B la lente décomposition
des grandes idéologies sociales et militantes, processus qui remonte à l=Après-guerre; B le discours de l=après-coup, celui de l=Écroulement, du Apassé d=une illusion@ (Furet), de la Afin de l=histoire@ (Fukuyama), y compris tout ce qui relève des nouveaux
révisionnismes historiques; B les nouveaux consensus souvent allégués, autour
du capitalisme pérenne, de l=idéologie libérale et du marché; B les bases de repli
et solutions de rechange aux Grandes espérances: idéologies communautaristes,
intégristes, identitaires sur la prédominance conjoncturelle desquelles nous
émettons des hypothèses ci-dessous. B Il s=agira enfin de décrire ce qui s=esquisse comme des voies de
reconstitution du sens dans nos sociétés éclatées Apostmodernes@ et multiculturelles.
Hypothèses heuristiques. Il s=agit d=analyser, par la
confrontation critique des modèles théoriques les plus innovateurs, un faisceau
d=hypothèses et
de questionnements, que l=ensemble des chercheurs canadiens et étrangers seront
amenés à discuter, critiquer et alimenter en permanence. Les quelques questionnements et hypothèses
qui suivent et qui sont regroupés selon les axes sus-indiqués, ne sont que des
suggestions qui visent à illustrer la richesse et la diversité des
problèmes qui se posent.
1. Des recherches convergentes suggèrent un
long avant-coup à l=effondrement dans le réel du système né de la Révolution
bolchevik. Un malaise croissant dans les mouvements et idéologies militants d=après geurre et le choc d=*illusions
perdues+ successives
méritent d=être périodisés
sur tout le demi-siècle.
2. Il conviendra d=interroger par ex. ce que nous
voyons comme le stéréotype central du discours de l=Écroulement: >cela s=est effondré parce que cela ne pouvait pas ne pas le
faire=. Discours
téléologique qui consiste à inscrire l=échec dans l=essence même du mouvement par son caractère d=illusion collective coupée
du réel. Il s=agit à nos yeux
d=un déterminisme
historique à l=envers, d=une persistance de l=historicisme (Popper) en
dépit du déclin allégué du Amarxisme@, singularité digne d=être questionnée.
B Il est permis de parler d=un retrait de l=utopie moderne comme
contre-proposition dotée de crédibilité. Il n=est pas certain cependant
que, dans cette modernité tardive, les *gnoses politiques+ (Vœgelin) aient dit leur dernier mot, ni que les humains
vont être finalement amenés à regarder le monde *d=un regard sobre+. Ce qu=on croit voir, c=est plutôt une
décomposition inachevée de la vieille rationalité militante, concomitante de
replis sur de l=identitaire et
du communautaire (du gemeinschaftlich) fonctionnant au ressentiment, et
un ramollissement des valeurs sociales entre un humanitarisme sentimental, une
recherche inlassable de *boucs émissaires+ nouveaux et un civisme en cours de réinvention.
3. Dans chaque
grand ensemble culturel B nation, religion B on assiste depuis quinze ans à la poussée, aux poussées
successives des plus obscurantistes,
des absolutismes identitaires qui se sentent *le vent dans les voiles+. C=est la concomitance de ces
poussées qui réclame interprétation. Aujourd=hui, le ressentiment se
donne d=autant mieux
libre cours qu=il procure une *base éthique+ à d=innombrables groupes dans
une conjoncture d=éclatement de
la sphère publique, de mutation de celle-ci en une lice de lobbies
revendicateurs, sourds les uns aux autres.
Le *relativisme+ culturel, dans le sens
banal de recherche d=un modus vivendi dans une doxa éclatée et
une société plurielle, sert de première légitimation par contrecoup au
ressentiment et au narcissisme de groupes identitaires.
4. La
mondialisation généralisée pousse à la banalisation des phénomènes culturels en
liaison avec la mondialisation des marchés et l=acceptation même du marché
comme nouvelle Amain invisible@. C=est ce nouveau consensus
mou qu=il nous faudra
aussi interroger.
B Cependant, la *critique sociale+ perdure: on rencontre
encore aujourd=hui des argumentations et des micro-récits qui cherchent
à diagnostiquer, et à trouver quelque remède, au mal social et à son éternel
retour B la *fracture sociale+, le chômage, le racisme,
le sexisme, les terrorismes intégristes, le nettoyage ethnique etc. Mais quelque
chose s=est soustrait
dans les soubassements du discours social B quelque chose que, dans un
système philosophique, on nommerait une fondation. Le disours social contemporain
feint encore de dénoncer des maux contradictoires, sans pouvoir démontrer qu=ils sont effectivement de
tels maux ni pouvoir penser ce qu=on doit mettre à la place, ni comment on pourrait, sans
contrecoup ni *effets pervers+, y porter définitivement remède.
5. Il s=agit enfin, par la
renaissance d=un symbolisme
urbain qui fait place à la mémoire collective et au travail du deuil, par
certains aspects de la création artistique et littéraire de montrer comment une
recomposition du sens s=esquisse B fût-ce de façon locale et fragmentaire. De ce point de
vue, il conviendra de faire un sort à l=œuvre de Günter Grass, qui vient de recevoir le Prix
Nobel de littérature et qui a écrit le premier grand livre retotalisant de l=après chute du Mur de
Berlin (Ein weites Feld, Toute une histoire).
3. Incidences intellectuelles, sociales et culturelles du
projet
Dix ans
après la chute du Mur, on sent dans les milieux des sciences historiques et
sociales que le moment est venu d=organiser un ensemble d=activités scientifiques
établissant un bilan des hypothèses et des réflexions suscitées par l=écroulement du socialisme Aréellement existant@ et évaluant les
transformations au cours de ces années du paysage idéologique, du discours
social, des pratiques et attitudes politiques, des productions artistiques et
littéraires et plus généralement et
profondément, de la culture, des valeurs et des sensibilités collectives des
pays occidentaux. Nous nous proposons de répondre à cette demande latente en
proposant Montréal comme pôle du réseau de réflexion et nous croyons
avoir la crédibilité internationale nécessaire pour organiser ce pôle. Après les compressions des dernières années,
il importe de réactiver les contacts avec des chercheurs étrangers de haut
niveau et de relancer le développement, bénéfique aux étudiants et jeunes
chercheurs, de pôles d=excellence en sol canadien. Le thème de cette initiative
de recherche présente, par la nature des choses, des aspects divers tant selon
les pays et les milieux qui seront analysés, que selon, aussi, le terrain d=analyse choisi B opinions publiques et
médias, idéologies et doctrines politiques, milieux activistes, expression
artistique et littéraire, B diversité que nous voyons comme prometteuse... Il est évident
que la confrontation de chercheurs d=origines nationales et de formations et démarches
diverses (et aussi de parcours politiques divers) débouchera sur des
confrontations et des polémiques, mais nous supposons que la nature même de ces
désaccords et frictions sera significative et incitatrice d=idées nouvelles. Le projet
vise à faire dialoguer non seulement des universitaires mais aussi des artistes
et des écrivains, des journalistes de renom et des responsables politiques et
culturels. (Voir plus loin l=esquisse de l=organisation du colloque de la troisième année). Il
pourrait jouer un rôle de plaque tournante dans la constitution d=un nouvel horizon, voire d=un nouveau APrincipe espérance@ au sens qu=Ernst Bloch donnait à ce
terme.
4. Plan de travail et échéancier
Ce
projet innovateur vise à la constitution d=un réseau international d=analyse critique de la
société contemporaine, ce qui s=inscrit centralement dans les objectifs du programme IDR.
Il nous paraît éminemment susceptible de dégager de nouvelles perspectives par
la collaboration de chercheurs de renom. Nous espérons qu=il permettra de renouveler
certaines problématiques socio-historiques et débouchera sur la création d=un milieu stimulant à Montréal
où les jeunes chercheurs trouveront une occasion de formation et de débats
exceptionnelle.
Grandes étapes du projet. 1) Nous prévoyons mettre tout d=abord sur pied un site Web
qui sera relié à d=autres sites analogues en Europe et en Amérique, et
diffuser une Newsletter (à la fois bulletin de renseignements et cahier
de recherche) qui permettra l=échange d=informations bibliographiques et thématiques entre les
chercheurs pressentis. B 2) Nous organiserons durant les années 2001 et 2002 deux
colloques avec un groupe ciblé des chercheurs en fonction des axes dégagés. Il
s=agira de
véritables ateliers de recherche
portant sur un élément de la problématique et destinés à mettre en
commun les concepts et les méthodes du champ considéré. Ces séances seront
ouvertes aux étudiants de l=équipe et et aux autres désireux de connaître les
activités du réseau et de s=y rattacher. À titre de suggestion, le colloque de l=an 2001 porterait sur: AUn Millénium en quête de
non-sens?@ Celui de 2002
sur: AMalheur
civique, bonheur esthétique@. B 3) Nous comptons organiser à la fin de la troisième
année du projet, un grand colloque international, en coopération notamment avec
le Goethe Institut, portant sur l=ensemble des axes de la problématique et ouvert également
aux créateurs, artistes et écrivains. Nous comptons en effet inviter (des
contacts ont déjà officieusement été pris) un artiste comme Jochen Gerz à
propos de l=inscription du
mémoriel dans l=espace urbain
et Jean-Luc Godard, cinéaste de renom qui fera état du comportement des
cinéastes en face de la Shoah. Des journalistes comme Edwy Plenel (Le Monde)
et Lothar Baier (Neue Zürcher Zeitung) se joindront à notre
rassemblement d=universitaires.
Il s=agit donc d=organiser à Montréal un événement
autour de la redistribution du sens dans les sociétés postmodernes. Nous
approcherons à cette occasion la Cinémathèque de Montréal, l=O.N.F., le Centre canadien
d=architecture de
même que le Musée d=art contemporain avec lequel nous comptons nous associer
dans l=organisation de
leur prochain colloque sur AMémoire et Archives.@ B 4) Nous assurerons grâce à
notre réseau électronique, notre Newsletter et nos Cahiers de
recherche, la continuité de nos activités et réalisations et comptons
publier les actes de ce colloque international et ceux des symposia antérieurs
à la fois en français et en anglais.
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