LA CHIFFONNIÈRE DE LA RUE ROSA-LUXEMBOURG

 

Régine Robin

 

Il n'y a plus de Juifs à Berlin. Sauf moi. C'est tout le contraire qu'on lit dans les journaux. Ils sont de plus en plus nombreux, ils sont arrivés massivement de l'ancienne URSS, ou ce sont des Israéliens établis à Berlin, ou des Américains, enfants de Juifs Allemands qui sont partis à temps. Oui, mais ce ne sont pas les miens. Pas du tout.

            Je suis venue en avance l'attendre au grand café des Hackeschen Hofe, dans cet immense café qui donne dans la rue où passent les tramways, en face de la sortie de la station du S. Bahn. Hackescher Markt. J'ai commandé une Beck car il fait chaud. J'avoue que je suis un peu fébrile. Lorsque ce vieux juif Allemand rencontré sur l'Internet m'a dit qu'il avait connu mon père avant la guerre, qu'il s'avait sous quel pseudonyme ce dernier écrivait des chroniques dans Die Rote Fahne, qu'il avait encore en sa possession des vieux papiers, des lettres, un journal intime de mon père et qu'il viendrait à Berlin pour me les donner, j'ai cru que je faisais un rêve, que ce n'était pas vrai. On rencontre, comme ça, sur l'Internet de ces originaux qui vous racontent n'importe quoi. Mais peu à peu, lorsqu'on s'est mis à s'envoyer régulièrement des messages, j'ai bien vu qu'il avait une réelle connaissance de mon père et que ça collait.

J'ai fermé la brocante pour une partie de l'après-midi. Joachim a à faire du côté de Kopenick. On raconte que la grande statue de Lénine, de 19 mètres de haut qui était érigée sur la place Lénine, devenue Platz der Vereinten Nationen, la Place de Nations Unies a été tronçonnée en différents morceaux après son démantèlement. La tête serait quelque part dans une carrière de sable à Kopenick. Joachim serait bien capable de savoir où exactement. Il ne reviendra que demain. J'ai tout mon temps.

            J'habite ici depuis peu. J'ai récupéré l'appartement qui appartenait à ma famille avant-guerre dans l'ancienne rue de Tilsitt, devenue, du temps de la RDA, la Richard Sorge Strasse à Friedrichshain. Ah! Richard Sorge. Cet " affreux" qui espionnait pour l'Union soviétique, celui qui avait averti Staline que les troupes allemandes allaient envahir l'URSS, puis, au Japon, continuant à donner des renseignements, finalement, exécuté en 1944 par les Japonais. N'avait qu'à bien se tenir. Je me demande comment il a résisté à l'épidémie des changements des noms de rue. N'empêche. Ce n'est pas si mal d'habiter la Richard Sorge Strasse. Il a fallu produire tous les papiers. La famille Kleindorff a quitté Berlin après la nuit de cristal en 1938. Elle venait de Breslau aujourd'hui Wroclaw, en Pologne. Quand on est partis, j'avais trois ans. Quelques rares souvenirs de fuite. Rien de Berlin. Nous étions à peine établis à Paris que ce fut la guerre. Mon père, Viktor Kleindorff fut arrêté et interné au camp des Mille, près d'Aix-en-Provence, d'où il s'est échappé et on n'a jamais su comment il avait pu atteindre Mexico où il a connu Anna Seghers et Paul Merker. Pour nous à Paris, c'était la galère. Comment on a réussi à passer entre les gouttes me reste mystérieux. Si je pouvais croire en Dieu, je penserais qu'Il nous a épargnées. De temps en temps à la synagogue de l'Oranienburger Strasse, je vais interroger les murs,  just in case. Rien ne se produit jamais, mais on peut faire semblant. Cela se termine toujours au café Oren qui jouxte la synagogue avec un thé et un gâteau au fromage pour faire couleur locale. Il est rentré à Paris le Premier Mai 1945. Il neigeait. Mais, quelques années après, juste avant la fondation de la RDA, il a voulu repartir à Berlin, en zone soviétique. C'est à ce moment qu'ils se sont séparés, ma mère et lui. Nous, on est restées à Paris. Lui seul est rentré. Il est devenu un proche de Johannes. R. Becher, un militant, mais il est tombé malade et est mort en 1960,  un an avant l'érection du mur, sans nous avoir revues. Je ne sais pas comment il aurait pris l'édification de ce " rempart contre le fascisme", comment il a vécu le 17 juin 1953 et les événements de Hongrie, je ne sais rien de lui, sinon qu'avant la guerre, il avait tenu des chroniques dans le quotidien du journal du parti communiste allemand. Ce qui surnageait des récits de ma mère, c'est qu'ils avaient longtemps habité Wedding, Wedding-le-Rouge, avant de déménager à Tilsiter Strasse, l'ancien nom de la  Richard Sorge Strasse. Une des premières fois où je suis venue à Berlin,  j'ai habité Wedding. Il ne reste rien de ce que fut ce quartier. J'ai tenté d'imaginer, de superposer des images sur les rues grises que j'arpentais: quelques photos de livres d'avant-guerre, quelques plans de Berlin, la symphonie d'une grande ville, de Walter Ruttmann, et beaucoup d'imagination. Aubes grises, murs lépreux, arrière-cours où s'attardaient encore des chanteurs et des orgues de barbarie, vieux folklore perdu. Quand je mangeais mon Currywurst à l'Imbiss du coin de la rue, ou en entrant dans quelque Kneipe où j'étais la seule femme, en sirotant ma bière, debout, tandis que  quelques Turcs jouaient aux fléchettes , j'essayais d'imaginer mon père toujours certain d'être à la veille du "Grand soir". Un autre monde, une autre planète. Je ne sais pas exactement pourquoi, j'ai absolument voulu récupérer cet appartement. D'habitude, je passe ma vie dans les hôtels. J'ai, en effet, une longue habitude des chambres d'hôtel. J'ai pas mal vadrouillé de par le monde, de Boston à New Delhi, de Jérusalem à New York, de Rome à San-Francisco. La plupart du temps,j'ai habité dans des chambres d'hôtel. En général pour quelques jours seulement, mais le séjour a pu être plus long. A Jerusalem, en mai 1983, je suis restée un mois entier à l'hôtel. A Buenos-Aires, aussi, il m'est arrivé de rester assez longtemps. Souvent, les hôtels se ressemblent. Ils sont fonctionnels. Parfois, ils ont une belle vue, la plupart du temps la fenêtre donne sur rien, la lèpre des murs, des toits insipides, des cours aveugles ou des motels, des avenues bruyantes. Il y a toujours une salle de bain à laquelle j'attache une grande importance. La douche fonctionne-t-elle bien, y-a-t-il des serviettes de toilette en nombre suffisant, du savon, un bonnet de douche, du shampooing? La chasse d'eau ne fait-elle pas trop de bruit?  Ne fuit-elle pas? Il me faut aussi trois oreillers. Je vérifie le nombre de couvertures. Y a -t-il une radio? La télévison a-t-elle le cable? Je suis assez insomniaque. je ne déteste pas regarder des chaînes exotiques en fonction des pays où je me trouve.  Ainsi à Buenos-Aires, précisément,il y avait une chaîne uniquement consacrée au tango. Parfois, c'étaient des films des années 30 ou 50 avec des airs de tango, parfois des bars de Buenos Aires où l'on dansait le tango, parfois, il s'agissait de cours de tango. Mais j'aime aussi, au contraire, retrouver les chaînes que je connais: la BBC, CNN, TV5 etc. Je vérifie également si l'air conditionné marche. Il faut toujours de l'air conditionné dans les hôtels. Certaines fois, au contraire, c'est le chauffage qui est nécessaire. Je me souviens d'une nuit dans un hôtel de Santa-Maria, une petite ville du Rio Grande Do Sul, au Bresil où je ne savais pas comment ouvrir le chauffage. Il était trop tard pour déranger quelqu'un de l'hôtel. J'ai dormi tout habillée, enveloppée dans une couverture que je tentais vainement de transformer en sac de couchage. Le froid  et l'humidité qui s'abattirent sur moi me ramenaient à la dernière année de la guerre. Ça commence à être loin!

            Dès que j'entre dans la chambre, que le garçon d'étage qui m'a accompagnée, portant mes valises est reparti avec ou sans pourboire, je m'installe. Je sors de mes valises, mes vêtements que je range dans l'armoire, que j'accroche aux cintres. Je sors du petit frifidaire, qui, en général se trouve dans la chambre, une bouteille d'eau minérale très fraiche. j'en bois un verre. Je remets le reste de la bouteille dans le mini-frigidaire. Je dispose les affaires de toilette dans la salle de bain. Je regroupe les livres, les cahiers, les dispose sur la table qui est la plupart du temps près du lit. Je place mes pantoufles de voyage au pied. Je range mes valises vides dans l'armoire. Je place mon sac à main sur la table, mon agenda, mon carnet d'adresses et mon stylo sur la table de nuit, près du téléphone. Je suis chez moi. j'habite la chambre. Durant trois, cinq jours ou plus, c'est mon refuge. Ai-je remarqué que l'hôtel était très près d'un fleuriste, je vais demander un vase à la reception. A la première occasion je rapporterai des roses. Cela transforme considérablement une simple chambre d'hôtel.

             Charme des non-lieux, des lieux éphémères, de passage, lieux-parenthèses. J'ai un faible pour ces lieux mornes, stéréotypés, vides, météores qui s'emplissent de votre présence, sur lesquels on peut projeter ce qu'on veut, pas encombrés de passé, de mémoire, disponibles. Si je comptais le nombre de nuits que je passe dans les hôtels, et ce, dans une année, cela ferait beaucoup. Les hôtels font partie de ma vie, des mes adresses, de ma vie-étoile-filante. Ils constituent mon imaginaire. Il est probable que, cette fois, je voulais jouer à me sentir chez moi.   

            Dans ce café des Hackeschen Hofe, je lis la TAZ, m'allume une cigarette. Il y a beaucoup de jeunes, plutôt branchés, plus personne de l'est. Je repense à l'euphorie qui était la mienne les premières fois où je me suis baladée dans Berlin, après la chute du mur. Il y avait dans l'air, pourtant froid, blafard et gris de novembre, comme une légèreté tonique et stimulante. Berlin est une ville de brumes, aux nuages bas en hiver, une ville propice à la présence de fantômes, de strates mémorielles multiples, une ville de métro aérien surgissant dans des ciels lourds. Je n'ai jamais été accablée par des moments de tristesse ou de lassitude, ni même par le froid pourtant mordant, moi qui, à Paris me laissais facilement entamer par la grisaille.

            En récupérant cet appartement de la Richard Sorge Strasse,( ex rue de Tilsitt, il y a encore un cinéma d'essai à ce nom) j'ai aussi ouvert une boutique de brocante Rosa Luxemburg Strasse, une brocante de vieux papiers, de cartes postales, de correspondances abandonnées, jetées, à demi-effacées, d'albums de photographies de famille, de collections de timbres, de vieilles quittances, de factures, des carnets de compte ou d'adresses. Je collectionne aussi les plaques des militants des brigades internationales qu'on est en train de déboulonner partout dans Berlin. Elles atterrissent chez moi. J'ai tout quitté quand j'ai gagné à la loterie. Je suis venue ici à Berlin." Mais t'es dingue", me disaient mes amis. "A Berlin, mais quelle horreur!" Après, ils ajoutaient : "c'est vrai que tu es née à Berlin, mais tout de même, tu es une Juive-Allemande et non une Allemande!" et ils me faisaient une gueule comme ça. D'abord, je ne suis pas Allemande. Pas question de récupérer ma nationalité. Le passeport français me suffit. D'ailleurs, les juifs ici ne se considèrent plus comme des juifs-Allemands avec ou sans trait d'union. Ce sont des juifs en Allemagne. Nuance! Ensuite, je n'ai jamais perdu la langue. Avant notre départ de Berlin, mon père me chantait toujours une mélodie sur les paroles d'un poème de H. Heine où il était question d'un palmier qui rêvait à un sapin au loin, et cette chanson, c'est en allemand qu'il la fredonnait. Je l'aimais beaucoup et je la récitais pour moi-même en accentuant toutes les syllabes sans comprendre tous les mots. C'était mélodieux, mélancolique, triste à l'image des déserts ou des forêts nordiques. Cela me faisait rêver. J'ai retrouvé récemment ce poème en français dans Roland Barthes par Roland Barthes.

            Dans le Nord, un pin solitaire

            Se dresse sur une colline aride.

            Il sommeille; la neige et la glace

            L'enveloppent de leur manteau blanc.

            Il rêve d'un beau palmier,

            La-bas, au pays du soleil,

            Qui se désole, morne et solitaire,

            Sur la falaise de feu.

            Pendant une partie de la guerre, on recevait des lettres du camp des Mille  dans lesquelles il disait qu'il pensait à moi, que j'étais un ange, que j'étais belle comme le jour etc etc. Trop petite pour comprendre en quoi consistait la guerre, ce père que je ne connaissais pas semblait écrire d'un pays de rêve, au loin, ailleurs, dans une langue qu'il nous était interdit de parler puisque c'était précisément la langue des ennemis de la France mais aussi celle de nos ennemis à nous. J'ai pu associer inconsciemment "Allemagne",  " Deutschland" comme signifiant et ces paroles d'amour qu'il m'envoyait d'Aix-en-Provence, me parlant d'un pays désormais imaginaire, le pays d'avant. Plus tard, après la guerre, quand j'ai appris ce qui c'était passé et qu'il ne restait plus personne de nos familles, l'opprobre était jeté sur les nazis, sur le fascisme, mais pas sur l'Allemagne, encore moins sur la langue allemande. Il y avait toujours, dans nos rêves, une autre Allemagne symbolisée par Thomas Mann, par le littérature, ou par la résistance antifasciste, selon les moments.

            Mais il n'y a plus de juifs à Berlin. Sauf moi. C'est tout le contraire qu'on lit dans les journaux. Ils sont de plus en plus nombreux, ils sont arrivés massivement de l'ancienne URSS, ou ce sont des Israéliens établis à Berlin, ou des Américains, enfants de Juifs Allemands qui sont partis à temps. Oui, mais ce ne sont pas les miens. Pas du tout.

Quand je me suis installée ici, j'ai fait la connaissance de Joachim, un vieil Allemand de l'est, genre clodo. Je ne sais pas d'où il sort. Il déambulait toute la journée avec une espèce de roulotte bordélique et antédiluvienne, du genre de celles qu'on voyait dans certaines mises en scène de Mère Courage, autrefois au Berliner Ensemble ou au T.N.P, avec des calicots, des bâches, des tas de vieilles valises en carton, des habits jetés au rebut, des bobines de films trouvées dans les décharges et des banderoles de travers à la gloire de l'ancienne RDA. Quand il s'arrêtait, il faisait marcher un orgue de barbarie mal accordé et chantait d'une voix éraillée l'hymne de la RDA: " ressuscitée des ruines..." mi-sérieux, mi-ironique. Dès qu'il apparaissait, autour de la Volksbuhne, les gens accouraient, applaudissaient, éclataient de rire, lui tendaient des billets de l'ancienne RDA qui n'avaient plus cours. C'est comme ça que je l'ai rencontré. J'étais à la terrasse d'un nouveau café, tout près du cinéma Babylon, tout près de la Maison Karl-Liebknecht. Je buvais une bière, les yeux un peu dans le vague. Je l'ai invité à ma table. Il faisait très chaud. Je lui ai payé un demi, nous avons engagé la conversation qui ne s'est plus arrêtée depuis. Je lui ai dit que je songeais à ouvrir une brocante de vieux papiers, dans le quartier.

            --Je pourrais vous aider à trouver l'endroit dans la rue Rosa Luxembourg, tout à côté. Je ne sais pas combien ça peut coûter, mais il faudrait discuter. Je pourrais aussi vous trouver des tas de vieux papiers de toute sorte.

 Il avait prononcé cette phrase d'un ton très énigmatique. Je n'ai pas cherché à savoir comment il ferait.

--M'amènerez-vous au marché aux puces du Tiergarten? lui demandai-je un peu naïve.

--Sans aucun doute, mais ce n'est pas là qu'on trouve l'essentiel.

            --Et où le trouve-t-on?

            --Ah bah! Berlin est un grand chantier. On efface tout et on recommence, on liquide, on fait disparaître, on bricole. Je sais même où sont entreposés des papiers de la Stasi qui ont échappé à la destruction des premiers moments et à la Gauck-Behorde.

Ses petits yeux clignaient avec malice.

Berlin, un chantier. Chaque fois que je monte à l' info-Box, à la Potsdamer Platz, que je vois monter les gratte-ciel de Sony, de Daimler, que je vois sortir de terre les lampadaires de la future Lehrter Bahnhof, je me demande qui a vraiment gagné la guerre. Quand je compare la photo du Reichstag en ruines de 1945 avec le soldat russe y plantant le drapeau rouge à faucille et marteau au sommet avec le nouveau Reichstag flambant neuf à la  coupole de verre rutilante, je pense que mon pauvre père a bien fait de mourir en 1960. Cette photo trônait dans la cuisine, après 45, même après 49, date à laquelle mon père est rentré à Berlin. Tous les matins, au petit déjeuner, avant de partir à l'école puis au lycée, cette photo rencontrait mon regard. Il paraît qu'en fait, elle est traffiquée. Au début de  mai 1945, les troupes soviétiques  entrent à Berlin, le drapeau rouge à faucille et marteau flotte sur le Reichstag en ruines. Un des soldats tient le drapeau. Il est photographié par  A. Khaldei. Mais, stupeur! Il a deux montres, une à chaque main. C'est donc qu'il en a volé une. Cela se voit bien sur la photo originelle. On fera rejouer la scène pour la postérité. N'empêche! Elle avait de la gueule!

            Mais quoi! la vie est toujours la plus forte. Elle se fraye un passage, massacrant tout à l'entour, le souvenir et l'oubli. J'y pensais dans mes flâneries le long des rues méconnaissables de Berlin, de ses chantiers, de ce qui reste encore de terrains vagues où les pissemlits le disputent aux marteaux piqueurs et aux grues.

            Finalement j'ai ouvert cette brocante rue Rosa Luxembourg. J'ai hésité longtemps. Il y avait un autre magasin de libre près de la Savigny Platz. Très chique, la Savigny Platz, avec les arcades du métro aérien, les nouveaux cafés, les restaurants italiens, sa librairie d'art, et la place elle-même qui ne manque pas de charme. Le loyer en était beaucoup plus élevé qu'à l'est mais c'est un endroit de galeries. Je n'aurais quasiment pas à me "faire" ma clientèle, tandis qu'à l'est... Précisément je voulais m'établir dans le Mitte en pleine rénovation. Le nom de Rosa Luxembourg me plaisait. Il me rattachait à l'histoire de mon père, à ces militants antifascistes héritiers du Spartakisme et dont les plaques arrachées finissaient, elles aussi dans les nouvelles poubelles de l'histoire, c'est à dire dans ma boutique. J'aime ce quartier. En haut de la Volksbuhne , il y OST, et ces trois lettres s'illuminent le soir. C'est d'abord elles qu'on voit, les soirs d'été, quand, en haut de la tour de la télévision, on va manger du canard aux girolles.  Sur la façade du théâtre, une banderole: " Ohne Glauben Leben!", le nouveau programme de vie des gens du quartier. A l'entrée de la Karl Liebknecht Haus , une minuscule statue de Rosa Luxemburg. On pourrait se cogner dedans quand on entre dans la librairie qui occupe le rez-de-chaussée. Pauvre librairie! Des vieilleries, des oeuvres de Marx, dans un coin, quelques livres encore imprimés en RDA, des pièces de musées. Cela me rappelle une autre librairie à Kreuzberg, gauchiste, celle-là, le dernier endroit à Berlin où l'on pouvait encore trouver les oeuvres de Gramsci et d'Althusser. Le libraire à la caisse ressemblait à ET, l'extra-terrestre de Spielberg, une espèce de martien paumé, parlant tout seul, gâteux.

            J'ai appelé ma boutique  " Chez Gericke: le chiffonnier de Berlin." en souvenir de Walter Benjamin et j'ai placé dans la vitrine une marionnette représentant un chinois bleu comme celui qu'on trouvait dans le magasin décrit par Franz Hessel dans les années 20 et qui était situé Leipziger Strasse. Comme les gens qui passent et qui ont tous admiré mon magasin ne savent plus qui est Gericke, qui est Benjamin, ni qui est Hessel, J'ai placé en haut, à droite, une petite télé avec un montage vidéo qui passe et repasse la citation de Benjamin: " Lorsque je fis plus tard la connaissance de Franz Hessel, je reconnus aussitôt le chinois de chez Gericke. ( Comme vous le savez le magasin a disparu depuis). Ce chinois bleu connaît le public berlinois mieux que  n'importe quel vendeur de la maison Wertheim. Il a su--en bon mandarin--déchiffrer sous l'asphalte éculé devant sa boutique, tous les secrets de Berlin inscrits sur les pavés de la ville. ( Ce ne sont pas tant les pavés, en effet, qui sont ce qu'il y a d'important à Berlin, que l'asphalte".

Tout au fond, des murs, des rayonnages, des classeurs contenant des papiers et des tables avec des cartes postales classées. D'un côté quelques fauteuils pour que les gens aient le temps de consulter, de feuilleter; de l'autre, des tables où Joachim sert du café , du thé et des petits sablés. On met de vieux disques de tango pour créer l'atmosphère et le temps s'écoule. Jachim raconte des histoire de Ossis, comme celle d'un pauvre quidam allant partout de par les rues demandant qu'on reconstruise le mur, mais cette fois avec trois mètres de hauteur de plus, mais en plexiglas, pour qu'ils voient, en face, qu'on mène une vie normale de l'autre côté. Moi, derrière mon ordinateur, je prends les commandes, je fais les comptes, je recherche au bout du monde des papiers sur l'Internet. Le passé n'est pas passé. Il constitue un vaste marché avec des débris, des lambeaux, en attente, tapis dans tous les coins du monde. C'est comme ça que j'ai fait connaissance de Mickael.

J'ai vite découvert qu'il y a trois sortes de clientèles pour lesquelles ces papiers sont indispensables, vitaux. Ils sont prêts à mettre beaucoup d'argent pour récupérer ces bribes. Lorsqu'ils entrent, je devine toujours qu'ils font partie de l'une ou l'autre catégorie. Ils sont partie prenante d'une histoire impossible, impossible à dire, à penser, à mettre en mots.

            il y a les juifs d'abord, vieux juifs, ( mais il y en a de moins en moins) ou fils et petits fils de déportés, de familles disparues. Ils sont à l'affût du moindre objet, de la moindre photo que Joachin, qui s'y connaît, pourrait dénicher. Il y a peu de temps, Joachim est arrivé avec un journal intime écrit dans les années 1928-1933 par une jeune femme qui s'appelait Rebecca Weiss. Elle avait vingt ans en 1928, amoureuse d'un certain Hermann et elle consignait tous les soirs les progrès de ses tentatives de séduction. De temps à autre, il est question des événements, mais fort peu. Le réveil a dû être brutal pour Rebecca. J'imagine la vie de cette Rebecca Weiss. Premier destin: elle a réussi à fuir l'Allemagne, elle est arrivée en Amérique où une partie de sa fauille habitait déjà. Elle a épousé, peu après un homme d'affaires, et a eu un enfant. Puis, les années ont passé. Dans sa belle maison de Californie, elle a vieilli tout doucement, ne perdant jamais son accent allemand. Elle n'a plus jamais remis les pieds à Berlin, ni parlé de sa vie d'avant. Un jour, sans crier gare, lors d'une visite de routine, on lui a diagnostiqué un cancer. Elle est morte à Los Angeles, entourée des siens. Dans sa chambre d'hôpital, à Los Angeles, avant de sombrer définitivement, elle s'est mise à penser à un certain Hermann. A-t-elle jamais vraiment aimé quelqu'un d'autre?  Second destin possible: Rebecca a réussi à fuir l'Allemagne et a gagné la Palestine. Elle a rejoint un kibboutz en Galilée, a travaillé la terre, ramassé des oranges. Elle a épousé un autre kibboutznik, mais ils n'ont pas eu d'enfant. Il est mort dans une des nombreuses guerres israelo-arabes. Elle est veuve. Son kibboutz est presque à l'abandon. Aujourd'hui, c'est une petite vieille de 72 ans, qui, de temps à autres, quand l'orage menace, ou quand il fait trop chaud, pense à un certain Hermann. A-t-elle jamais vraiment aimé quelqu'un d'autre?  Troisième destin, le plus probable. Elle n'a pas réussi à fuir l'Allemagne. Le magasin de ses parents a été pillé, dévasté au cours de la nuit de cristal. Peu après, on les a tous arrêtés, convoqués à la Grosse Hamburger Strasse, et, de là, transportés à Grunewald, puis, à partir du quai 17, à Auschwitz. En montant dans le waggon, elle pense à Hermann, à la dernière lettre qu'elle lui a envoyée.

            Une semaine après l'arrivée du journal de Rebecca Weiss, une dame d'un certain âge, ayant un fort accent hébreu est entrée chez Gericke, a bu du thé, a feuilleté des albums de photo, farfouillé dans les boîtes de cartes postales.

            --Ma famille a habité Charlottenburg autrefois. Les Weiss. Je sais que c'est un nom très courant, mais au cas où vous auriez une carte postale ou un document, une trace de Rebecca Weiss. J'habite à Jerusalem, dans le quartier de Rehavia, dans la rue Azza, peut-être que ça vous dit quelque chose. En attendant, je suis à L'Interconti pour encore une dizaine de jours. Voici ma carte.

            J'ai cru tomber à la renverse. Je l'ai rappelé quelques jours plus tard. Elle est repartie bouleversée, son précieux fardeau sous le bras.

Il y a aussi, les enfants de nazis, d'officiers de la Wehrmacht, de simples soldats qui, la plupart du temps, s'étaient gelés les miches sur le front de l'est. Eux, ils cherchent les documents pour les faire disparaître. Même après toutes ces années, leur confrontation avec le passé est impossible. Joachim n'a pas son pareil pour dénicher des albums de photos où des officiers nazis ont fière allure autour de la table familiale, sous le portrait du Fuhrer au mur. Ils affichent des sourires radieux de bonheur. j'en ai une centaine de ce genre. Ils finissent par m'encombrer. Très régulièrement, je vois des gens entrer, les feuilleter longuement. J'en vois certains pâlir. Ils ne supportent littéralement pas de voir leur père, leur grand-père ou leur oncle avec la croix gammée sur l'uniforme et la binette d' Hitler au-dessus d'eux. Ils me demandent s'il s'agit d'exemplaires uniques, ils les emportent en payant le prix fort. Je sais, moi, que c'est pour les détruire, les brûler. Ils doivent faire comme ça, toutes les brocantes, tous les marchés aux puces pour tout éliminer, peu à peu. C'est ainsi que Ernst, dont le père était assez haut placé dans la hiérarchie du parti nazi, traque tout ce qui se rapporte à son père aujourd'hui décédé da sa belle mort, dans son lit, emporté par une pneumonie. Ernst est devenu gauchiste à la fin des années 60, il a fait partie de la Fraction Armée Rouge. L'autre jour, il m'a demandé de l'accompagner. Il allait fleurir la tombe de Ulrike Meinhof au cimetière de la Trinité. Il s'agit d'un petit cimetière à l'extrémité sud de la ligne 6 du U-Bahn: Alt-Mariendorf. Il avait l'air un peu bête avec son pot de bégognias, mais il connaissait bien le chemin. Soudain, il s'est mis à sangloter. Je me suis tenue à l'écart, sachant qu'en face d'une tombe, il faut être seul. Ernst me donne 4000 marks par mois, c'est notre contrat. Je suis chargée de lui transmettre tous les documents qui me passent par les mains où il est question de son père. Il les emporte, et les fait disparaître. Je lui ai promis de ne jamais les cacher, de ne jamais faire de photocopies ou de microfilms avant de les lui donner. Il m'a raconté qu'un jour, aux archives, alors qu'il faisait des recherches sous un faux nom, il a demandé une liasse dans laquelle il était certain de trouver des documents accablants sur son père. Il les a délicatement sortis de la liasse, est allé aux toilettes, les a déchirés en petits morceaux et a tiré la chasse d'eau. Personne ne s'est aperçu de rien. Partout où il passe, en Allemagne, mais aussi à l'étranger, il fait la chasse aux documents d'archive et fait disparaître tout ce qui touche à sa famille. Je lui ai dit que c'était une singulière façon de faire son deuil, que ce n'était pas une solution, que, de toute façon, il y aurait toujours, quelque part un historien qui connaîtrait le nom de son père, que tout laisse une trace. " Mais non" m'a-t-il répondu avec véhémence. " Un jour, il n'y aura plus de traces, plus de traces du tout. Mon père n'aura tout simplement pas existé. J'irai le rayer de l'état-civil s'il le faut. Un jour. il n'y aura plus de traces du tout. C'est ce que je veux".  

            La troisième sorte de " marannes", ce sont les Allemands de l'est, tous ceux qui cherchent quelque chose de la défunte RDA, comme d'autres, autrefois, un bout de la vraie croix. Pas seulement, ceux qui croient que j'ai en ma possession des dossiers de la Stasi, et ce, de façon tout à fait illégale. Bien sûr, j'en ai quelques uns, très bien planqués. Non! Je parle de l'ordinaire de la RDA: cahiers d'écolier, fournitures et manuels scolaires, livres de maisons d'édition aujourd'hui disparues, photos de pionniers en sortie au bord d'un lac, albums de famille, photos d'ouvriers d'usine etc etc. Les gens se sentent coupables d'acheter ces papiers. Eux aussi cherchent leur visage sur les photos. Je ne sais pas encore si c'est pour les détruire ou les garder pieusement. L'autre jour, avec Hildegard, on est allées faire la tournée des plaques déboulonnées. Elle me montrait les endroits encore parfaitement visibles, ayant laissé des marques claires sur les murs. Il s'agissait, très souvents de noms juifs, presque toujours des militants engagés dans les brigades internationales; parfois, mais plus exceptionnellement, de déserteurs de la Wehrmacht. Des associations se sont constituées pour remettre ces plaques sur les murs. En attendant, elles sont chez moi, exposées. J'ai dit aux militants de ces associations:" dès que vous le voulez, je vous les rends. Je ne les vends pas. Elles sont là". Du passé en attente, suspendu, des traces qui ne demandent qu'à être réinscrites dans le tissu social. Mais sait-on jamais?

Pour Elsa dont j'ai fait la connaissance dans un café de Prezlauer Berg, les choses sont tout de même plus simples. Elle aussi tient une brocante, en fait, un très vaste atelier au fond d'un garage près du Tacheles. Elle s'est spécialisée dans les statues. A condition qu'elles ne soient pas monumentales, elle les fait ramasser. Elle a 45 Lénine en plâtre et en bronze, une vingtaine de Thaelmann, une vingtaine de Dimitrov et toutes sortes d'illustres inconnus. Le Moma de New York lui a commandé, récemment, cinq Lénine en bronze, et un riche couple de Californie, deux autres Lénine pour décorer un jardin japonais.

             Je ne connais pas Berlin.

            Tu ne connais pas Berlin.

            Tu ne sais rien de ses secrets, de ses blessures.

            Tu peux marcher longtemps dans les rues,

            Tu peux hanter les quais des métros aériens,

            Fréquenter les bars, les cafés de Prenzlauer Berg,

            Les arrières-cours des immeubles de Friedrichshain

            à l'odeur de menthe,

            Tu peux aller à la Volksbuhne, à la Schaubuhne, au Deutsches   Theater, au Schiller Theater, au Gorki, au Berliner Ensemble

            Tu peux hanter l'ancien Metropol ou l'Opera,

            Tout ce que tu voudras;

            Partir à la trace du mur, de ses vestiges de la Bernauer Strasse à la East Side Gallery,

            Tu peux chercher ce qui reste de Doblin à la Alexander Platz et la trace des emblêmes de la RDA sur la façade du Palais de la République,

            Tu peux prendre le tramway et remonter la Frankfurter Allee, ex Stalin Allee, ex Karl-Marx Allee,

            Remonter aussi la Lansberger Allee, ex Lenin Allee et contempler les pierres autour d'une place vide, le socle absent de sa statue,

            Tu peux fréquenter les cafés chics, les Einstein cafe, la Literaturhause à la Fasanenstrasse ou le Tacheles, traîner sur le Ku' damm, arpenter les quartiers de Steglitz à Kreuzberg, oublier tous ces défilés nazis à travers la porte de Brandebourg,

            Tu peux, mais tu ne comprendras rien à Berlin, à ses secrets, à ses blessures, à tous ceux qui manquent, à leur silence.

            Tu n'es pas chez toi ici.

            Calme-toi. Plus de Heimat. Et alors?

            Tu vas me refaire le coup de l'exilée. Pas la peine.  On fera avec.

            Mais tu ne comprendras rien à Berlin, à ses secrets, à ses blessures, à tous ceux qui manquent, à leur silence.

            Dans son dernier message, avant de prendre l'avion pour Berlin, Mickael me disait que mon père avait pris un pseudonyme qui évoquait une station de métro à Berlin, mais il n'en savait pas plus et le métro de Berlin est immense et les stations ont changé de nom deux ou trois fois. Tout ce qui me vient à l'idée, ce sont des engueulades entre mon père et ma père après la guerre. Il avait eu une petite amie à Berlin, à Krumme Lanke, tout au sud, un quartier de guinguettes et de bals populaires. Aurait-il pris le pseudonyme de Lanke? Ce serait facile à vérifier. Il y avait bien au journal un certain Lanke à la fin des années 20 mais il était spécialiste du cinéma. Rien à voir avec mon père, qui était un politique avant tout. En outre, il soupçonnait quelqu'un qu'il rencontrait à Krumme Lanke de l'avoir dénoncé aux autorités françaises, à Paris, ce qui avait conduit à son arrestation. Il se méfiait rétrospectivement de ce nom. Depuis que je suis arrivée à Berlin, j'ai toujours évité d'aller au terminus-Sud de la ligne 1.

Mickael est en retard, mais rien ne presse. je suis arrivée tellement à l'avance! J'ai commandé une autre bière. J'ai fini de lire la Taz. J'ouvre Die Zeit qui traînait sur la table d'à côté. Je me demande pour quelle raison j'ai voulu m'établir à Berlin en rompant brutalement avec ma vie antérieure. Je pense à tous ceux qui sont venus à Berlin, il y a bien longtemps, pour trouver quoi? A cette histoire qu'on m'a racontée à Rio de Janeiro, il y a quelques années. Deux soeurs, originaires d'une bourgade juive de Biélorussie émigrent et viennent s'installer à Berlin au début des années Vingt. Hélas! c'est le moment de la grande inflation. Le pain finit par coûter des millions de marks, les gens sont plongés dans la misère, et nos soeurs comme les autres. Elles regrettent d'être parties même si c'est le début de la guerre civile en Russie et qu'il y a eu des pogroms fomentés par les armées blanches dans leur petite ville. Un jour, désespérées, elles décident d'en finir. Elles mettent leurs affaires en ordre, payent les quelques dettes qu'elles avaient encore et ouvrent le gaz en se mettant au lit. Elles attendent la mort en se disant "Adieu" et tentent de s'endormir avec l'espoir de ne plus jamais se réveiller. Mais, le lendemain matin, surprises, toutes les deux, non seulement elles se réveillent bien vivantes mais l'appartement ne sent même pas le gaz. Elles se précipitent dans la cuisine. Elles s'aperçoivent avec stupeur qu'elles avaient oublié que, dans leur extrême pauvreté, on leur avait coupé le gaz.

            Je pense à tous ceux qui ont dû se cacher dans Berlin. Où? Dans les arrière-cour où l'on entreposait les charbon? Dans les tunnels de la York Strasse? Dans l'enchevêtrement des rails et des caténaires de Gleisdreieck? Dans les faubourgs plus populaires, à Wedding, à Neukolln? Où pouvait-on se cacher dans cette putain de ville grise et froide ? La première fois que je suis retournée à Berlin après la chute du mur, j'ai pris la S-Bahn pour aller de la Friedrichstrasse à Potsdam où j'allais voir une amie. Belle balade em métro aérien qui grince et se trimballe parmi les aiguillages. On longe ce qui fut le mur, puis le grand chantier infini de la Potsdamer Platz et ses extensions, puis on débouche au Tiergarten. Ce n'est pas simplement le joli parc où Walter Benjamin allait se promener enfant et adolescent, ce n'est pas le charme romantique de ses futaies, c'est sous le nom de T4 l'ordre d'euthanasier tous les malades mentaux du Reich.  Puis on descend vers la gare du Zoo et l'élégante Savigny Platz. Après Charlottenburg, et Westkreuz, on arrive à Grunewald, qui n'est pas seulement cette charmante forêt où les Berlinois venaient chercher de la fraîcheur dans la chaleur de l'été berlinois, mais l'endroit, au quai 17 exactement, d'où les déportés juifs partaient pour Theresienstadt ou Auschwitz. Après Grunewald, arrêt à Wannsee, qui n'est pas simplement ce lac romantique avec ses plages, ses restaurants en plein air, mais surtout la villa où fut décidée la Solution finale et certaines de ces modalités. On arrive ainsi, après Babelsberg ( les studios de cinéma) à Potsdam. Ouf!  Je sais bien que tout à Berlin sera ainsi. Double. L'horreur simplement dans les noms, les lieux. Comment? Vous n'êtes pas encore aller voir ce qui reste de l'ancien siège de la Gestapo! L'horreur dans l'évocation de drames personnels, de tragédies, aujourd'hui presque oubliés. Qui se souvient de cette femme habitant la Sophienstrasse au moment de son arrestation? Elle jeta au dernier moment un papier par la fenêtre, et qui se souvient de celle qui l'a ramassé? 

            Il y a deux mois environ, une femme âgée est entrée dans la boutique. Elle avait un visage solennel et portait un vieux manteau de fourrure. Je l'ai invitée à s'asseoir, à prendre le thé. Elle a jeté un regard circulaire alentour. J'étais seule dans le magasin.

            -- Vous vous occupez de papiers ayant appartenu à des Juifs à ce que j'ai cru comprendre.

            Je ne savais pas comment interpréter ce qu'elle venait de  dire.

            -- Pas seulement. Mais en grande partie, oui. Vous cherchez quelque chose? J'avais la gorge nouée sans savoir exactement pourquoi.

            -- Non. Au contraire. J'ai un papier que je conserve depuis 1943. Je passais dans la rue, juste au moment d'une rafle et d'une arrestation massive. J'ai entendu des cris, des pas précipités. On a jeté un papier du premier étage d'une maison. Je me suis précipitée pour le ramasser, sans bien savoir ce qui se passait. J'ai lu: " S'il vous plaît, allez prévenir mon père, Isaac Eisman  au 27 Rosenheimer Strasse à Schoneberg, dîtes-lui de s'enfuir au plus vite. Merci". J'ai voulu immédiatement y aller, comme poussée par une force qui me dépassait, mais il n'était pas facile en ce temps là de traverser la ville. J'habitais au 30 de la Londoner Strasse à Wedding, mais, ce jour là, j'avais eu affaire dans le quartier de la Sophienstrasse. Je n'ai pas réussi à prévenir ce Monsieur Eisman. Il y avait trop d'obstacles, matériels et mentaux. Il a dû être arrêté ce même jour. Depuis, j'ai ça sur la conscience. Le papier est là. Je voudrais vous le confier. Peut-être qu'avec l'Internet vous retrouverez quelqu'un de cette famille. Je ne sais pas. Elle me confia ce vieux bout de papier presque déchiré d'être resté si longtemps plié. Puis, elle a disparu. Je ne sais ni son nom ni son adresse.   

            Moi, je suis venue ici pour disparaître tout simplement, un peu comme les documents que je donne à Ernst. Ici, personne ne viendra me chercher. Je n'y suis pas sous le nom de mon père, mais sous celui de ma mère Erika Morgenstern, je n'ai pas la nationalité du pays, mon appartement est totalement retapé, même si c'est bien celui qui avait appartenu autrefois à mon père. Il ne ressemble plus aux appartements lépreux de l'est. Il donne sur une cour intérieure avec des bouleaux et de hautes graminées sauvages. On entend les oiseaux de bon matin. Une vision de Berlin d'avant l'apocalypse. Je suis une boutiquière, une chiffonnière, je vends du passé froissé, des calicots déteints, des restes, des ruines, des bribes dépareillées de souvenirs. Une profession indéterminée. J'emballe mes vieux papiers comme Christo, le Reichstag. Joaquim, lui-même, semble sortir d'un film raté des années vingt. Il n'a pas de biographie, pas de nom, pas de passé, pas d'avenir.

Son dossier à la Stasi est étrange. Quand il est revenu de la Normannenstrasse, il savait qu'il ne retrouverait jamais du travail. Il avait, d'après les quelques bribes que j'ai pu lui arracher, un petit emploi aux éditions Aufbau, magasinier, livreur, quelque chose comme ça. Son dossier: Mfs......11298/83, ne porte que quelques mentions, mais il est surveillé pendant au moins dix ans. Il " pense bien", mais est "a-social", une espèce d'anarchiste,  auquel le régime ne peut rien demander de sérieux.  Tout juste s'assurer qu'il est inoffensif et qu'il ne "déraille pas" trop. C'est le copain avec lequel il allait boire dans une taverne de Babelsberg, le samedi soir qui prenait des notes sur tout ce qu'il lui racontait. Mort depuis longtemps. Heureusement pour lui. Joachim lui aurait mis une balle dans la peau. Vite fait! Mais ce "pense bien" lui interdit à jamais, tout emploi. Pauvre Joachim! Il n'a plus que sa roulotte qui lui sert à placer le butin qu'il trouve dans les décharges, les greniers ou même dans les murs, à mesure qu'on retape les appartements de l'est profond. Etait-il dans la foule qui hantait l'église Gethsemani? Avait-il apporté sa propre banderole le 4 novembre en se rendant sur l'Alexander Platz? En tous les cas, je suis certaine qu'il ne s'est pas précipité sur Hertie et Bilka, après l'ouverture du mur avec les 100 marks de "bienvenue" pour acheter de la pacotille. Son genre à lui, ce sont les vieilles hardes et les vieux papiers. L'autre jour, dans une rue de Lichtenberg, on l'a appelé. Les ouvriers avaient trouvé un paquet de lettres entouré d'une ficelle entre deux murs. Il s'agissait d'une correspondance qui avait commencé en 1943 et qui s'était terminée en avril 1945. J'ai défait la ficelle avec beaucoup d'émotion , parcouru ces lettres. La banalité même du quotidien de la guerre. Un officier écrit à sa fiancée. Il est sur le front de l'est après Stalingrad. l'armée allemande recule. Les lettres permettent de suivre ce recul. Elles se font de plus en plus brèves. Et puis, plus rien en avril 45 quand les Soviétiques entrent à Berlin. Le paquet ne comporte pas les réponse de la jeune fille qui devait habiter cet appartement et qui a du les cacher. On peut bâtir tous les romans qu'on veut à partir de ces menus trésor sans valeur. Bref, ici, je suis fondue dans la masse. On ne me pose pas de question. Mais il n'y a plus de juifs à Berlin. Sauf moi. C'est tout le contraire qu'on lit dans les journaux. Ils sont de plus en plus nombreux, ils sont arrivés massivement de l'ancienne URSS, ou ce sont des Israéliens établis à Berlin, ou des Américains, enfants de Juifs Allemands qui sont partis à temps. Oui, mais ce ne sont pas les miens. Pas du tout.

              J'ai pourtant essayé de les rencontrer. Je me suis affiliée à la Communauté juive, mais le courant ne passe pas en dehors de grands événements et des commémorations comme celle du 9 novembre ou celle du 8 mai, à présent du 3 octobre, pourquoi pas?  Mais ce n'est pas ça.

Je vais au concert entendre les musiciens Klezmer qui se produisent très souvent au théâtre des Hackeschen Hofe où je me trouve. Par moment ils arrivent à me toucher, mais quelque chose manque. Ce n'est pas ça non plus.

            Je suis allée voir le musée de Libeskind à Kreuzberg qui va bientôt ouvrir au public avec sa tentative de construire un musée éclaté, brisé en figurant matériellement l'absence, le vide de ces milliers de Juifs- Allemands qui manquent. J'ai apprécié, admiré mais ce n'est toujours pas ça.

            J'ai suivi avec intérêt les péripéties entourant le choix de l'architecte du Mémorial à la mémoire des juifs assassinés. J'attends la pose de la première pierre. Il paraît que c'est pour le 27 janvier 2000. On verra. Je reste sceptique. Comme cela fait plus de dix ans qu'on chipotte et que le dernier sondage disait que seuls, 3% des Allemands étaient favorables à l'érection de ce Mémorial, on peut s'attendre à tout.

Un jour j'ai fait un rêve. Non, je ne me prends pas pour Martin Luther King. Un vrai rêve, dans mon sommeil, au creux de mon lit de la Richard Sorge Strasse. Marx était devant moi, en fantôme, le teint blafard, la tête en étoffe, genre poupée pour nourrissons, avec un chapeau indescriptible, moitiée bonnet phrygien, moitie, bonnet de la guerre civile des années 20 avec des fleurs fanées comme couronne mortuaire sur le dessus. Pourtant c'était bien lui. Il n'avait plus cette allure de bourgeois ridicule qu'on lui voit encore en face du Palais de la République. Il fumait une cigarette,

            --Tu remues une sacrée merde dans ta boutique, me dit-il me regardant fixement de ses yeux devenus des boutons de nacre.

                        Oh! la merde, elle est partout. Elle me paraît plus grande au dehors, tu ne crois pas, lui-dis-je en lui versant du thé, me demandant où était sa bouche exactement sous ses chapeaux loufoques.

            -- Ouais. La Merde! On m'a assassiné si souvent!

            -- Ah bien! En ce moment, c'est le record!

            --Mais ton père ne se débrouillait pas mal non plus, avec ses conneries dans Die Rote Fahne.

            Je me sentais accablée

            -- Mon père ne faisait que suivre l'époque, le K.P.D. Il croyait bien faire.

            -- N'empêche qu'un jour à Krumme Lanke ....

Je l'interrompis.

            --Que vient faire Krumme Lanke ici? demandai-je assommée.

            --Un jour, je lui ai apparu comme à toi à Krumme Lanke, avec ces mêmes chapeaux, disons, pittoresques. On a joué à la belote au bord de l'eau. C'était un jour de juin radieux.

            -- radieux comme l'avenir?

            -- C'est ça si tu veux. Mais il n'y a pas de quoi rigoler.

            -- Qui a gagné la partie? demandai-je pour me donner une constance.

            -- Mais lui, bien sûr. Ses cartes étaient truquées.

            --Ah Bon!

            -- Je lui ai dit que je ne me reconnaissais pas dans les machins qu'il écrivait et qu'un jour je me vengerai.

            -- Je me sentais de plus en plus mal. Lui, sirotait son thé, visiblement très content de son petit effet.       

            -- Te souviens-tu du nom sous lequel il écrivait?

            -- Non. Mon seul souvenir c'est que ça se passait à Krumme Lanke, au bout de la ligne de métro.

            -- Alors comme ça, tu as perdu ta tignasse, c'est pour ça que tu te mets ces chapeaux ridicules?

            -- Les cheveux, c'est comme les révolutions. Au bout d'un certain temps, il n'y a plus aucune lotion qui marche.

Nous avions éclaté de rire ensemble. Je commençais à trouver que ce nouveau compagnon était drôle.

-- C'est un peu simple, tu ne crois pas? Tu vas revenir comme ça tous les cinquante ans, narguer tous ceux qui se sont réclamés de toi. C'est un peu trop facile le coup du fantôme. L'histoire, c'est ça, un beau gâchis, la façon à eux que les peuples ont de se tromper. Mais ne t'en fais-pas. Tu n'auras plus à revenir. Plus personne ne se réclamera de toi. C'est bien fini.

--Il fumait une cigarette, semblait méditer.

            --Pas sûr, pas sûr. En attendant tu remues une sacrée merde dans ta boutique.

Puis, la figure spectrale s'évanouit.  On racontait que cette forme aux chapeaux bizarres avec sa couronne de fleurs fanées et ses yeux en boutons de nacre se promenait en fumant. On l'avait récemment vue sur la tombe de Heiner Muller au cimetière intime attenant à la Maisom de B. Brecht; mais d'autres racontaient qu'elle arpentait le chantier de la Potsdamer Platz, la nuit, en chantonnant un air de G. Brassens: " Mon Prince! On a les dames du temps jadis qu'on peut!" Elle s'asseyait  sur le socle d'une grue et restait là, songeuse, fumant clope sur clope. D'autres enfin la voyaient sur la Platz der Vereinten Nationen, là où il n'y a plus rien. Elle s'installait au centre, regardait passer la circulation des voitures et des tramways, se tortillant bruyamment pendant des heures. Les habitants des HLM de l'endroit finissaient par lui jeter des oeufs pourris pour la faire taire. Bien sûr, on le reconnaissait, mais si les morts se mettaient à enmerder le voisinage...Va plutôt à Treptow ou à Karlhorst! lui criait-on.  Bref dans mon rêve, on le voyait partout, mais c'était dans notre quartier, notre kiez, autour de la Volksbuhne, qu'on le voyait le plus souvent.

 Je me réveillai avec un grand mal de tête et le projet d'aller faire un tour du côté de Krumme Lanke, mais je n'en fis rien.           

            Cependant, moi aussi, j'arpente les rues de Berlin, les rues de l'ancien quartier des juifs de l'Est, le Scheunenviertel,  ou le Spandauviertel, ces rues autrefois grises, à l'abandon où Shimon Attie a fait ses projections, il y a quelques années. Presque toutes les rues sont retapées, les façades rutilantes, les arrière-cour devenues luxueuses. On entend partout parler anglais. Des galeries s'ouvrent, des restaurants cher, des cafés chassant les dernières boutiques d'artisans. Les Mercedes et les BMW ont remplacé les Trabant. Les rues n'ont plus la même odeur, le même visage. Et même les juifs ne sont plus les mêmes. Le Revival actuel m'ennuie. Il ressemble au quartier. Un simulacre. On fait semblant.

            J'ai commencé à rechercher sur l'Internet, ce que je n'arrivais pas à trouver autrement. D'abord une petite annonce: Je suis Erika Morgenstern, fille de Viktor Kleindorff. Il est né à Berlin le 6 juin 1900 et y est mort le 10 décembre 1960. Si ces noms vous disent quelque chose, entrez en contact avec moi. Suivait mon adresse e-mail. Gerikelux@compuserve.com

C'est sur le Net, qu'avant de rencontrer Mickael que j'attends au  fond de ce café, j'ai gagné un concours sur le passé de Berlin, sur la conservation des traces. Beaucoup d'argent. J'ai proposé la chose suivante:

Mon projet voudrait être une expérience d'écriture de fiction à base de fragments entrelacés évoquant les anciens quartiers juifs de Berlin. Il s'agit de choisir à Berlin cent lieux et d'évoquer à l'aide du tissage de ces fragments, les bribes de passé, les traces de ce qui fut, les strates mémorielles qui se sont accumulées et qui ont été recouver­tes par d'autres traces plus récentes. Ce travail de fiction imite dans l'écriture les liens hypertextuels des expérien­ces d'écriture électronique, des pages personnelles sur le Web  et les installa­tions des artistes concernés par l'espace urbain et la poétique de la mémoire enfouie. 

                 l'écriture de fragments, la recherche de lien de type "mosaïque", de liens parataxiques, métaphoriques plutôt que logiques, conviennent particulière­ment bien à la déambulation urbaine, à la poétique des rues, à la discontinuité, à l'hétérogé­néité des métropoles pluriculturelles contemporaines, ces univers chaotiques, nomades aux connexions lâches.

            Mon projet vise à restituer par ces tentatives d'écritures-fragments des bribes de passé presque entièrement disparu concer­nant la population juive qui peupla autrefois ( dans les années 20 et au début des années 30) certains quartiers de Berlin. Mes fragments visent à reconstituer la vie, le coeur battant de ces quartiers à partir de traces infimes.

            Le travail d'écriture fictionnelle procèdera en deux étapes.

            La première étape consiste à écrire 100 fragments d'une demi-page chacun.  Une photo pourra accompagner chaque fragment montrant les traces, les minuscules restes du passé. Ces 100 fragments seront liés à un élément du passé, une bribe de mémoire collecti­ve, une trace dans le paysage urbain. Ces pages seront des textes à contrainte qui devront suivre le schéma suivant. Ils devront commencer par "c'est là que" suivi d'une description de ce qui s'élevait, se dressait à cet endroit, ou d'une évocation de ceux qui vivaient là avec mention du lieu comme dans cet exemple inventé pour New York: " C'est là qu'on trouvait la cafétéria X, à l'angle de la 2 e Avenue et de la 14 e rue, avec son contingent de clients pressés parlant yiddish, ses écrivains nouvellement  débarqués d'Ellis Island, s'interro­geant sur leur futur en Amérique, ces crève-la-faim faméliques croyant au rêve améri­cain".

            Ces paragra­phes composés de plusieurs phrases devront contenir des insertions, des extraits de chansons ou de poèmes allemands en traduction française, exprimant la douleur devant ce passé disparu, créant une atmosphère nostalgique et  mélancolique ou au contraire, induisant le sentiment que grâce à la fiction et à l'expérimenta­tion dans l'écriture, rien n'est jamais perdu. Le paragraphe devra se terminer par " Aujourd'hui" suivi de ce qui a remplacé l'ancien édifice, ou l'ancienne population, l'ancienne rue, l'ancien quartier. Là encore, on pourra trouver des insertions poétiques, extraits de chansons etc. Dans une seconde étape, ces 100 fragments pourraient être lus les uns à la suite des autres. Ils constitueraient  un texte sur Berlin agrémentés de photos. Mon expérience d'écriture veut cependant aller plus loin que cela. Il s'agit dans un second temps de distribuer cet ensemble de façon à produire un texte lié. L'ensemble des fragments devra pouvoir constituer un tissage de lieux, un écho de noms qui se répondent les uns aux autres et se correspon­dent. Le passage d'un fragment à l'autre ne sera pas aléatoire  mais se produira selon des liens ( un peu comme dans un hypertexte de fiction) par thème, par association existen­tielle, par lien de lettres ou de noms. Prenons l'exemple où la mise en rapport se fait entre les habitants de Berlin qui avaient tous le nom de Rosenthal dans les années 20 et ceux qui avaient tous le même nom à New York etc. Autre exemple, la mise en rapport de la Seconde avenue de New York et la Bayerische Platz de Berlin , lieux qu'on peut faire entrer en résonance tant d'années après.

 

            L'ensemble "Traces de traces" ne constituera qu'un seul texte de 100 pages, une page par fragment, texte tissé, où le passé et le présent se côtoient, où les passés perdus de Berlin s'interpénètrent.

            Mon travail de fiction concernant les bribes de passé voudrait être l'équivalent dans l'écriture de ce que certains artistes installateurs ont fait, en particulier à l'égard de Berlin. Je pense au travail de Christian Boltanski avec la " maison manquan­te" de Grosse Hamburger Strasse, au travail de Shimon Attie et ses " ombres sur le mur" dans l'ancien quartier juif de Berlin  ou encore, au travail de Sophie Calle qui est allée photographier les traces des emblèmes de l'ancienne RDA sur les murs des bâtiments officiels en ne photogra­phiant que des vides, et en interrogeant les habitants sur le passé de ces édifices et de ces rues.           

Il voudrait également simuler le "saut", l'enchevêtrement des écritures sur l'Internet.

            Travail expérimental sur le fragment, mise à jour d'éléments du passé enfui et enfoui, mon livre voudrait constituer, par la fiction, une réflexion sur l'imaginaire de la mémoire et de la trace.  

            Depuis, je suis poursuivie par des éditeurs allemands et américains qui veulent que je le fasse réellement, qu'il prenne vie, ce projet. Mais, pour le moment, je ne suis pas un écrivain, juste une chiffonnière du temps.

            Qui décide de ce qui reste? Qui a le pouvoir sur les reliques, sur ce qui va faire effet de mémoire? Qui décide de ce qui va, de ce qui doit disparaître? Qui peut prétendre écrire l'histoire? Je préfère les petites histoires, les quotidiennetés anodines, les anonymes, ceux qui sont voués à l'oubli. C'est d'eux que ma boutique est remplie. Qui a résisté? Qui a laissé faire? Les documents eux-mêmes ou ce qui en tient lieu, résistent-ils à l'usure de la mémoire? Et les monuments et les statues ou leur socle, de quelles paroles mortes sont-ils les témoins?

            Je me souviens de ce qui avait défrayé la chronique entre 1990 et 1992, je crois. On avait trouvé dans d'immenses décharges des milliers de livres. Dans le pays qui avait organisé en mai 1933 les grands bûchers de livres sur la place de l'Opéra, c'était délicat, ces milliers de livres à la poubelle, parfois à l'état neuf. Le scandale éclata. On y regarda de près. Il s'agissait de vider toutes les écoles, les maisons d'édition, voire les bibliothèques de la RDA. Tout ce qui avait eu, de près ou de loin avoir à faire avec la RDA était voué à la destruction. C'était ça les nouvelles poubelles de l'histoire. Il y avait ces immenses décharges pleines de livres, il y avait la tête de la statue de Lénine enterrée dans une carrière de sable à Kopenick, il y avait au loin, à Moscou ( pour encore combien de temps?) la momie de Lénine, mal entretenue qui n'en pouvait pas de ne pas se décomposer au Kremlin, sans compter tous ces morts sans tombe des camps de la mort qui peuplaient les sols des marécages et plaines de ce coin de terre. Qui décide de ce que l'on va garder, s'approprier, de qui nous sommes les héritiers?  

            Il n'y a finalement que deux endroits où je retrouve quelque chose de ce qui, autrement me reste dans la gorge: les cimetières de Berlin et mes vieux papiers.

Mon père est enterré dans le cimetière de Weissensee, non loin de la station de S-Bahn Greifswalder autrefois: station Ernst Thalmann-Park. Tout un programme dans ce changement de nom. J'ai remis sa tombe en état. La stèle a fière allure sous les rhododendrons aux fleurs violettes. Viktor Kleindorff. 1900-1960. Des dates rondes. J'aime me promener dans les allées de cet immense cimetière encore à demi-sauvage et envahi par endroits par le lierre, devenu un labyrinthe à la végétation sauvage. Là, en me baladant parmi les tombes et les stèles, entre tous ces Cohen, ces Levy, ces Himmerfarb, dans ce silence dévasté, je sens quelque chose du passé, de l'avant. Une quiétude, une paix. Et puis, quand je lis le journal de Rebecca Weiss, que je mesure avec elle les progrès qu'elle fait pour séduire Hermann, ou quand Eva Malher répond aux cartes postales de Jurgen, lui disant qu'elle ira le rejoindre à Lugano, quand je lis le cahier d'écolière de Greta Kahn et son écriture encore maladroite, oui, je sens qu'il y a un sol sous mes pieds, une consistance de ce qui fut.

                        Le temps passe. Je commence à me demander si Mickael va bien venir, si tout cela n'est pas un mauvais rêve. Je vais devoir bientôt remonter la Rosa Luxemburg Strasse pour ouvrir le Gericke:le chiffonnier de Berlin, préparer le thé pour les clients, savoir si Joachim a fait de nouvelles trouvailles. Un jour, je me mettrais peut-être  à ce récit discontinu, à ces photos sur Berlin, à cette recherche sur mon père, oui, un jour je vais m'y mettre. J'ai du reste acheté aux Galeries Lafayette de la Friedrichstrasse un appareil photo APS au format " panorama" commode pour tous les arpenteurs des villes. J'ai plusieurs plans des Hackeschen hofe et j'ai commencé mon inventaire.

            C'est là que le marchand de vin Wilhelm Neumann und Sohne avait ses entrepots, son comptoir de dégustation devenu le restaurant Neumann, donnant sur Rosenthaler Strasse, c'est là que l'architecte Endell construisit ses fameuses façades Jugenstil et que la famille Michael Jacob dut s'enfuir, ses biens, ayant été aryanisés et confiés à Emil Koster A.G. Aujourd'hui, les Hackeschen Hofe ont été restaurés, rénovés, avec des appartements donnant sur des cours-jardins, des boutiques de mode, d'artisanat, des galeries, une très belle librairie, des cinémas, un théâtre, des cafés. Mais il ne faudrait pas que mon inventaire ressemblât trop à un guide pour touristes. Ce que j'aime à prendre en photo par-dessus tout, ce sont les arrières-cour de Berlin, avant, pendant et après la rénovation des immeubles, des rues, des quartiers. On y sent peser l'histoire, quelque chose du passé. Celles de Prenzlauer Berg sont particulièrement attachantes. Le quartier est méconnaissable. Ce n'est plus ce coin de l'Est où quelques Intellectuels dissidents venaient descendre bière sur bière dans quelques  cafés pouilleux en lisant leurs poèmes surréalistes indécodables. C'est à présent un quartier branché qui a attiré les Intellectuels, y compris ceux de l'ouest qui ont commencé à quitter Kreuzberg devenu inabordable. Le café Pasternak en est un des points de ralliement. Les cours intérieures autour de la Kollwitz Platz sont des puits de lumière aux herbes sauvages. Parfois, un grand arbre au fond frotte ses branches contre les fenêtres. C'est le règne des oiseaux et du silence, des oasis de fraîcheur dans les étés berlinois caniculaires. J'aime aussi photographier les métros, les quais, les entrées, les sorties, le métro aérien qui grince à travers une forêt d'aiguillages, venant trouer les nuages avec des bruits étranges. Et puis, il y a les graffitis. Ma dernière photo a traqué un drôle de constat sur le mur d'un immeuble rénové. " Plus de choucroute pour tous". Oui, il faut que je me mette à mon inventaire, et que je n'oublie pas d'aller chercher les photos que j'ai données à développer au grand magasin d'appareils photo de la Friedrichstrasse, tout à côté de l'ex Checkpoint Charlie.  

            Comment sait-on qu'on a raté sa vie? Non pas au sens banal du terme. Tout un chacun dans un moment difficile, sent, en vieillissant qu'il a "raté" sa vie. On n'a jamais fait tout ce qu'on avait envisagé de faire, aimé ceux dont on était tombé amoureux, effectué les voyages dont on avait rêvé, exercé les métiers pour lesquels on s'était senti une vocation au départ etc etc. On se retrouve tous un jour en savates, devant sa télé entrain de regarder l'insipide journal télévisé, un peu vides. Tout cela est très banal somme toute. Je ne parle pas de cela, mais d'un sentiment beaucoup plus profond, d'une certitude qui s'impose tout d'un coup, au détour d'un geste anodin, dans l'autobus, l'avion ou en faisant les courses: j'ai raté ma vie. C'est irréversible. Cela ne s'arrangera plus. C'est comme ça. Que faire de cette illumination soudaine? Se jeter sous la première voiture qui passe? Tout abandonner et partir au loin sans rien? En règle générale, cette sombre certitude n'est suivie de rien. Un peu de depression sans doute, de la tristesse. Puis, on fait comme tout le monde, on ouvre le journal, un bouquin, on donne un coup de telephone à un ami, on poursuit son travail comme si de rien n'était. Rien ne m'étaie en effet. J'ai plus de soixante-ans. Il serait temps de savoir ce que je veux faire de ma vie. Il serait du reste plus raisonnable de me demander, en sens inverse, ce que j'ai fait de celle-ci, ce que j'ai fait de ma survie. Où elle est passée exactement?

            Comment sait-on que les possibles se sont refermés pour les individus comme pour les sociétés? Qu'on ne fera plus ceci ni cela, que d'une certaine façon, il est déjà trop tard? Pendant des années on ne sait pas, on voit venir, on fait des projets. Du reste, on en réalise quelques uns. Pour d'autres, on attendra, rien ne presse, on n'a pas assez d'argent, pas assez de temps libre, on est pris par la famille, les responsabilités, le métier. On verra bien! To morrow is an other day! Formules magiques. Et puis, tout doucement le quotidien vous grignote, vous emberlificote, un clou chasse l'autre. Un jour, il n'est plus temps. Georges Perec avait une rubrique  qu'il avait intitulé: choses que je voudrais faire avant ma mort. Quand j'y pense! Dans ma petite liste personnelle, il y avait: foutre le camp. Je suis partie. And Here I am, back on the street à Berlin, entre Joachim, le clodo et l'énigmatique Mickael, qui me fait attendre.

            C'est au moment où je me levais pour partir, après avoir payé l'addition et remis en place Die Zeit sur la table d'à côté qu'un vieux Monsieur parlant l'allemand avec l'accent américain s'est approché de moi.

            --Etes-vous bien Erika Morgenstern?

            __ Mais oui" ai-je répondu et je vous attends depuis bientôt deux heures.

            -- Je suis désolé de vous avoir fait attendre, mais une chose incroyable m'est arrivée. j'allais prendre le  U Bahn pour venir à notre rendez-vous, j'avais à la main une mallette qui ne payait pas de mine et dans laquelle j'avais rangé tous les papiers de votre père, sa correspondance et son journal intime. A vrai dire, moi, je ne connais pas ces papiers. Je ne les ai pas lus. C'est Mickael qui me les a confiés à  Chicago. Lui-même ne veut pas remettre les pieds à Berlin.

            -- Et qu'est-il arrivé? dis-je un peu inquiète.

            --Je me suis fait voler la mallette au moment où j'entrais dans la station de métro.

                        --Voler? Mon dieu! Avec tous ces papiers? Et où était-ce?

            -- Je ne sais pas. A l'entrée du métro, il y avait un mendiant bizarre...C'était à Krumme Lanke, au terminus de la ligne 1.